Le Panatlantique

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Le ressac se brisait contre la coque principale du grand transporteur. La houle, sans être en furie, s’acharnait sur l’embarcation avec la rage des petites tempêtes, pourtant le navire filait droit, peu sensible aux variations d’humeur du large Atlantique. Alix, cependant, se serait volontiers passée du roulis des vagues, tout comme de l’atmosphère suffocante et moite du faux-pont. Des heures que la sorcière, sous les traits d’une jeune femme brune d’une trentaine d’années, arpentait furtivement les coursives grises du Panatlantique. Un nom pragmatique pour ce bateau chargé de rallier l’Europe et la cote nord-est de l’Amérique deux à trois fois par an.

L’Once, qui, pour l’occasion, avait choisi son apparence la plus quelconque, s’obligeait à la discrétion en remontant un interminable couloir aveugle et malodorant. Mal à l’aise dans l’environnement clos et mouvant de l’habitacle, la sorcière prenait appui sur les parois légèrement courbées, à l’écoute du moindre bruit, attentive au moindre détail. Son enquête, aussi désagréable qu’improvisée, pataugeait dans une mare saumâtre.

Elle revenait de la salle des machines où d’imposants engrenages transformaient les algues en pétrole brûlé aussitôt par les moteurs. Avec le ciel couvert des derniers jours, le Panatlantique s’était vu contraint de consommer une grande quantité d’énergie pour rentrer au plus vite. La cargaison, précieuse, ne devait courir aucun risque. Le navire humain avait été affrété par la Fédération pour acheminer un Optium : une grosse pièce d’or et d’Iris qui servait à relayer le tentaculaire sortilège de transfert maillant l’ensemble du territoire. Cette pièce assurait l’un des quatre inestimables points nécessaires à l’unique pont sorcier entre le continent américain et la Fédération.

Alix s’arrêta un instant, guettant les pas d’une patrouille, par-dessus le bourdonnement sourd des engins. Elle se colla contre un large tuyau chauffé par les vapeurs des sous-sols.

Son réseau de renseignements s’était affolé quelques heures plus tôt : une rumeur, recoupée par plusieurs sources, avait attiré l’attention de la Magistre et décidé l’intervention de l’Once. Un mois passé à traquer l’Ordre, à enquêter pour tenter de déjouer leur prochain coup… pour n’obtenir qu’in extremis les bribes d’une information : Fillip prévoyait de saboter l’Expédition transatlantique.

Deux mousses franchirent l’intersection sans repérer l’intruse. Alix patienta quelques instants avant de s’engager plus loin. Elle voulait inspecter la salle où l’Optium était entreposé. Le navire transcontinental avait récupéré l’artefact en pleine mer, à des milliers de kilomètres des côtes, et le ramenait sur la terre ferme pour une batterie d’entretiens. Les sorciers, repliés vers l’intérieur des territoires, étaient de piètres marins et le transport maritime constituait l’un des très rares domaines où ils dépendaient des congrégations humaines. L’attentat du CERN avait retardé de plus d’un mois ces manœuvres indispensables au bon fonctionnement du réseau de transfert. Un moindre mal au regard du raz de marée diplomatique auquel Amalia Elfric avait dû faire face. En s’attaquant au centre de recherche, Fillip avait transformé toutes les régions limitrophes entre Congrégations humaines et Fédération en poudrières. Ajoutée aux tensions déjà existantes, avec les territoires slavesqs et les Cités-États baltiques, plus une seule des frontières fédérales ne demeurait exempte de crispations.

Les nuits de la magistre s’étaient considérablement raccourcies.

Au couloir suivant, Alix localisa une porte bleue marquée du sigle de la Fédération. Derrière elle se trouvait l’Optium. Elle entra, concentrateur chargé en avant… Un bon réflexe.

