Le jardin des Hespérides

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Chargé de dérober les mythiques pommes d’or, Héraclès doit au préalable localiser le mystérieux jardin des Hespérides qui les abrite sous la protection du vigilant serpent Ladon. Sa quête le conduit d’abord jusqu’au fleuve Léridan, dans les contrées alpines. Interrogeant les Néréides, divinité des eaux qui s’y ébattent, il se voit conseillé de trouver l’insaisissable « vieillard de la mer », Nérée. Après avoir réussi à déjouer son don de métamorphose, il apprend de son fuyant interlocuteur que le mystérieux verger se trouve à l’ouest, dans la région de Tartessos. Néanmoins, pour obtenir plus de précisions, il est contraint de demander l’aide du Titan Prométhée, enchaîné par Zeus sur le Caucase. Rebroussant chemin, il emprunte la route d’Afrique du nord, ce qui le conduit à affronter le géant Antée, qu’il doit décoller du sol - d’où il puise sa force - pour réussir à le vaincre. Ayant consolé sa veuve Iphinoé, il se libère ensuite des pygmées qui l’avaient ligoté et entre en Egypte. Prisonnier du pharaon Bousiris, qui voulait le sacrifier à l’issue d’un banquet cérémoniel, il le tue, ainsi que son fils Amphidamas, avant de s’enfuir en Arabie. Enfin parvenu à destination, Héraclès commence par délivrer l’infortuné Prométhée du cruel châtiment que Zeus lui imposa pour le punir d’avoir transmis le feu aux hommes : il transperce ainsi l’aigle qui chaque jour dévorait son foie régénéré puis rompt ses chaînes. Il obtient alors de son obligé reconnaissant l’emplacement exact du jardin des Hespérides. (En compensation, Chiron, blessé inguérissable, offre sa vie en sacrifice à Zeus). De retour à l’ouest, Héraclès soulage temporairement le Géant Atlas de son lourd fardeau cosmique tandis qu’il lui ramène trois précieuses pommes d’or. De retour à Mycènes, après avoir du ruser pour mettre fin à son pesant intérim, le héros soulagé finit par rendre à Athéna les fruits défendus dont Eurysthée, prudent, refuse d’assumer la détention.


La brèche dans les barrières douanières ouverte (et consolidée), notre Président Directeur Général entend maintenant l’élargir. Ainsi, après les bovins dopés, les oranges OGM ! Ou plus exactement les « pommes d’OR » – pour Organismes Ré-encodés – selon leur appellation juridiquement inattaquable et publicitairement séductrice imaginée par notre service commercial. Bien qu’issus d’une variété naturelle, ces fruits de toutes les convoitises doivent plus au génie génétique qu’à l’évolution. Si la Terre mère en est à l’origine, c’est cependant ATLAS (American Technological Laboratory for Agriculture Science) qui veille dessus.

Ce géant de la biologie d’avant-garde les a mis au point dans sa pépinière expérimentale. Surnommée le «jardin des experts IDE » (Ingénierie, Développement, Etudes), elle abrite des expériences de pointe dans le domaine. Elle contient également les précieuses semences de l’agrume qu’Eurysthée veut importer sur le marché européen. Mon travail consiste à convaincre le laboratoire inventeur de me confier trois pépins pour analyse de la modification génomique. A défaut, l’agence sanitaire de contrôle s’opposera à leur commercialisation au nom du principe de précaution. Or, sans preuve de l’innocuité du produit, impossible de d’espérer gagner les faveurs d’une opinion publique très majoritairement hostile aux manipulations du vivant.

En l’occurrence, la difficulté s’avère d’ordre politique plus que juridique. En outre, à la différence de la viande aux hormones, bon marché, qui offrait un gain de pouvoir d’achat non négligeable aux consommateurs, la vente des « pommes d’OR » ne profitera en réalité qu’aux actionnaires d’AgroLead. Bref, il est impératif de prouver l’absence de danger pour la santé avant toute opération mercatique de reconquête des esprits ! Il n’en demeure pas moins que le chemin risque d’être long et semé d’embûches.

Inutile de penser à biaiser en soudoyant un chercheur. A cause de fuites d’informations antérieures, les « rats » du laboratoire – petits cadres procéduriers du service juridique – enserrent désormais les experts IDE dans un carcan d’interdictions ou d’obligations légales qui les dissuadent de la moindre incartade. Tel un boa constrictor, le LADON (Law Administration Department on Organisms Neocreated) veille à étouffer la moindre velléité de violer la confidentialité des découvertes. Il n’hésite ainsi pas, dès l’embauche, à agiter préventivement la menace de poursuites judiciaires assorties d’amendes ruineuses en cas de non-respect du secret professionnel. Voilà donc qui confirme que la quête ne s’apparentera pas au long fleuve tranquille que je pensais remonter.

