Chapitre II : 20 heimi 1079

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Le fuyard n’avait pas menti. Sur la plage, des petits tas de bois brûlé représentaient tout ce qui restait de notre flottille de pêche. Les battants de la porte de la ville de Jimip pendaient de travers. À proximité, le bélier qui avait servi à l’enfoncer traînait abandonné dans le sable. Et surtout, il n’y avait personne. Normalement, cet endroit grouillait d’activité, pêcheurs, charpentiers et autre corps de métier exerçaient leur industrie sur cette plage. Mais là, rien. Le néant.

En découvrant ce qu’il était advenu du pays qui m’avait vu naître, je suis tombée à genoux. Je ne suis pas parvenue à retenir mes larmes et d’ailleurs, je n’essayais pas. Une main compatissante se posa sur mon épaule.

Par chance, je n’étais pas seule. Mes compagnes n’étaient pas des Helariaseny. Elles avaient pu rester lucides.

— Saalyn, me signala l’une d’elles, cette porte ne permettrait pas à une armée d’entrer dans la ville.

Sur le moment, je me suis demandé ce qu’elle voulait bien dire par là. Pourquoi l’avoir enfoncé si ce n’était pas pour s'introduire ?

— Soit ils ne sont pas passés par là, soit quelqu’un a redressé la porte après le départ des pirates.

Il m’a fallu du temps avant que ces paroles atteignent mon esprit et que j’en mesure toute la portée.

— Si quelqu’un les a redressées, ai-je dit, ça veut dire…

— Ça veut dire qu’il y a des survivants. Adultes.

Elle avait raison. Jamais des enfants laissés à eux même n’auraient pensé à protéger l’île. Il y avait au moins un adulte pour les diriger. Certainement plusieurs d’ailleurs. Jamais des enfants n’auraient la force de déplacer les lourds vantaux, hauts comme cinq fois un stoltz.

— On y va, dis-je.

Nous avons avancé jusqu’à la porte. Les battants n’étaient pas jointifs. Une personne pouvait se glisser entre en serrant le ventre et en rentrant la poitrine. Grenna avait raison, une armée n’aurait jamais pu entrer par là. Ils se seraient fait massacrer un par un par tous les défenseurs. De plus, à l’intérieur, on pouvait voir les poutres utilisées pour les étayer.

Nous n’avons pas fait trois pas qu’une voix nous interrompit.

— Arrêtez-vous et présentez-vous, ordonna-t-elle.

L’individu qui avait prononcé ces mots restait dans l’ombre alors qu’avec la lumière de l’extérieur dans notre dos nous faisions des cibles parfaites. Mais ce qui m’a immobilisé par-dessous tout est que cette injonction avait été prononcée en mustulmen. Le royaume voisin avait-il profité de l’attaque des pirates pour annexer l’île ? Après tout, il était au centre d’un empire maritime. Une bonne part de sa population se trouvait au loin au moment du pillage. Il était affaibli, certes, mais pas anéanti.

— Je suis Saalyn, ai-je répondu, guerrière de retour de mission d’escorte au service de la Diacara.

— Soit la bienvenue Saalyn, a répondu une seconde voix, en helariamen ce coup-ci.

Une torche a été brandie, éclairant ceux qui nous accueillaient. Ils étaient quatre. Quatre visibles. Trois lanciers et un archer. Seul ce dernier était mustulsen, les autres étaient mes compatriotes. Je reconnus celui qui m’avait parlé. Il s’appelait Jetro, c’était un garde de la Résidence.

— Tu es la bienvenue Saalyn, m'a-t-il dit, mais tes compagnes, qui sont-elles ?

— J’avais entendu dire que les pirates avaient abandonné le couvain sans surveillance. Elles sont là pour m’aider à m’en occuper.

— C’est généreux de leur part, nous les remercions. Mais leur visite était inutile. Le couvain est en sécurité. Nous disposons de suffisamment de monde pour nous en charger. Y compris de ceux de Mustul et d’Honëga. Toutefois, leurs bras seront les bienvenus tant il y a de travail pour remettre les choses en état.

Après les jours angoissants que je venais de passer, je me tenais sur un petit nuage. L’Helaria était toujours là. En ruine peut-être, pillée, ses défenses réduites à néant. Mais toujours là.