À l’intérieur, la pièce à peine refermée, elle repéra une silhouette encapuchonnée qui se transféra jusqu’à elle, directement au contact. Elle encaissa le premier coup dans le ventre avec un grognement surpris, mais elle l’avait amorti d’un sortilège barrière. La sorcière enchaîna immédiatement par une attaque du coude en direction du visage dans l’ombre. Elle ne rencontra que du vide. Rapide. L’Once sourit. Il voulait se battre au corps à corps ? Très bien…

La simple présence d’un ennemi capable de l’atteindre aurait dû la dissuader de poursuivre sa mission… Pourtant elle relâcha le sortilège de son concentrateur et sentit ses muscles vibrer au rythme de ses pouvoirs. Amalia envoya un poing, accompagné d’une onde de choc magique, en direction de la mâchoire invisible de son adversaire. Souple, il esquiva en se déplaçant d’un pas. Elle l’avait anticipé et projetait déjà son genou à cet endroit. Elle rencontra un ventre dur qui ne sembla pas en frémir, mais elle y prit appui, se propulsa en l’air et s’envola de plus d’un mètre pour cueillir son menton d’un coup de pied doublé d’un enchantement explosif. L’adversaire évita l’un et l’autre, puis l’attaqua sans qu’elle ait le temps de se réceptionner. Amalia se protégea grâce à un charme-carapace bleuté sur lequel son rival s’électrocuta brièvement avant de prendre ses distances. Face à face, ils adoptèrent tous deux une position de combat. Appuis solides, mobiles, les bras levés, les deux opposants dansèrent un moment, à peine perceptible l’œil nu. L’inconnu frappait fort, l’Once aussi, mais elle ne parvenait pas à évaluer l’impact de ses coups.

En dépit de la violence de leurs échanges, ni l’un ni l’autre ne se battait très sérieusement et tous deux le savaient. Une seconde leur suffisait à prendre la mesure de l’adversaire.

Sans informations, sans piste et mise en difficulté, l’Once aurait dû se replier, mais elle n’avait que trop peu l’occasion d’éprouver un tel intérêt pour un affrontement. Le goût de l’adrénaline tapissait sa bouche d’une délicieuse saveur douce amère. Elle cherchait à pousser l’intrus dans ses retranchements pour obtenir ne serait ce qu’un indice sur l’état de ses forces. Rares étaient les combats où elle n’avait pu à ce point jauger son vis à vis.

L’inconnu passa sous sa garde alors qu’elle attaquait d’un direct du droit dont elle n’esquiva le contre que de justesse. Elle chargea son concentrateur d’un sortilège coupant, pour l’avoir au retour, mais l’homme s’avéra plus rapide qu’elle, à nouveau. Il tourna sur lui même et lui envoya son coude à pleine vitesse dans le menton tout en détournant sa main d’un coup de poing dans le bras. Elle sentit ses os trembler, ses reflexe seuls lui permirent de se contorsionner vers l’arrière, lui évitant d’encaisser de plein fouet l’attaque parfaitement exécutée. Cette fois, le danger était réel. Alix bondit de deux pas en arrière et chargea son concentrateur, puis tira un sortilège de paralysie qui n’atteignit jamais sa cible. À la place, l’inconnu s’immobilisa en périphérie de son champ de vision. Il baissa sa capuche, dévoilant le Vampire de Stuttgart.

Immédiatement, un enchantement argenté recouvrit la peau de la sorcière, protection minimale face à une créature aux longues-dents. L’homme, ni essoufflé ni même inquiété par leur échange, gardait ses mains bien en évidence. Il recula de quelques pas, dans une attitude qui appelait au calme.

« L’Once, n’est-ce pas ? » demanda-t-il d’une voix neutre.

Il s’était placé entre la porte et elle, et il était impossible de se transférer dans la pièce… Alix pinça les lèvres. Elle n’aimait pas être prise au piège.

« Cette apparence est connue, répliqua-t-elle sèchement. Ne me faites pas croire que vous en doutiez : vous êtes le Vampire de Stuttgart.

— Avons nous déjà eu le plaisir de nous croiser ? répondit la créature d’une voix atone.

— Votre apparence est connue. »

Alix ne le lâchait pas du regard, focalisé sur la maîtrise parfaite de ses propres réactions. Elle jouait un double jeu dangereux : il ne devait pas l’identifier.

« Si vous pensez me piéger en me coupant la sortie ou le transfert, vous vous trompez lourdement », attaqua-t-elle.

