Le troupeau de Géryon

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Pour ce dixième travail, Eurysthée ordonne à Héraclès de s’emparer du splendide troupeau de Géryon, monstre aux trois corps vivant sur l’île d’Erythie, à l’extrême ouest du monde connu. Parti en bateau, mais vite malade, il poursuit son trajet à pied depuis son escale prématurée en Lybie. Gagnant l’Espagne, il ouvre de ses poings le détroit de Gibraltar, pour marquer son passage. Il rejoint enfin sa destination à bord d’une coupe d’or offerte par Hélios, le dieu soleil, soucieux de se faire pardonner la chaleur dont ses rayons incandescents l’ont accablé. Ensuite, après avoir occis le bouvier Eurythion et son affreux chien Othro puis Géryon lui-même, Héraclès entreprend de rentrer en Grèce. Remontant par le nord, il traverse la Gaule et parvient en Italie. Dépouillé par le brigand Cacus, il finit par le tuer et récupère ses bêtes. Contraint de poursuivre un bœuf fugueur jusqu’en Sicile, il le ramène en Calabre d’où il chasse les bruyantes cigales qui l’agacent. A peine arrivé en Grèce, Héra disperse son troupeau à l’aide d’un taon qui affole l’un des animaux en le piquant. Une fois le cheptel rassemblé et le fleuve Strymon franchi en guise de dernier obstacle, le héros fatigué parvient enfin à Mycènes où Eurysthée sacrifie son butin à… Héra.


La réputation du groupe rétablie, on me confie un nouveau travail d’envergure. Me voici désormais en charge de mettre sur pieds une filière d’importation de viande bovine originaire d’outre atlantique. Réussir implique de surmonter l’obstacle des barrières douanières mises en place à cause de l’emploi d’hormones de croissance durant la période d’élevage des veaux. Jugées dangereuses pour la santé des consommateurs européens, leur utilisation sert de prétexte à l’embargo en cours.

Il n’y a pourtant pas d’avis unanime chez les experts puisque les législations divergent de chaque côté de l’océan. Mes efforts doivent par conséquent se concentrer sur les fondements juridiques de l’interdiction. Néanmoins, vite submergé par la masse des textes à analyser, je décide sans hésiter d’abandonner ce travail d’exégèse contre nature. Homme de terrain j’envisage plutôt la possibilité de faire transiter le bétail par le Maghreb.

Des accords particuliers existent en effet avec ces pays voisins dans le cadre de l’aide au développement. Je découvre ainsi que la viande cuisinée sur place et incorporée dans des plats préparés peut légalement franchir les frontières. Considérée comme garniture, il suffit juste que sa part en pourcentage reste inférieure à la moitié du total. Fort de cette exemption dont l’hypocrisie me choque, je retourne sur le Vieux continent pour taper du poing sur la table des instances communautaires concernées.

Mon esclandre génère en contrecoup deux gigantesques piles de dossiers de recommandations opposées, sur lesquelles un monde de juristes va longtemps pouvoir appuyer ses recherches ! En attendant, la brèche ouverte par mon initiative permet dorénavant à d’autres sociétés qu’AgroLead de s’engouffrer dedans. Une nouvelle fois sous le feu des projecteurs de l’actualité, je tâche en vain de retourner dans l’ombre car la perspective de retrouver le même climat hystérique que lors de ma précédente pérégrination ne me tente pas du tout.

Pour couper court, je profite cependant de l’exposition médiatique pour m’adresser à la presse économique. Ma proposition, fléchée, vise à séduire les gros investisseurs en recherche de placements rentables. Le succès ne se fait pas attendre. C’est un véritable « pont d’or » que l’on met à ma disposition pour organiser la filière d’importation de cette viande si bon marché. Toutefois, malgré la validité en droit, l’entreprise doit maintenant s’affranchir des procédures tatillonnes d’une administration revancharde. Il est temps pour moi de libérer le troupeau de sa gestion !