Par conséquent, j’abandonne aussi l’idée de recourir à la corruption des sens. Compte tenu des risques encourus et des mises en garde dispensées aux proies potentielles sur ce genre de méthodes, je doute que le charme réussisse là où l’appât du gain a échoué. D’ailleurs aucune des professionnelles de la séduction consultée n’est parvenue à m’envoûter pour me convaincre du contraire… Leur échec m’incite à solliciter l’aide de Nérée. Conseiller occulte, d’une redoutable d’efficacité, il navigue tel un dieu dans les eaux troubles des affaires interlopes. Stratège émérite autant que génial opportuniste, il sait manœuvrer en contrebandier furtif.

Pour cette raison, le premier défi à relever consiste à le trouver. Homme de l’ombre, il vit en effet dans une discrétion qui confine à la clandestinité. Heureusement, je ne suis pas dépourvu de ressources. Après quelques recherches mais, surtout, grâce à un contact, je parviens à lui mettre la main dessus avant qu’il ne s’esquive. D’abord réticent à m’apporter son aide, je réalise que le vieil homme est amer. Découragé par ma détermination, il renonce à ses faux fuyants habituels. Il me conseille de convaincre ATLAS. Au fond, Il est, selon lui, dans l’intérêt du laboratoire de compter AgroLead parmi ses soutiens. D’autant que la recette de sa manipulation génétique ne résistera pas très longtemps aux efforts entrepris par ses concurrents pour la découvrir. Pour finir, il m’incite à rencontrer le célèbre Prométhée.

Spécialisé dans le piratage informatique, ses nombreux succès lui ont autant forgé une réputation d’habileté que les chaînes qui la démentissent. Exploit de trop, la divulgation de secrets relatifs au feu nucléaire provoqua ainsi l’ire de la grande puissance dont l’aigle est l’emblème. Depuis, un mandat d’arrêt international le contraint à vivre en prisonnier dans les frontières d’un petit état improbable non reconnu. Craignant pour sa vie, Nérée m’avertit qu’il se cache car il a « perpétuellement les foies ». Sa soudaine vulgarité traduit le mépris qu’il éprouve pour ce voleur de génie, perdu par son goût immodéré de la provocation.

Soucieux de brouiller les pistes, je décide de travailler dans l’intervalle sur l’établissement d’une nouvelle route logistique. Fort de mon expérience bovine précédente, je retourne en Afrique du nord. Pour éviter les pays du Maghreb producteurs d’oranges, je décide de commencer par la Lybie. Ma démarche ne devrait pas y susciter d’opposition.

Je me heurte pourtant d’entrée au principal grossiste du pays, Antée. Rude négociateur, le combat qui s’engage porte sur le prix de ses services. Son monopole de fait dans la région le conduit à croire qu’il peut dicter ses conditions. En fait, boutiquier de mentalité, ses préoccupations terre à terre démontrent qu’il n’a aucune idée des perspectives commerciales qui s’ouvrent à lui. Exaspéré par sa bêtise, j’élève la voix et le débat jusqu’à parler en dizaines de millions de bénéfices potentiels. Sidéré, abasourdi, dépassé, il me regarde l’abandonner à sa médiocrité pinailleuse sans réagir.

Plus intelligente et dégourdie, sa femme m’accompagne jusqu’à mon hôtel dans l’espoir de regagner mes bonnes grâces. Inventive, pleine d’initiative, elle n’hésite pas à s’impliquer corps et âme dans sa mission rédemptrice, jusqu’au matin… Au réveil, je découvre qu’une centaine d’individus bloque la sortie du bâtiment. A la lecture de leurs pancartes sommaires, je réalise qu’il s’agit d’une assemblée de petits paysans pauvres inquiets de ma présence en ces lieux. Ils redoutent l’arrivée d’AgroLead. A leurs yeux craintifs, elle prélude à l’installation de la grande distribution et annonce leur disparition prochaine. Apeurés plus que revendicatifs, ils m’ôtent l’envie de les bousculer. Sans détour car je n’ai pas de temps à perdre, je les rassure quant à mes intentions. Pour preuve, je pars ce matin même pour l’Egypte !