Le ton sec de son interlocutrice tira le début d’un frémissement de sourire pointu au vampire.

« Si je vous concède qu’il soit cocasse que les transferts soient désactivés auprès d’un artefact de maillage, la suspension de vos capacités de déplacement n’est pas de mon fait. Une précaution de rigueur vu la rareté et la complexité d’un Optium… » commença-t-il à mi-voix.

Il baissa les mains qu’il dissimula au fond des poches d’un pantalon d’un autre temps, puis opéra un pas de côté en désignant la porte d’un signe de tête.

« Je ne vous retiens pas. Partez si vous le souhaitez. »

La sorcière jeta un coup d’œil rapide vers la sortie. Toujours en garde, elle s’accorda quelques secondes de réflexion avant de descendre lentement les poings ; sans renoncer à sa protection argentée. Elle se permit alors un rire clair et cristallin, expression de sa curiosité non feinte.

« J’ai du mal à croire que vous soyez ici pour le bien de l’Ordre, après la petite blague qu’ils vous ont jouée à la Capitale. L’information vient de vous ? »

La rumeur provenait évidemment de lui et sa présence ne témoignait rien d’autre que la crainte de n’avoir pu mobiliser quiconque dans un délai si réduit. L’informateur de Stuttgart avait dû monnayer cher les détails de l’opération ; il n’attendait pas l’Once, il cherchait à se venger de Fillip.

« Précisément, répondit le vampire avec un fin sourire. Vous êtes fort réactif et bien prompt à vous déplacer. En vain, je le crains. »

Elle croisa les bras et adressa une œillade amusée à la créature millénaire. Ils se retrouvaient alliés de circonstance. Une alliance intéressante.

« Nous voici dans le même bateau, ironisa-t-elle. Vous n’avez rien trouvé ?

— Rien. L’Optium est à sa place. Les gardes, jusqu’à votre venue, se sont succédé sans heurt. Les passagers sont d’une assommante banalité. L’équipage est compétent, même sur mer agitée. Tous parlent de la fin du voyage et s’en réjouissent. Je n’ai guère plus de suspects en vue qu’à mon arrivée, la nuit dernière, résuma le vampire impassible.

— De mon côté, j’ai inspecté les salles des machines. Tout est en ordre, tout fonctionne à merveille. Je n’ai trouvé aucune trace de sorts explosifs, ce qui était ma première supposition… »

L’Once, pour le principe, s’approcha de l’Optium et vérifia le dispositif qui le protégeait. Le cachet de cire enchanté n’avait pas été brisé. En quelques sorts, elle analysa la pièce. Pas de bombe par ici non plus.

« Je n’ai décelé aucune résistance mentaliste, les papiers de tous les passagers sont en règle, les sorciers qui naviguent à bord cohabitent sans problème avec le reste de l’équip…

— Rien que je n’ignore », coupa la créature.

Alix hocha la tête sans s’insurger de son ton. L’heure était à l’efficacité.

« Je compte monter sur le pont, reprit-elle. Voulez-vous m’accompagner ?

— La nuit avance et la côte approche, répondit Mordret en consultant la montre à gousset tout juste apparue au creux de sa paume. Ce que l’Ordre a dit, l’Ordre exécutera, il n’y a guère de doute à avoir là dessus. On ne saborde pas un tel navire sans laisser de trace, même avec des artefacts enchantés. J’ai eu loisir de passer cette coquille au peigne fin sans déceler la moindre supercherie, pont compris. Vous n’y trouverez rien. Mais je peux vous y accompagner.

— Je ne peux pas abandonner si rapidement, ce n’est pas parce que nous n’avons rien trouvé qu’il n’y a rien. »

Elle le précéda dans le couloir et repéra sans problème la route vers le pont. L’océan capricieux ballotait le bâtiment qui peinait à garder l’horizontal. La sorcière marqua l’arrêt en sentant le vent frais et salé fouetter son visage. Un bon souvenir qui ne parvenait pas à contrebalancer sa furieuse envie de s’envoler pour échapper à ce sol chaotique. La vue de la mer n’arrangea en rien l’agitation de son estomac.

