Enchainer Cerbère

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A l’occasion de son dernier travail, Eurysthée exige d’Héraclès qu’il se rende aux Enfers. Sa mission consiste à capturer l’effrayant chien Cerbère aux trois têtes qui garde le troupeau des défunts. Néanmoins, pour accéder au sombre royaume d’Hadès, le héros doit être d’abord être initié au mystères sacrés d’Eleusis. C’est ainsi que, parrainé par l’Athénien Pylos, instruit par le grand prêtre Eumolpos, le fils de Zeus peut se préparer à affronter la Mort. Il se rend ensuite au sanctuaire de Poséidon sur le Cap Ténare afin emprunter l’un des chemins d’accès au monde souterrain. Parvenu jusqu’aux rives du Styx, il franchit le lugubre fleuve frontière sur la barque du non moins sinistre passeur des âmes : Charon. Après avoir promis au fantôme de Méléagre d’épouser sa sœur Déjanire, Héraclès réussit à libérer son ami Thésée de ses chaînes mais échoue, par contre, dans ses tentatives salvatrices avec Pyrithoos et Ascalaphos, eux aussi prisonniers. Alertée par son altercation avec le bouvier Ménoitès, la déesse Perséphone convie l’inattendu perturbateur en son palais. Informée de son objectif l’épouse du maître des lieux consent à ce que Cerbère suive le héros ; à la seule condition qu’il réussisse à le dominer à mains nues. Vainqueur de son duel Héraclès regagne Mycènes en compagnie du monstrueux canidé, terrorisant une dernière fois Eurysthée lors de son arrivée fracassante.


Voici donc venu le temps de mon dernier travail. Mieux qu’une libération, c’est un aboutissement. Certes, il consacre officiellement mon rachat. Il n’empêche qu’après douze années d’aventures, les blessures de mon passé se sont déjà refermées. Quoiqu’en pense mon donneur d’ordre, régner sur AgroLead ne m’intéresse plus. Encore qu’au fond je le soupçonne de n’entretenir cette illusion que pour se rassurer. En effet, bien qu’inquiétant, ce fantasme reste néanmoins compréhensible pour son imaginaire veule ainsi que flatteur pour son ego. Or, je sais que son regard myope d’homoncule chétif ne pourra jamais contempler les horizons lointains qui m’appellent.

« Qu’il aille donc en enfer ! » semble être sa réponse, à en juger par la nature de ma mission. Au-delà des apparences de réussite matérielle clinquante, le monde des affaires comporte un revers obscur. Une part d’ombre hantée par des esprits malins ; et dans tous les sens du terme. En prévision de mon départ, Eurysthée tient à ce que l’entreprise se dote des moyens d’action dont je vais la priver. Il a pris conscience de l’importance de disposer d’un service spécial d’intervention. Lui qui, ironique, me dépeignait volontiers comme la « force de frappe » maison découvre désormais la plus-value économique de ce rôle.

C’est pourquoi, renonçant à la facilité de l’autocritique, notre chef m’ordonne avec autorité de ramener LE « chien de garde » susceptible de répondre aux besoins « particuliers » d’AgroLead ; avec efficacité MAIS en toute discrétion… Dès lors, Il m’appartient de trouver le chemin pour accéder au milieu trouble des officines spécialisées en « sécurité ».

Ma connaissance réduite de cet univers se limite à savoir que le salon annuel du Cap Ténare, consacré au transport maritime marchand, abrite quelques exposants idoines. Leur présence s’explique par l’essor d’une piraterie moderne au large de certaines côtes sensibles. Les affréteurs constituent donc une nouvelle clientèle de choix à qui proposer des solutions sur mesures. Pour les protéger du risque d’arraisonnement d’abord. Pour négocier la libération des otages en échange d’une rançon, le cas échéant.

Afin de savoir comment obtenir l’accréditation indispensable pour aller sur place, je me renseigne auprès de nos juristes. La procédure se révèle plus complexe que je ne m’y attendais. Il ne suffit ainsi pas d’une carte professionnelle délivrée par une société du secteur concerné. Il convient aussi d'obtenir une lettre d’habilitation signée du dirigeant en personne. Il est nécessaire, enfin, de produire un extrait de casier judiciaire vierge avec le tampon de la préfecture ! Les organisateurs de l’événement, tout comme les participants, cherchent à se prémunir contre de possibles mauvaises fréquentations. Nuisible à la bonne marche des affaires, ils fuient la publicité par principe. Il faut préciser que, dans ce domaine, la réputation ne s’établit que sur la base d’un réseautage ultra confidentiel.

C’est pourquoi, il est important que je m’assure de l’absence de poursuites à mon endroit. Or compte tenu de mon passé turbulent ou de mes dernières actions… « coups de poings », je me doute que certaines mentions entachent mon dossier. Pour les effacer, je décide de solliciter l’entregent d’un réseau secret dont j’ai découvert les multiples ramifications au cours de mon passage en politique.