Le niveau de développement de son économie correspond mieux à mes attentes. Aussitôt sur place, je suis accueilli comme un invité de marque. Une escorte armée m’attend pour me conduire en voiture blindée au domicile de Bousiris. Tel un pharaon, il me reçoit en réalité dans un véritable palais. Patron du plus gros réseau de distribution national, il donne un grand banquet en mon honneur. Le diner est grandiose. Les mets succulents rivalisent avec les crus millésimés. Les plats se succèdent dans un ordonnancement parfait. L’argenterie et la porcelaine reflètent avec éclat la lumière des lustres en cristal. Les serveurs veillent à remplir mon verre à peine reposé. Mon hôte insiste pour que je me régale. Voilà qui me change agréablement de la mesquinerie d’Antée ! Convoqué, stimulé, mon appétit d’ogre s’épanouit en une voracité digne du festin. Je m’y abandonne d’autant plus volontiers que je ne risque pas, cette fois, de commettre d’impair comme ce fut le cas dans la demeure d’Admète.

Après le pousse-café, rassasié, repus, Bousiris m’entraine dans son bureau. Pour terminer en apothéose ces festivités si conviviales, il m’invite à signer notre accord de partenariat. Ensuite, le foie chargé mais le cœur léger, je pourrais en toute quiétude jouir d’une bonne nuit de repos réparateur ! Plein d’une sollicitude paternelle, il me tend son stylo (de marque) tandis que je parcours d’un œil embrumé le document posé sur le bureau (en acajou). Bien qu’enivré par les libations, je remarque vite que les termes du contrat s’apparentent à une véritable spoliation ! Donc, toute cette mise en scène ostentatoire ne visait qu’à m’amoindrir pour mieux me sacrifier sur l’autel de ses intérêts exclusifs ! Son hospitalité sur-jouée ne se réduisait alors qu’à une manœuvre retorse à l’hypocrisie planifiée !! Pour son malheur, après avoir failli à endormir ma vigilance, l’ivresse libère en revanche ma colère de toute retenue.

Lorsque je retrouve mes esprits, Bousiris et son fils Amphimadas gisent par terre assommés. Ils reposent sur les corps inanimés de son secrétaire et de son majordome, au milieu des feuillets éparpillés de l’objet de mon indignation. Conscient des ennuis qui m’attendent si je reste, je quitte immédiatement l’Egypte pour rejoindre l’Arabie. L’unique contact que je rencontre pendant ce court séjour impromptu ne débouche sur rien. Affairiste douteux, le dénommé Emathion ne doit qu’à ma sobriété retrouvée de pouvoir quitter notre rendez-vous sur ses deux jambes.

Lassé de cette succession de déboires mais certain de ne pas être sous surveillance, je repars, décidé, en quête de Prométhée. Je sais qu’il convient de l’approcher avec précaution, pour ne pas l’effrayer. Heureusement, un précieux allié m’accompagne en la personne de mon ancien précepteur Chiron. Blessé par ma faute, au propre comme au figuré, lors d’un affrontement militant ultérieur à Erymanthe, nous nous sommes depuis réconciliés en vue de cette rencontre à venir. Intellectuel engagé, déçu par l’évolution réformiste du syndicalisme, mon ancien professeur soutient désormais l’activisme informatique libertaire.

Sa présence à mes côtés constitue un gage d’honorabilité. Un facteur d’apaisement, surtout, pour un paria vivant en permanence dans la crainte parce qu’il a perdu si souvent… foi… dans une justice soumise aux intérêts rapaces. Grâce à ces dispositions, je suis accueilli sans réserve. Victime esseulée de la vengeance d’une super puissance impérialiste contrariée, Prométhée est un homme meurtri avec qui il faut jouer franc jeu. En échange de son aide pour me permettre d’accéder au « jardin des experts IDE », Chiron se propose d’endosser la responsabilité des fuites d’informations incriminantes. Incapable de se résigner à souffrir de l’ajournement indéfini de l’idéal révolutionnaire qui lui tient tant à cœur, mon vieux maître préfère encore risquer la mort en poursuivant la Lutte là où elle se déroule vraiment !

Emu, soulagé par la perspective inespérée de pouvoir retrouver la liberté, le futur ex captif consent déjà à signer un engagement de confidentialité qui le contraindra au silence pour l’éternité. Il me révèle ensuite détenir des éléments à charge contre ATLAS. Eléments susceptibles de remettre en question sa crédibilité auprès des investisseurs. Or, dépendant du monde des affaires pour financer ses coûteuses recherches, le géant de la biotech ne saurait se passer de son soutien. Avec un tel atout dans ma manche, je peux maintenant entamer une négociation en position de force.