Alix surmonta son malaise et reprit sa route en compagnie du vampire. Elle ne se souciait plus d’user avec discrétion de sa magie, le temps pressait. Enveloppé d’un sortilège de camouflage, l’improbable duo évoluait parmi les passagers sans que personne ne les remarque.

« Fillip pourrait choisir d’attaquer avec ses hommes, réfléchit-elle à voix haute. Mais avec ce temps, les hexoplans ne peuvent être de la partie.

— Du temps de Leuthar, j’aurais envisagé un transfert massif, indépendant du réseau fédéral. Le nouveau leader n’a pas la carrure pour une telle manœuvre », répondit Mordret.

Il prit la direction de la proue, insensible aux embruns et au grain qui tombait dru sur eux. Il avait rabattu sa capuche et sa longue cape ruisselait.

« Même dans cette hypothèse, envoyer des sorciers en embuscade sur un rafiot est un calcul hasardeux. Vous autres, à quelques exceptions, n’avez guère le pied marin », poursuivit-il d’une voix forte, pour couvrir le vacarme nautique.

Il jeta un regard par-dessus son épaule à la femme qui dissimulait l’Once. Son sourire en pointe luisit dans l’épaisseur de la nuit.

« Vous n’avez pas la chance d’échapper à cette règle, n’est-ce pas ?

— Mon combat tout à l’heure laissait à désirer ? répliqua-t-elle.

— Certes pas, il s’est avéré fort instructif. »

Alix pouvait donner le change, le grain ne rivalisait pas, et de loin, avec un ouragan, la mer aurait pu se montrer plus mauvaise, mais de là à rejoindre le Vampire en bordure du bateau… Non.

Elle s’immobilisa à deux bons mètres du bastingage, arma son concentrateur et lança un sortilège. La magie fit frémir l’air sur plus d’un kilomètre autour d’eux sans déceler autre chose que des trombes d’eau.

« Vous avez une idée de l’heure de l’attaque ? cria-t-elle par-dessus le vacarme des vagues.

— J’ai les coordonnées d’où elle se produira. De là, j’en ai déduit une heure approximative. »

La sombre silhouette encapée laissa de nouveau apparaître une montre à gousset que la créature consulta avant de reporter son attention sur l’Once.

« J’ignore comment, mais dans une demi-heure, tout au plus, ce navire ira par le fond. Partez, tant que cela vous est encore possible.

— Hors de question d’abandonner tout ce monde et l’Optium ici. Vous avez les coordonnées de l’attaque ? Peut-être attendent-ils quelque part… Je dois pouvoir faire changer le bateau de route. Ou faire évacuer les marins. »

Elle referma un peu plus sa cape. L’eau la glaçait, même à travers le sortilège qui la protégeait.

« Vous partez ?

— Vous restez, répondit le vampire, comme une plate constatation. C’est un risque tout à fait inconsidéré. Si toutefois vous ne vous obstinez pas jusqu’à trépasser… Nous nous recroiserons. Ne négligez pas mon invitation, lorsqu’elle vous parviendra.

— Je ne compte pas mourir si facilement… Je surveillerai ce que vous m’enverrez, soyez-en sur. »

Sur ces derniers mots adressés à cet allié temporaire, mais cocasse, Alix tourna les talons et se dirigea vers la cabine de commandement. Elle avait un capitaine à convaincre.

L’homme était seul à la barre, confortablement installé. L’agitation de la mer semblait n’indisposer que la sorcière, ce qui l’agaça.

« Qui êtes-vous ? s’inquiéta le marin en ne parvenant pas à mettre de nom sur sa passagère. Que faites-vous…

— Chut ! » lui intima l’Once.

Le reste de la phrase du malheureux se perdit dans sa gorge et il ouvrit de grands yeux apeurés. Alix jeta son esprit contre le sien et ne rencontra aucune résistance. Elle enjamba la petite clôture, faible barrière du mental de l’homme, et piétina sans hésitation ses minces protestations. Choqué, le capitaine ne pourrait sans doute plus jamais reprendre la mer, mais l’Once ne s’en préoccupait pas. Elle n’avait pas le temps. Elle devait lui donner la conviction nécessaire pour ordonner à son équipage d’abandonner le navire.