— Nous pourrons vous aider un temps, a dit l’une de mes compagnes, mais nous ne pourrons pas rester longtemps.

— Toute contribution est bonne à prendre, lui a répondu Jetro. Quant à toi, Saalyn, tu m’accompagnes. J’ai quelqu’un à te présenter.

Il m’a entraîné à travers les tunnels jusqu’à la surface du plateau qui occupait tout le centre de l’île. Notre témoin avait eu raison. Les pirates avaient incendié les champs. Mais les paysans étaient déjà en train de les remettre en état. Ce n’était pas la seule trace d’activité d’ailleurs. Deux tours étaient en cours de construction au-dessus de la falaise de Jimip. Jetro a remarqué mon intérêt.

— Nous avons engagé l'édification de défenses. Douze tours sont en cours et nous en avons vingt-quatre de plus de prévues.

— Trente-six trébuchets, voilà qui va changer la donne.

— Les Mustulseny vont aussi nous offrir deux nouvelles portes, une pour Jimip et une pour Neiso. Renforcées de bronze.

— C’est pour ça que vous n’avez pas réparé la porte.

— À quoi bon ? Quand nous installerons la nouvelle, nous devrons refaire la maçonnerie.

— Et pourquoi les Mustulseny nous aident-ils ?

— L’île d’Ystreka est la plus facile à défendre. Les trois royaumes de l’île ont donc décidé de s’y barricader pour le retour des pirates. En plus nous sommes ceux qui avons le moins souffert. L'Honëga est quasiment anéantie. Le Mustul survit uniquement parce que la plus grande partie de sa flotte se trouvait en mer au moment de l’attaque. Mais nous, nous avons pu à sauvegarder les trois quarts de notre population.

— Par quel miracle ?

— Les pirates ont sous-estimé notre nombre et la profondeur de nos grottes. Nous avons caché la moitié des nôtres et nous avons scellés les souterrains. Ils sont ressortis après le départ des envahisseurs. De plus, nous avons réussi à détruire une partie de leur flotte. Ils se sont contentés d’emporter les hommes en laissant les femmes sur place. Ils pensaient que le travail serait plus facile à finir quand ils reviendraient.

— Des misogynes qui ont sous-estimé les femmes de l’Helaria.

— En l’occurrence, cette misogynie nous avantage, a répliqué Jetro. Profitons-en.

À Muimoï, le seul village de l’Helaria qui n'était pas au bord de l’eau, il a obliqué vers la Résidence. J’aurais dû m’en douter. Ce n’était pas à Neiso qu’il m’amenait. C’était ma ville, pas la sienne. Lui vivait dans le palais de nos pentarques. J'ai décelé toutefois en lui quelque chose de bizarre. Je n’arrivais pas à sentir quoi.

L’île n’était pas grande. Mais il fallait quand même deux monsihons pour la traverser dans sa longueur. Le trajet jusqu’à la Résidence a été à peine plus court. J’escomptais qu’il me conduise au bureau des pentarques. Au lieu de ça, il m’a entraîné vers les logements de la garde, dans l’appartement qui lui était dévolu.

Sa compagne, Sastrim était présente. Contrairement à mes attentes, elle n’était pas en uniforme. À proprement parler, nous n'avions pas d'uniforme. Tout au plus, une tenue pratique pour combattre. Mais Sastrim était en vêtements de tous les jours. La Pentarchie était pourtant en état de siège, tous ses guerriers étaient sur le qui-vive.

— Chérie, regarde qui je ramène.

Sastrim s'est retournée, interrompant sa tâche en cours. En me voyant, la joie a illuminé son visage.

— Saalyn, m’a-t-elle accueillie, tu es de retour !

— Dès que j’ai appris la nouvelle, je suis revenue.

Nous nous sommes embrassés. J’ai toujours aimé la compagne de Jetro. Elle manifestait en toute circonstance une exubérance qui remontait le moral. Même dans ces heures sombres, elle gardait un air souriant. Tout le monde s’était demandé - en fait, surtout moi - comment un bel homme comme Jetro avait choisi une femme avec aussi peu de charme. Mais du charme elle en avait à revendre. Sauf que la beauté n’y participait pas.

— Jetro t’a annoncé pour nous ?

