La vengeance, à pas de Géants

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Mettant ses menaces à exécution, Héraclès entreprend désormais de se venger du roi Laomédon. Ayant rassemblé une armée, il s’empare de Troie, tue le félon et ses fils (à l’exception de Priam) mais perd son fidèle lieutenant de vaisseau Oeclès. Il place ensuite son bras droit Télamon sur le trône à qui il donne Hésione, la fille du vaincu, en mariage. De retour en Grèce, Athéna ordonne au héros d’aider les dieux à combattre les Géants qui cherchent à les renverser. Au terme d’affrontements épiques, les insurgés sont défaits. A la suite de quoi, Héraclès exerce les représailles annoncées contre Augias dont il écrase les troupes molionides à son service. Le souverain occis, il désigne son fils exilé, Phylée, qui l’avait soutenu, comme héritier du royaume.

La période électorale qui s’ouvre m’offre une première opportunité. C’est le moment idéal pour apprendre à Laomédon ce qu’il en coûte d’avoir trahi sa promesse. Lui qui devait préserver l’avenir de sa fille en rentrant dans le droit chemin, s’était au contraire empressé de renouer avec ses accointances crapuleuses, pourtant à l’origine de son enlèvement ! Libérée par mon intervention providentielle du sort funeste qui l’attendait, j’avais cependant obtenu de son père reconnaissant l’engagement solennel de renoncer à frayer avec le crime organisé. Hélas, à peine le danger écarté, toute honte bue, l’homme de pouvoir sans scrupules était aussitôt réapparu. Toutefois, plus que de la félonie à mon égard, je tiens surtout à le punir pour son égocentrisme inconséquent. En guise de châtiment, j’ai donc décidé de le chasser de la mairie de Troie !

Pour ce faire, je me suis entouré d’une véritable armée de campagne (électorale) composée de conseillers en communication et autres relais d’opinion acquis à ma cause. Fort de mon expérience victorieuse lors des régionales de Béotie, je lance une offensive de grande ampleur sur tous les fronts. Elu et réélu sans discontinuer depuis des décennies, Laomédon est pris de court par cet assaut inattendu. Faute d’une opposition digne de ce nom jusqu’à ce jour, il a fini par se croire invincible et dispensé de devoir se battre pour conserver sa place. Cédant à la facilité du népotisme, il a ainsi préféré confier à ses fils Priam, Tithon, Lampos, Clyttus et Hicétaon, le soin de défendre ses intérêts plutôt que de s’appuyer sur une efficace équipe de professionnels. Pour autant le vieil édile, rôdé aux coups bas, n’hésite pas à recourir aux services de casseurs appointés pour s’en prendre à mes soutiens. Gardien de notre petite flotte de véhicules, dont le bus paré de ma photo de campagne, Oeclès succombe même accidentellement à la suite d’une exaction orchestrée par ses sbires. Sa résistance héroïque lors de l’attaque aura toutefois permis d’éviter l’incendie programmé. De ce moment ma fureur ne connait plus de limites : ce sera donc une lutte féroce et sans merci !

De son côté, en désaccord avec le recours aux méthodes violentes, Priam annonce publiquement qu’il se retire de la liste de son père. En parallèle, mon bras droit, Télamon réussit une percée décisive. Fils d’un ancien conseiller municipal influent, il a en effet réussi à gagner ses amis politiciens de centre droit à ma cause. Soucieux de ne pas froisser ma susceptibilité, il insiste pour que j’officialise ce ralliement déterminant. En conséquence les derniers sondages indiquent tous un revirement des Troyens en ma faveur. L’issue du combat ne fait désormais plus aucun doute.

Lorsque les résultats tombent, la victoire s’avère totale. Laomédon et ses affidés, au premier rang desquels figurent ses rejetons, sont anéantis. Tout son système clientéliste s’écroule. Ma vengeance accomplie, je n’entends pas lui succéder à la tête de l’exécutif local. Ma désaffection pour la politique demeure intacte malgré l’indéniable ivresse de la conquête du pouvoir. Pour garantir la stabilité après mon départ, je convaincs le conseil municipal d’élire Priam comme nouveau maire. Enfin, avant de quitter la ville, j’accepte de servir de témoin à Télamon pour son mariage avec Hésione. Fille du vaincu, je considère que le monstre paternel dont je viens de la libérer est pire que la pieuvre des tentacules de laquelle je l’avais jadis délivrée. Ceci dit, étant donné les circonstances de leur rapprochement, je ne peux m’empêcher de repenser à ma rencontre avec Mégare dans un contexte similaire. En réalité, il s’agit plus d’une réminiscence que d’un souvenir tant cette période me parait aujourd’hui lointaine. Il est vrai qu’à l’époque, je croyais encore être un homme…

Sitôt la cérémonie terminée, je reprends le large avec la satisfaction du devoir accompli. Le spectacle de la comédie humaine qui se remet en place à l’issue du combat ne me réserve de toute façon aucun rôle. Trop contraignant pour ma nature indomptable, le cadre de la vie en société finit toujours par m’étouffer. Il suscite vite en moi un vent de révolte qui me pousse à partir au loin pour enfin me retrouver. Quitte à tourner ensuite en rond, tel un empereur condamné à un exil insulaire (ex-île ?) mais se préparant à retourner affronter l’Histoire !