Le commandant s’agrippa la tête entre les mains alors que la sorcière lui imposait une vision apocalyptique du bateau coulant sous les feux d’attaques sorcières. Elle implanta en lui la certitude d’une catastrophe imminente, d’un raz de marée inattendu, d’un ouragan sans fin. Elle grava dans ses souvenirs l’image de la jeune femme brune dont elle avait l’apparence et lui souffla de se tourner vers elle en cas de problème.

Quand elle retira son esprit du sien, il parcourut les quelques mètres qui les séparaient, se jeta à genoux et l’implora :

« Aidez-nous ! supplia-t-il. Par tous les dieux, aidez-nous !

— Ordonnez l’abandon du navire !

— Tout de suite. »

Tout s’enchaîna avec une lenteur qui sembla démesurée à la sorcière. Les marins obéissaient à leur supérieur, mais, en l’absence de danger immédiat, ne le prenaient pas au sérieux. Ils déplaçaient l’Optium avec beaucoup de précautions et l’opération d’évacuation durerait au moins vingt minutes. Si Alix avait pu toucher l’objet sans risquer d’y déverser l’intégralité de sa propre magie, elle l’aurait fait.

« Plus vite ! hurlait le commandant.

— Plus vite ! » répétaient les officiers.

L’Once décomptait la demi-heure avec angoisse. Lorsque le premier canot de sauvetage fut mis à flot, elle n’y tint plus et descendit avec les marins.

« Vous n’avez rien à faire là ! » s’écria l’un d’entre eux.

Sans répondre, elle tressa en urgence un premier sortilège pour que chacun des passagers du petit bateau soit solidement arrimé, puis elle les transféra sur plusieurs dizaines de kilomètres. Elle s’effondra contre la coque huilée de l’embarcation dont l’odeur rance lui arracha un haut-le-cœur. Transférer autant d’humains en autonome, quelle idée… Tout son corps s’indignait contre ce traitement. Elle se redressa juste à temps pour vider le contenu de son estomac par-dessus bord. L’équipage, cependant, ne devait même pas avoir senti le transport.

« Qu’est-ce que l’on fait là ? s’écria une femme.

— Merde ! Je crois qu’elle nous a déplacés. C’est une sorcière ! »

Complètement essoufflée, le visage déformé par la douleur de son organisme cherchant à récupérer du manque de magie, Alix ne prit la peine de se retourner au cliquetis d’une arme prête à faire feu. Un gars, à genoux dans le canot, la tenait en joue.

« C’est toi qui as dit au cap’tain de nous faire évacuer ?

— L’Ordre va attaquer le navire. C’était la seule solution, expliqua-t-elle entre deux spasmes.

— Et pourquoi on devrait te croire ? »

Il était jeune, quinze ou seize ans, à peine ; un gamin tout juste sorti de l’adolescence. L’Once se composa une expression assurée, sourit et ordonna :

« Baisse ton arme. »

Son esprit s’insinua dans celui de l’humain et elle l’obligea à jeter l’objet. Il eut la présence d’esprit de dire :

« Vous êtes en train de me manipuler.

— Je n’ai pas de temps à perdre, je dois aller aider les autres. »

Elle se redressa, déjà épuisée, et lança son regard par-dessus les flots sans parvenir à repérer le transporteur. Elles les avaient déplacés d’une trentaine de kilomètres. Alix plissa les yeux, puis les écarquilla et réfréna un mouvement de recul paniqué. Une colonne blanche, nuage de fumée et d’eau, s’élevait à toute vitesse à l’endroit où aurait dû se trouver le transatlantique.

Rien n’aurait pu la préparer à ce qui suivit : une onde de choc sonore à lui en percer les tympans les percuta de plein fouet. Alix tomba à genoux, le cœur emballé, les jambes coupées, le cerveau vrillé. La force de la déflagration entraîna une grande vague qui se brisa sur eux. La petite embarcation chavira et tous basculèrent par-dessus bord.

Alix tenta un transfert fédéral, mais il échoua. Ballotée sous l’eau, elle s’agrippa à ce qu’elle put ; un corps, pantin des éléments déchainés. Elle s’y accrocha, lutta pour garder connaissance, mais une nouvelle déferlante les expédia par le fond.