Pas question néanmoins de céder à la précipitation induite par l’euphorie. Sans compter que je me défie des moyens de communication électroniques. Ma stratégie consiste plutôt à me rendre au laboratoire pour rencontrer le PDG en personne. Je mise sur un effet de surprise en direct, de façon à éviter l’immixtion du LADON, qui ne manquerait pas se produire autrement. De surcroit, je sais par expérience à quel point ma présence physique imposante peut avoir une influence persuasive…

Je me remets en route, l’esprit léger, après un repas d’adieu avec mes deux compagnons. En chemin, je m’aperçois que le projet d’importation d’AgroLead, dévoilé par une indiscrétion, a fuité dans la presse. Les réactions sont nombreuses et particulièrement vives chez tous ceux qui s’y opposent : agriculteurs, écologistes, concurrents. Bien que leurs raisons s’avèrent différentes, voire antinomiques, un virulent front du refus s’est formé dont les attaques incessantes se concentrent sur mon nom.

D’abord déstabilisé par la violence des propos, je me trouve dans l’incapacité de répliquer proportionnellement. Cependant, la prévalence croissante d’arguments de type sciento-sceptique me vaut – divine surprise ! – une avalanche soudaine de soutiens de la part du camp progressiste. A l’issue de cette intervention, les Ligueurs réactionnaires sont écrasés. Au départ réservée ou indifférente à mon entreprise, la techno structure dominante refuse toutefois de courir le risque de laisser un discours critique se répandre dans l’espace du débat public !

L’entrevue avec « Monsieur ATLAS » se déroule encore mieux que je ne l’avais imaginée. Il semble même soulagé que je sois venu le voir sans m’annoncer. Il me confie à quel point il est compliqué de travailler avec un LADON omniprésent. Chaque décision qu’il prend ou projet qu’il veut développer doit préalablement faire l’objet d’un examen interminable par un bataillon de juristes sourcilleux. Il m’avoue qu’avec les années les responsabilités, stimulantes à ses débuts, aujourd’hui l’accablent. Sur sa lancée, il me confesse avoir l’impression de porter le monde sur ses épaules. Il envie ma force et mon dynamisme. Il considère que je n’occupe pas un poste à la hauteur de mes prédispositions. En fait, il estime que nous devrions échanger nos places !

Le malheureux ignore que mon ambition ne se tourne plus vers la réussite professionnelle. N’ayant aucun intérêt à le désillusionner, je feins par conséquent d’étudier sa proposition avec intérêt. J’ajoute qu’Eurysthée ne consentira jamais s’il ne récupère pas en contrepartie les trois pépins demandés. Qu’à cela ne tienne, mon obligé se fait fort de les subtiliser sans tarder ! A peine revenu avec son trésor, il pousse la prévenance jusqu’à me proposer de les lui remettre en mains propres ! Conscient du piège, je lui oppose, faussement dépité, que mon suspicieux dirigeant n’y verra qu’une intention de le tromper. Il sait, par contre, qu’étant tenu par une obligation de réussite, je ne peux chercher à l’abuser sans me nuire à moi-même ! En outre, il sera plus facile que je négocie notre permutation. Agacé et inquiet par un nouveau succès qui me rapproche du pouvoir au sein d’AgroLead, il consentira d’autant plus volontiers à la manœuvre.

Soulagé par l’heureuse perspective, à peine différée, de son affranchissement, « Monsieur ATLAS » consent à me donner les trois (presque) fruits de ma si longue quête ! Sitôt parti, je l’informe par texto de mon revirement irrémédiable. Non par malice mais parce qu’il m’est insupportable de mentir. Je laisse aux lâches et aux fourbes ce moyen misérable. Seule la certitude objective de n’avoir eu d’autre solution m’a conduit à surmonter ma répugnance. Maigre consolation : à en juger par le déferlement de messages furieux qui me parviennent en réponse, je me dis que ma victime a retrouvé l’énergie nécessaire pour remplir sa pesante mission !

Une fois à Mycène, Eurysthée contemple mon laborieux butin d’un air détaché. Informé par notre service juridique de l’accusation de recel qu’il encourt en cas de poursuite, il me laisse le bénéfice de ma « découverte ». Il considère désormais ces pépins comme des ennuis et non plus comme la promesse de futures « tonnes d’or », selon son expression visionnaire initiale. Un instant tenté de les lui faire avaler de force, la Raison me commande plutôt de les détruire sur le champ.

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