En l’occurrence, mon repli (errance ?) misanthrope ne dure pas longtemps. De nouveau sous le feu des projecteurs médiatiques depuis mon triomphe électoral, ma popularité dans l’opinion s’envole. J’incarne l’image du héros audacieux et redresseur de torts qui ne craint pas de s’attaquer aux puissants corrompus. C’est justement pour cette raison qu’un émissaire vient me trouver. Dépêché du sommet de l’état, il sollicite mon aide en vue de l’ouverture d’une action judiciaire d’envergure. Conduite au nom de la lutte contre les monopoles, il s’agit de démanteler les principaux géants économiques dont le poids et l’influence menacent les fondements du pouvoir politique. Ancien d’AgroLead, je connais bien cet univers prédateur. En tant qu’homme loué pour son intégrité, ma célébrité donnera à mon témoignage à charge un poids décisif dans la bataille qui va s’engager.

Les auditions prévues doivent se tenir en Chalcidique. Les plus brillants ténors du barreau sont là, prêts à en découdre avec les représentants du ministère public. A leur tête se trouve l’illustre Porphyrion. Véritable « avocat du diable », sa mauvaise foi légendaire conduit souvent la partie adverse à perdre son calme…et ses moyens. Redoutable également pour la vivacité de son esprit, Damysos, dont la capacité à argumenter laisse nombre de ses contradicteurs sans voix. Enfin, expert en vice de forme, maître Encelade sait habilement fuir les difficultés de fond par ce biais lorsqu’il l’estime nécessaire.

L’attaque constituant la meilleure défense, des « montagnes » d’objections préliminaires sont soulevées d’entrée de jeu par les conseils dans le but évident d’enrayer le démarrage de la procédure. Cependant ces manœuvres prévisibles ne surprennent pas un parquet expérimenté dont même les substituts sont loin d’être des jeunes pousses immatures. Le procureur général veille d’ailleurs à accorder le moins d’importance possible à ces chicaneries. Il donne ainsi la consigne stricte de ne pas céder à la provocation. Il s’agit d’éviter de se laisser gagner par l’agacement. C’est aussi pourquoi il demande à ses troupes de se tenir autant que possible à distance des micros. Il refuse que l’accusation se fasse piéger par des journalistes en quête de « petites phrases » à monter en épingle. « Pas question de permettre à la ‘mauvaise herbe’ de proliférer ! » décrète-t-il avec autorité.

Une fois ces préliminaires dilatoires épuisés, le combat s’engage avec fracas. A l’invocation grandiloquente des grands principes succède désormais la défense d’intérêts on ne peut plus terre à terre ! Le fait est que la remise en cause de certaines positions dominantes implique à terme une substantielle diminution des bénéfices. Il n’en reste pas moins que le processus de concentration s’arrête le plus souvent au stade oligopolistique. Après l’élimination des petites entreprises, l’intérêt bien compris des groupes ainsi constitués leur enjoint de se partager le marché plutôt que de s’affronter. La rente de situation qui en découle doit seulement prendre ensuite soin de se camoufler derrière une apparence concurrentielle. Tout l’enjeu du procès consiste donc, pour chacun des deux camps, à établir ou réfuter l’exercice d’ententes illicites.

Les preuves fournies : documents, écoutes téléphoniques, photos et films font l’objet de vives contestations de la part de la défense. Elle en récuse la recevabilité ou s’acharne à en dénier la force probatoire. Devant l’évidence, elle plaide alors « la réalité du monde des affaires » lequel imposerait parfois, pour survivre, de déroger à des règles inadaptées ou obsolètes. Enfin, elle n’hésite pas à agiter le spectre des « conséquences sociales dramatiques » que ne manqueraient d’entrainer d’éventuelles condamnations irréfléchies… Tout aussi sournoisement, elle déplore par avance la baisse du mécénat dont « tant d’organisations dédiées au bien public bénéficient ». L’allusion à peine voilée vise à activer le réseau des nombreux soutiens influents qui, en politique comme dans les médias, profitent de ces largesses. Or, c’est précisément l’influence grandissante de ce pouvoir de corruption insidieux qui motive la démarche initiée par l’état. La classe dirigeante ne compte en effet pas se laisser renverser par une horde avide d’oligarques présomptueux pressés de s’emparer des commandes.