— Non. Que se passe-t-il ?

— Viens.

Sastrim m’a entraînée dans la pièce d’à côté. C’était une chambre d’enfant. Au centre, trônait un berceau. Et dans ce berceau, un nouveau-né.

— Elle est née ? m’e suis-je écriée.

— Deux calsihons après l’attaque des pirates. C’est le premier enfant qui est né après.

— Comment l’avez-vous appelée ?

— Calen.

J'ai pris le nourrisson dans les bras. Il ne s'est pas réveillé. Comme tous ses semblables, il ressemblait à un minuscule hofec. Sans les dents, heureusement. Sinon, ils auraient dévoré leur mère quand elle leur donnait le sein. C’est vers l’âge de six ans qu’ils commençaient à ressembler à un adulte en miniature.

— Bonjour, petite Calen, lui ai-je dis, tu es arrivée en des temps bien tragiques.

Je suis restée un long moment à regarder cette chose minusculee assoupie au creux de mes bras. Ceux qui connaissent notre bibliothécaire aujourd’hui ont du mal à imaginer à quoi elle ressemblait quand elle est née. Mais moi-même à l’époque, j’étais loin de deviner qu’elle deviendrait cette dame à la beauté extraordinaire et à l’intelligence plus grande encore. Je l’ignorais encore, mais la Pentarchie telle qu’elle existe actuellement, c’est ce petit bébé minuscule endormi contre ma poitrine qui l’a créée. Sans elle, les stoltzt auraient certainement disparu de notre monde. Et peut-être, n'existerait-il plus rien de vivant du tout.

Jetro m'a ramené à la réalité.

— Je pense que tu devrais aller voir Helaria. Il voudra sûrement te parler.

— Tu as raison.

J'ai rendu Calen à sa mère qui l'a recouchée dans son berceau.

— Peut-être vas-tu accomplir de grandes choses si on t’en laisse l’occasion, lui ai-je souhaité de façon prémonitoire.

J’ai salué la jeune femme et j’ai suivi le guerrier dans les dédales de la Résidence.

— Pourquoi Helaria ? lui ai-je demandé. Pourquoi pas les pentarques ?

— C’est lui qui commande, a répondu le soldat.

— Pourquoi ? L’Helaria est toujours sous le contrôle des pentarques ?

— Oui, bien sûr, mais…

Il a hésité un moment avant de se décider.

— En fait non.

— Sois plus clair, lui dis-je, tu te contredis. Je ne te comprends pas.

— Wotan faisait partie des combattants. Il a donc été emmené comme prisonnier avec tous les hommes survivants. Quant à Vespef, le chef des pirates l’a trouvée très à son goût.

— Tu m’étonnes. Et pour les trois autres ?

— Peffen a été gravement blessée. Elle se remet juste. Et Muy est toujours entre la vie et la mort.

— Wuq ?

— Wuq s’occupe de sa sœur.

— Sa magie ne peut pas la guérir ?

— Elle n’est pas assez bonne pour ça. Il faudrait Wotan ou Vespef. Elle parvient à la maintenir en vie, mais pas plus. Et elle n’est pas sûre d’y arriver encore longtemps.

Ces nouvelles étaient déprimantes. C’est morose que je continuais le trajet jusqu’à l’étage du gouvernement.

Helaria était le fondateur de la tribu. Il était vieux. Très vieux. Il avait vécu plus de deux fois que tout autre stoltz. Et pourtant, il n’avait pas commencé à vieillir. Il était toujours ce bel homme que je connaissais depuis ma naissance. Peffen était là aussi, Jetro ne m’avait pas vraiment préparé à son état. Dans la bataille, elle avait eu un bras arraché. Il repousserait bien sûr, comme toujours. Mais, par une étrange ironie du sort, les membres manquants étaient plus douloureux que ceux encore présents. Elle devait énormément souffrir.

Quand je suis entrée, Helaria a levé la tête de son bureau. Il avait mis les choses en route, mais maintenant elles allaient toutes seules. Il n’avait plus rien à faire. Son poste lui interdisait de participer physiquement à l’effort général. Pour lui qui avait été toujours actif, c’était dur à supporter. Il avait certainement hâte de passer la main pour pouvoir se rendre « utile ». Ma vue lui redonna un semblant de sourire.