*

Naola nettoyait le zinc du comptoir du Mordret’s Pub. Une nuit calme à tenir l’établissement se terminait doucement. Mordret lui avait demandé ce service à la toute dernière minute, comme cela lui arrivait parfois et, comme toujours, elle avait accepté.

Elle ne travaillait plus pour lui depuis une dizaine d’années, mais elle appréciait toujours accueillir les vampires qui composaient l’étrange clientèle du lieu. Ces créatures ne vieillissaient pas, elles lui offraient l’impression que rien ne changeait.

Et de fait, comme dix ans plus tôt, elles se pointaient passer minuit, buvaient, jouaient aux cartes menteuses, se bagarraient sans méchanceté, puis repartaient avant les premières lueurs. Une routine réconfortante, mais qui ne suffisait pas à chasser la morosité de la jeune femme. Elle n’avait pas dormi et embauchait dans à peine trois heures. Et Mordret tardait.

Elle s’occupa les mains en comptant la caisse. La recette de la soirée s’avéra presque inexistante et pour cause : le patron oubliait généralement de faire payer sa clientèle, lorsqu’il s’agissait de consommations. En revanche, quand il s’agissait de négocier des informations ou de consulter l’un des précieux ouvrages de sa bibliothèque, la créature savait se montrer digne de ses longues dents.

« Vous perdez décidément beaucoup d’énergie à entretenir l’illusion que mon établissement est un bar… »

Naola sursauta et releva un regard las vers le patron qu’elle n’avait pas entendu entrer. Il portait encore une longue cape noire, dégoulinante d’eau. En quelques gestes, il la fit disparaître dans une minuscule bourse en cuir qu’il posa sur le zinc.

« Auriez-vous l’obligeance d’isoler ceci ? Je crains qu’elle ait encaissé une radioactivité qui pourrait être fort nocive… même pour ceux de mon espèce. »

La jeune femme écarquilla les yeux, puis sortit rapidement son concentrateur. Les sorciers avaient mis au point tout un arsenal de sortilèges anti-radioactivité qui allaient du caisson de confinement aux enchantements de décontamination. Ils étaient toujours enseignés à l’école, car, encore trois siècles après les premiers Cataclysmes, tomber sur une zone irradiée restait courant.

« Où est-ce que vous êtes allé trainer ? maugréa la jeune femme alors qu’une bulle mate se tissait autour de l’objet.

— En mer. L’Ordre a intercepté le navire ramenant le vingtième Optium à coup de missile nucléaire…

— Pardon ?

— Ces explosions sont décidément très impressionnantes », poursuivit le vampire avec un brin d’admiration.

Il fallait au moins cela pour émouvoir la vieille créature blasée qu’il était devenu. Il se secoua tout entier et grogna, comme pour chasser un mauvais présage. Il s’était échappé juste à temps et n’avait pas été loin d’y passer.

« J’ai rencontré l’Once, lâcha-t-il de but en blanc. Il y a peu de probabilité pour qu’il s’en soit sorti. »

Naola resta une ou deux secondes la bouche entrouverte.

« Vous auriez dû commencer par ça ! souffla-t-elle en se reconcentrant sur le sortilège de confinement qu’elle termina en urgence.

— Tenez moi informé. Toute sensationnelle que soit la nouvelle, je serais chagriné de la vendre si elle était erronée.

— Croyez-moi, Monsieur, si l’Once est mort, vous aurez d’autres raisons de vous chagriner !

— J’en doute sincèrement, mademoiselle »

La sorcière lui jeta un regard d’encre et paracheva son maléfice.

« Gardez ça en sécurité. Je m’occuperais de le décontaminer plus tard », ajouta-t-elle avant de se transférer, directement dans le salon du manoir.

La pièce de vie était vide et sombre. Naola s’appuya contre le mur proche et porta son poignet à la bouche, puis activa le bracelet qui lui servait de dispositif de communication instantanée avec le Maître de Mattéo.

« Dis-moi que tu es toujours en vie », souffla-t-elle avec un tremblement dans la voix.

Alix ne répondit pas.

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