En l’occurrence, je me rends au siège d’une loge maçonnique indépendante installée à Eleusis, non loin d’Athènes. J’entends encore certains de mes anciens « collègues » en louer l’efficacité facilitatrice en matière de résolution de problèmes, pourtant très divers. Je n’y avais guère prêté attention à l’époque tant ma nature directe ne me portait pas à goûter ce genre d’intercessions opaques. A mon arrivée, j’apprends d’un haut responsable nommé Eumolpos, que l’on ne s’entraide qu’entre membres affiliés. Il me précise en outre que l’adhésion ne peut intervenir que par le truchement du parrainage interne d’un titulaire !

Bref, je comprends que ces formalités risquent de me faire perdre un temps précieux. Toutefois, je sens que ma réputation ne laisse pas mon interlocuteur indifférent. J’ignore quel aspect de celle-ci le décide à m’apporter son courcours, la peur de mes éruptions colériques ou la fierté de me compter dans ses rangs, mais il me déclare finalement qu’un maître maçon du nom de Pylios me parrainera. Simple coïncidence, sans autre lien avec ma requête initiale que le seul hasard, cela va de soi, il s’avère que le brave homme travaille comme informaticien au… Centre national du casier judiciaire !

Le rituel ésotérique de passage accompli, je suis initié durant les jours suivants aux us et coutumes, très codifiés, de cet étrange univers. La « chance », là encore, me conduit à rencontrer un frère travaillant dans le secteur du fret maritime. Grâce à ses recommandations avisées et à ma virginité judiciaire retrouvée, je peux enfin me rendre au salon du Cap Ténare en toute confiance.

L’événement se tient à l’intérieur d’un bâtiment aux lignes futuristes épousant les contours du relief. Partiellement encastré dans la colline, il donne l’impression de s’enfoncer sous terre. Une fois à l’intérieur, j’appréhende un monde feutré aux couleurs sombres. L’éclairage, à dessein discret, vise à préserver l’anonymat de participants épars, tous vêtus de costumes cravates gris anthracite. Il leur confère un teint blafard qui les transforme en autant de fantômes. De surcroît, la moquette au sol, en étouffant le bruit des pas, donne l’impression qu’ils glissent plus qu’ils ne marchent.

Bien qu’habillé pour la circonstance, ma carrure athlétique dénote par rapport à la physionomie dominante, de tendance voutée. Je sais par mon informateur que la place dévolue aux professionnels de la « protection » se situe au fond, dans la partie enterrée du bâtiment. Préservée de la curiosité par d’épaisses cloisons, l’accès à cette zone protégée implique au préalable de passer par le CHARON. Le Centre d’Homologation des Acheteurs en Réponses Opérationnelles de Neutralisation est chargé de vérifier une nouvelle fois les documents exigés à l’entrée du salon.

Vieil homme au visage sinistre déserté par la joie, le préposé ne peut s’empêcher de frémir devant ma détermination musculeuse. Habitué à scruter les faces blafardes et interchangeables évoquées plus haut, mon regard impatient l’incite à abréger l’examen minutieux auquel il se livre d’ordinaire en gage de sérieux.

Sitôt de l’autre côté, je remarque que les visiteurs cherchent à s’éviter. Il règne une atmosphère éthérée, presqu’inquiétante. Je me sens mal à l’aise dans cet environnement fuyant parcouru par une tension diffuse. D’abord médusé par cette ambiance délétère, je me ressaisis rapidement en apercevant … un revenant ! Incrédule puis sur la défensive, la silhouette qui m’interpelle correspond néanmoins bien à celle de Méléagre.

Il me semblait pourtant que cette ancienne connaissance, un temps chahuté au sein de sa famille politique, était décédée dans un accident de chasse. Soucieux de me rassurer, il m’avoue avoir éprouvé le besoin de changer de vie. Las des luttes fratricides dépourvues de sens, il me confie avoir soudain ressenti l’envie de s’engager dans des combats, certes terre à terre, mais – justement – concrets et exaltants. Sur sa lancée, il me confesse enfin chercher surtout à oublier une femme.

Prisonnier des convenances familiales, culpabilisé par une mère autoritaire qui l’a convaincu de préférer son foyer, il a cru pouvoir renoncer à sa passion pour une dénommée Atalante. Aujourd’hui, victime de sa faiblesse et conscient de son erreur, il me souffle se sentir mort à l’intérieur. Dans un dernier sursaut, sans doute provoqué par l’évocation de souvenirs heureux, il m’enjoint de privilégier l’Amour. Voyant en sa sœur Déjanire ma moitié, Méléagre m’exhorte à la rencontrer, convaincu de concourir à la réalisation pour elle et moi du bonheur conjugal qu’il a laissé échapper.

Après son départ en coup de vent, je reprends mon exploration, méditatif. Tandis que je réfléchis au sens de ses propos, mon attention est attirée par la vue d’un visage familier. Posté devant une issue de secours, mon camarade Thésée me regarde à son tour. Il semble cependant hésiter à me reconnaitre. Il se tient en compagnie d’un dénommé Pirithoos, comme lui, agent de sécurité. Lorsqu’il reprend enfin ses esprits, il m’apprend avoir commis l’erreur de s’être laissé séduire par l’engouement de son compagnon pour l’action clandestine. Ensuite, faute de clairvoyance, emportés dans leur élan, ils avaient négligé de lire en détail le contrat d’embauche supposé exaucer leur souhait « d’œuvrer dans l’ombre au service de la préservation d’intérêts sensibles ».