— Saalyn, dit-il, tu es revenue.

— Aussi vite que j’ai pu.

Il s'est levé pour m’enlacer. Peffen l’a imité. Mais l'effort qu’elle a fait pour se mettre debout montrait clairement que ses blessures étaient plus graves que ce que j’avais vu. Ses jambes aussi devaient être atteintes. Helaria a dû l’aider à se lever.

Il y avait aussi un jeune homme dans la salle. Je ne l’avais pas remarqué en entrant, car il était installé dans le vieux canapé défoncé derrière moi. Et pourtant il passait difficilement inaperçu tant il était grand. C’était un véritable colosse. Même Helaria était plus petit. Comme lui, il devait venir de Mustul. Mais tous les caractères de son peuple s’étaient exacerbés chez lui. En temps normal, son charme viril ne m’aurait pas laissée indifférent.

— Je m’appelle Jergen, s'est-il présenté, je suis le plus jeune neveu du roi de Mustul.

— Je suis Saalyn, maître guerrier, que fait le fils du roi de Mustul ici ?

— Le fils de son frère, a-t-il corrigé. Son altesse est à bord d’un de nos navires avec son enfant. Je suis parmi vous pour le représenter.

— Le roi de Mustul a donc pu échapper à la capture.

— Pas de la façon la plus honorable qui soit, a remarqué Helaria.

— Il devait protéger son héritière, l'a défendu Jergen.

Une porte s’est ouverte, laissant le passage à Wuq, ma pentarque de tutelle. La petite stoltzin n’était que l’ombre d’elle-même. Moi qui l’avais connue vive comme l’eau, la découvrir aussi abattue m'a donné le bourdon. D’instinct, elle s'est dirigée vers Helaria qui l'a prise dans ses bras. Elle a alors craqué et enfoui la tête contre son épaule pour pleurer. Son épaule, sa poitrine plutôt vu leur taille respective. Elle était aussi petite que lui était grand.

Wuq pleurer ! Je ne croyais pas que c’était possible. Mais je connaissais aussi le lien qui unissait les deux sœurs jumelles. Elles étaient si proches que même ceux qui les fréquentaient avaient du mal à les différencier et les confondaient souvent. D’ailleurs, on disait en plaisantant – mais était-ce vraiment une plaisanterie – qu’elles-mêmes se trompaient fréquemment sur leur identité respective. Pour que les nerfs de Wuq la trahissent, Muy devait être dans un sale état. Helaria a pris sa fille sur les genoux. Elle s'est laissé aller contre lui, cherchant du réconfort auprès de son père. Et Peffen devait être là pour les mêmes raisons. Elle s’était réfugiée auprès de celui qui les avait élevées. Parce que de toute évidence, elle n’avait aucun autre motif pour sa présence, elle était dans l’incapacité d’assurer sa fonction.

Le reste de la journée, Helaria l'a consacré à m’expliquer ce qui s’était passé et ce qui était en cours de préparation pour la prochaine attaque pirate. En partant, ils avaient annoncé leur retour pour finir le travail. C’est pourquoi les survivants des trois royaumes de l’archipel avaient décidé de s’unir. L’île d’Ystreka, un haut plateau entouré de falaises, se prêtait le mieux pour leur résister. Et ils étaient en train de la transformer en forteresse. Dès que Wuq n’aurait plus à s’occuper de sa sœur, d’une façon ou d’une autre, elle irait aussi voir une de leur alliée, une Gems dénommée Panation Tonastar. Les chances qu’elle nous aide étaient faibles, mais si elle acceptait les pirates auraient une bien mauvaise surprise. Enfin, la flotte du Mustul était en cours de réorganisation. De navires marchands, ils se transformaient en navires de guerre.

Helaria avait même une place pour moi dans ces projets. Je devais, avec mes compagnons de la corporation, entraîner toute une nouvelle génération de soldats. Nous étions un peu plus d’une centaine, mais seuls quelques-uns étaient présents sur l'île en ce moment. Nous avions plus de sept mille élèves à former. Plus si nous comptions les Mustulseny et les Honëgaseny. Nous n’avions certainement pas le temps de les transformer en fines lames, mais cela serait suffisant pour donner du fil à retordre aux pirates.

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