D’où l’importance que revêt mon intervention. Il ne faudra pas trop du poids de ma notoriété pour réaffirmer le primat du politique sur l’ordre marchand. Pour autant, je ne suis pas dupe. Derrière le « combat pour sauver la démocratie » se cachent aussi des arrière-pensées corporatistes. En préservant leurs prérogatives, les gouvernants conservent un pouvoir de négociation avec les puissances d’argent qui financent en grande partie leurs campagnes. En ce qui me concerne, je tiens surtout ici l’occasion de me venger des Eurysthée et autres Eurytos qui m’ont si souvent empoisonné l’existence !

A la demande du président, qui sollicite mon expérience dans le milieu des affaires, je décris donc la mentalité qui règne au sein de cet univers :

« Il faut bien avoir à l’esprit que dans cet environnement prédateur domine l’obsession de la rentabilité. Peu importent les moyens, seul le résultat compte. Dès lors les considérations morales ainsi que l’humanité disparaissent. S’en suit une course effrénée au profit dans laquelle seuls les plus forts tirent leur épingle du jeu. Au-delà des slogans affichés, la culture de travail de ces entreprises ne diffère que dans les pourcentages de répartition entre la brutalité et la perversion. La notion de bien commun ou d’intérêt général n’a aucune valeur parce qu’elle n’a aucun sens pour ceux qui les dirigent. L’unique façon d’influer sur eux, pour limiter les dégâts sociaux ou écologiques que provoque leur insatiable cupidité, reste la contrainte. C’est pourquoi, il est primordial pour la survie de notre société démocratique que l’état puisse exercer son contrôle sur ces conglomérats géants, voraces et dénués de scrupules. »

Bien évidemment, ma déclaration suscite l’indignation et entraine une vive riposte de la partie adverse. On commence ainsi par dénoncer ma « partialité aigrie de mauvais perdant évincé de la direction d’AgroLead ». Je réponds subtilement à Maître Ephialtès que « cette ambition m’a déserté depuis presqu’aussi longtemps que mon attrait pour… la politique ». On me dépeint ensuite (avec d’infinies précautions verbales cependant) comme une brute épaisse à l’intelligence limitée et donc peu à même de développer une analyse pertinente. Avec un humour inattendu par mes contradicteurs, je feins de prendre la défense d’Eurysthée. Je refuse en effet de croire qu’un PDG de son envergure ait pu être stupide au point de me confier tant de missions délicates à remplir ! On me soupçonne enfin de « parti pris idéologique antilibéral ». Je serai devenu une sorte d’aventurier – un peu décroissant – contempteur du matérialisme bourgeois. La lecture du chiffre conséquent figurant sur mon avis d’imposition met un terme à ces insinuations puis, faute de relance, à mon audition.

Comme je l’espérais, le succès médiatique de mon intervention permet à l’état de remporter la bataille de l’opinion. La puissance publique en ressort confortée dans son rôle. Le gouvernement peut désormais déchainer sans crainte la foudre réglementaire. Son contrôle sur l’activité des groupes de pression se durcit, les moyens alloués à l’autorité de la concurrence sont renforcés.

Galvanisé par ce résultat, j’entreprends maintenant de régler mon différend avec le traitre Augias. J’entends exploiter le contexte de la lutte anticorruption pour agir. J’invite donc les médias, qui se disputent mon attention, à m’accompagner en Elide. Ils constateront alors, sur le terrain, les dégâts causés par un pouvoir économique mal encadré. Faute de contrepoids institutionnel bien établi, ce gros employeur régional exerce en effet d’une influence excessive sur les élus locaux par sa pratique décomplexée du clientélisme.

Mon initiative suscite une réaction immédiate. Mandaté par l’entreprise, le cabinet juridique Molionide & fils saisit la préfecture. Il cherche à empêcher notre venue au prétexte d’un « risque d’atteinte à l’ordre public » ! En parallèle et pour souligner ce danger, maîtres Eurytos et Ctéatos incitent le syndicat maison à déclencher un mouvement de protestation contre mes « assertions calomnieuses ». Toutefois, malgré leurs efforts d’agit-prop, l’opération tourne court. En outre, jugée sans fondement réel et sérieux, leur demande est rejetée au bénéfice du droit à la liberté d’information. Il n’en demeure pas moins que le travail d’investigation journalistique se heurte à une virulente opposition car de nombreux bénéficiaire du système craignent pour leur emploi. Sous prétexte d’apaiser les tensions, je propose à la direction une rencontre. Filmés en caméra cachée, ses représentants, enhardis par mon attitude volontairement ambigüe, nous proposent un « arrangement » en échange d’un reportage complaisant.

La diffusion des bandes le soir même à la télévision provoque le renvoi immédiat d’Augias. Lâché par une AgroLead soucieuse de préserver son image, j’obtiens de la société qu’elle nomme son ancien bras droit, Phylae, à la tête du site. Injustement licencié, dans l’indifférence générale, pour m’avoir prêté son concours par le passé, j’estime que son retour au premier plan constitue une juste réparation du préjudice subi.

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