Désormais simples vigiles au sein du salon, ils se retrouvaient juridiquement pieds et poings liés par un engagement écrit aux termes plus que contraignants ! Qu’à cela ne tienne, je convaincs d’autorité mon ami de me suivre. Hors de question qu’un homme de sa valeur reste prisonnier des conséquences malheureuses d’une loyauté mal placée ! Pour preuve : la justesse de l’appréciation se reflète dans la pleutrerie tremblotante d’un Pirithoos refusant de lui emboiter le pas par peur des poursuites encourues. Quant à moi, peu m’importe la colère de l’H.A.D.E.S (Haute Autorité pour la Défense, l’Espionnage et la Sécurité). Je compte d’ailleurs m’y rendre illico pour clarifier la situation !

En chemin, nous croisons une autre victime de ces dispositions abusives : Ascalaphos. Déjà sous le coup d’une accusation de faux témoignage portée à la suite d’une dénonciation de ses conditions de travail, le pauvre homme apparait véritablement écrasé par la pression menaçante qu’exerce son employeur contre lui. Toutefois, en dépit des efforts que je déploie pour le pousser à la révolte, affolé, il préfère in fine s’enfuir à tire d’ailes.

Révolté par ces méthodes infernales, j’avise un groupe d’employés d’entretien en train de prendre sa pause autour d’un distributeur de boissons. Alors que j’entreprends de les interroger sur leur propre situation, le chef d’équipe s’interpose soudain. Furieux, il exige que je m’en aille sur le champ sous peine d’expulsion manu militari ! Echaudé, je me saisis aussitôt de sa personne avec énergie, bien décidé à le faire changer de ton. L’intervention à point nommé de la directrice adjointe de l’H.A.D.E.S le sauve in extremis d’une humiliante et douloureuse correction.

D’une apparence austère, presque sinistre, Perséphone, efface cette impression par la grâce de sa voie enjouée. Diplomate mais amusée par l’incongruité d’un événement aussi improbable en ces lieux, elle m’invite à la suivre dans le salon VIP. Sensible à ma notoriété elle m’assure de sa considération. Aussi, en témoignage de sa bienveillance, me fait-elle servir une délicieuse collation composée d’une multitude de mets raffinés qui charment mon palais.

Une fois rassasié et radouci, le directeur me rejoint pour discuter. Contrarié, je le sens pressé de rétablir le calme durable propice aux affaires. Il m’invite donc sans détour à exposer le but de ma venue. Sa franchise me conduit à lui annoncer ma hâte d’en terminer avec AgroLead. Je sais qu’Eurysthée répugne à assumer la mission qu’il m’a confiée. Au fond, il craint de voir un jour son nom mêlé à un scandale en lien avec une officine occulte. Il voudrait que je me charge de gérer ce domaine clandestin dont il ne s’attribuerait que les avantages pour me laisser le rôle de fusible en cas de bavure.

C’est pourquoi je requiers de mon hôte qu’il mette sur pied et à ma disposition une équipe d’intervention bien voyante, à la tête de laquelle je regagnerai Mycène tous gyrophares allumés et sirènes hurlantes pour un dernier pied de nez théâtral. J’aurais de la sorte le double plaisir d’afficher ostensiblement le succès de mon ultime mission tout en savourant l’effroi de son fourbe commanditaire devant ma mise en scène spectaculaire! Partagé entre son envie de me voir partir et son souci de préserver la discrétion, mon hôte (malgré lui) finit par accepter à contrecœur de mettre des moyens à ma disposition. A la condition impérative, ajoute-t-il, l’œil sévère, que je convainque les exposants de participer SANS violence NI intimidation !

Fort de l’autorisation de l’H.A.D.E.S, je me mets en devoir de les solliciter pour obtenir d’eux qu’ils me prêtent quelques véhicules et l’assistance d’un peu de personnel spécialisé. D’abord en butte à une hostilité de principe, parfois virulente, je réussis à étouffer leurs angoisses à l’aide d’un argument de bon sens : RIEN ne permettra de les identifier. En conséquence, je me retrouve une heure plus tard sur la route à diriger un convoi lancé à grande vitesse en direction de Mycène !

Composé d’une fourgonnette noire blindée aux vitres teintées, d’un 4x4 rutilant aux énormes roues tout terrain et d’un camion de transport de troupes rempli de mercenaires aux mines patibulaires, notre équipage suscite la consternation des observateurs puis des passants lorsque nous arrivons en ville. Notre entrée en fanfare dans la cour intérieure du siège d’AgroLead précipite les employés aux fenêtres.

A la vue des chiens de guerre en tenue noire débarquant dans le bâtiment à ma suite, Eurysthée court s’enfermer dans son bureau blindé, sans doute persuadé qu’il s’agit d’une menée putschiste dirigée contre lui ! Le rire qui me submerge alors doit cependant bien moins à la jubilation intense liée à ce moment qu’à la joie libératrice qui m’envahit. Finie la servitude !

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