Chapitre 3 - Résistance

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- III -

Résistance

C’est donc avec elle que j’ai atterri en France, un matin brumeux. J’avais mal à mon papa et peur de cette femme qui osait m’appeler son chéri en broyant ma main dans la sienne.

L’aéroport ressemblait à une araignée anonyme et tentaculaire. Et je me suis mis à pleurer à la douane, parce que je voulais rentrer à Vancouver. Alors elle m’a emmené aux toilettes, et elle m’a mis une gifle retentissante que personne n’a entendue. J’ai voulu crier et elle m’a pris à la gorge. J’ai voulu crier encore et elle a serré plus fort. Je me suis tu juste avant qu’elle ne me tue.

Après quelques jours comme Zazie dans le Métro parisien, à fuir des fantômes qu’elle était seule à voir, notre folle cavale a commencé. Elle a d’abord tenté Une Vie à Londres, mais je comprenais l’anglais et elle vivait cela comme une menace.

Alors le Voyage au Bout de la Nuit est devenu frénétique. Elle pensait que toutes les polices d’Europe et de Navarre étaient à ses trousses. Et nous avons couru sans cesse, alternant les hôtels borgnes et les locations boiteuses.

Je vivais en Huis Clos dans un train qui ne s’arrêtait jamais, quelque part entre L'Être et le Néant. Elle choisissait partout des mansardes poisseuses et solitaires où elle m’enterrait quelque temps. Tout était sale, parce qu’elle ne s’abaissait pas à faire le ménage ; tout était froid, parce qu’elle ne pouvait pas payer à la fois le chauffage et ses robes du soir. Je dormais sur des matelas grisâtres et cafardeux, je comptais la faim et le froid en rêvant aux étoiles.

Pourtant ses apparences étaient sauves. Elle avait un besoin vital d’élégance et de poudre aux yeux, comme si l’illusion pouvait rendre la vie plus reluisante. Elle parlait tout le temps, elle éructait de longues phrases mirobolantes qui mélangeaient le corse et le français. Elle rêvait tout haut et tous les jours des Splendeurs et Misères des Courtisanes, en se voilant consciencieusement une face qu’elle n’aurait pas supporté de perdre. Elle avait l’égoïsme infini et tapageur de la mère de Tanguy : sa jouissance personnelle et dérisoire passait avant tout.

Or j’étais un témoin gênant, car je la voyais dans sa triste misère quotidienne. Elle m’a donc battu, tous les jours et de toutes ses forces, pour que je la laisse jouer au bonheur argenté d’or dont elle rêvait. Elle avait une cravache dotée d’une forte faculté de persuasion qui m’a rendu extrêmement obéissant. D’ailleurs, il a suffi d’un seul coup pour me clouer le bec : elle n’a plus jamais entendu le son de ma voix. Mais elle aimait dérouler sur moi ses nerfs et ces lanières, et mon silence ne lui a pas suffi. Toutes ses sautes d’humeur massacrantes m’ont cinglé le dos à chaque fois qu’elle avait besoin de se défouler.

Mon sang ne se changeait pas en or, même s'il me coûtait très cher. Et comme elle avait besoin d’assurer son train de vie imaginaire, je suis devenu son fonds de commerce. Elle me louait pour la soirée, comme un libre-service sexuel ; elle partait danser les yeux fermés en me laissant seul avec ces corps.

Ma mémoire garde plus d’ombres que de visages. Je me souviens surtout des modes opératoires : ici un jeune homme longiligne qui osait me parler d’amour, là-bas une femme toujours vêtue de noir qui me souriait horriblement, plus loin un vieillard qui me donnait des bonbons comme pour se dédouaner, ailleurs un grand roux qui ne me regardait jamais dans les yeux… Et partout les mêmes gestes, les mêmes sueurs, les mêmes silences : Les Nuits Blanches étaient plus noires les unes que les autres.

Ces perpétuelles Mémoires d’Outre-Tombe étiraient lentement mais sûrement onze mois par an. Mais tout changeait en août, parce que ma sœur et son père, Stéphane, délaissaient leur Bruxelles hivernale pour venir passer leurs vacances au soleil.

Alors elle louait une petite maison route des Sanguinaires, toujours la même, avec des fleurs roses et des meubles blancs. Nous mangions trois fois par jour et nous passions nos journées à la plage. La mer était tiède, vivante, pleine de Parisiens rieurs et de Hollandais grillés.

Ma sœur dormait avec moi, au grenier, et le soir, elle me racontait sa vie. Elle me parlait en anglais et cela me faisait du bien. Elle était amoureuse d’un journaliste écossais qui travaillait à Nice, et qui la rendait si heureuse que je l’aimais sans le connaître. Les sourires de ma sœur me faisaient passer des étés doux et chauds. Même elle se détendait, sûrement parce que Stéphane s’attardait dans son lit tous les soirs.

Mais les pluies de la rentrée rappelaient invariablement mes Belges vers le ciel gris du Plat Pays, et tout recommençait. Le temps rattrapait les rêves de mon Bateau Ivre, Ma Bohême repliait ses Illuminations, et Le Mal m’accordait Une Saison en Enfer. J’oubliais les beaux yeux de ma sœur, la main franche de Stéphane et les shorts des plagistes.

Je glissais tout au long de l’hiver en me noyant dans L’Ecume des Jours. Son bras se levait, la porte se fermait et ces gens me creusaient. J’avais en moi un nœud de sang, de froid et de sexe, un serpent de grisaille qui roulait dans mes veines. J’étais comme coupé en deux par un gouffre béant et douloureux où la haine sanguinait avant de se veiner en moi comme de la lymphe affamée. C’était une sensation sourde, profonde et aigre.

Et j’ai tenu plus de trois ans ainsi, coincé dans ma survie entre une cravache rouge, une trouille bleue et des billets verts.

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