Le dossier d’autorisation en main, je me rends au siège de ladite administration, basé à Erythie, pour mettre un terme à ces tracasseries. Repéré et identifié dès mon arrivée dans les lieux, j’écrase d’entrée les velléités procédurières de l’OTHRO, l’Opérateur Technicien en charge de l’Homologation des Ruminants d’Outremer. Pas question de perdre du temps avec un subalterne. Le roquet à peine remis à sa place, je dois affronter l’assaut indigné de son supérieur direct. Hélas, pour lui, son niveau hiérarchique secondaire ne lui épargne pas de subir le même traitement autoritaire que son subordonné !

Finalement, alerté par un de ses collègues, le responsable décisionnaire se déplace en personne. Très remonté, il m’informe de son triple refus (procédural, règlementaire et politique) d’autoriser le projet d’AgroLead. Fort des documents établis par notre service contentieux, je lui remets aussitôt les trois référés suspensifs qui réduisent son opposition à néant. Abattu autant qu’impuissant, il ne peut que reconnaitre devant ses troupes médusées la légalité de la démarche, avant de disparaître piteusement.

Sans transition, je m’attelle à établir une filière d’acheminement sûre. Je dois anticiper l’augmentation du volume des échanges. Il va me falloir trouver des sous-traitants fiables techniquement comme humainement. Or, je dois faire preuve de vigilance car la manne des investissements ne manquera pas d’aiguiser l’appétit des fraudeurs, sachant – en outre – que le risque augmente avec la complexité de la chaine logistique.

Hachée en farce, mélangée à de la sauce tomate locale, la viande quittera l’Afrique du Nord pour rejoindre l’Europe par l’Espagne. L’immense verger andalou permettra l’enrichissement de la garniture en légumes à moindre coût. La petite partie de la production consacrée aux terrines et fabriquée en France rejoindra les plats préparés sur les cargos, via le port de Marseille, d’où ils repartiront ensuite à destination de l’Italie. Pays phare dans le domaine, elle fournira les pâtes qui finaliseront la composition de la plupart des produits.

Mon choix du transport maritime se justifie par la meilleure capacité de contrôle qu’il offre par rapport à l’acheminement en camions. Les vraies difficultés commencent lors du débarquement de la marchandise à Livourne. De fait, Jusqu’à là, les tentatives de malversation furent limitées et facilement déjouées. Il me faut maintenant affronter les manœuvres d’un adversaire d’une toute autre envergure : CACUS. En l’occurrence, la Centrale Agricole des Coopératives Unifiées du Sud entend renégocier à son avantage les accords conclus avec AgroLead.

Furieux, je porte aussitôt l’affaire devant le tribunal de commerce de Rome. Le contrat prévoyant le paiement d’indemnités conséquentes pour chaque jour de retard, le différent se règle rapidement tant l’issue judiciaire apparait prévisible. Pour autant, si la stratégie du chantage n’a pas fonctionné, le recours aux manœuvres sournoises lui succède sans tarder. Il se trouve cependant que je n’adhère pas à l’explication de vol mise en avant. Je suspecte un détournement organisé car je n’oublie pas que le S de CACUS désignait au départ la Sicile !

Désormais familier des méthodes de Cosa Nostra, je ne tarde pas à remonter la piste. Ainsi que je m’y attendais, elle aboutit à son repaire insulaire. Après quelques démêlés musclés, je convaincs les responsables locaux du trafic d’y mettre un terme. Sonnants pour leur crâne puis trébuchants pour leur équilibre, mes arguments massues les persuadent aussi de me restituer l’objet du délit ! Autre problème à résoudre, l’indolence du rythme de travail constatée chez certains sous-traitants. Je fais donc jouer la concurrence pour chasser les cigales au profit des fourmis.

Infiltré par des hommes du crime organisé, dont seul le nom change, les ports du sud de l’Italie n’offrent pas de garanties suffisantes à mes yeux. Par conséquent, je décide de privilégier le fret ferroviaire pour le rapatriement final de la production. Une fois dans notre immense centre de stockage en Grèce, elle sera ensuite réacheminée - après paiement - à tous les distributeurs partenaires.

Alors que tout semble rentré dans l’ordre, un résultat d’analyse biologique risque de remettre en question la viabilité de ce bel édifice logistique. Un lot se révèle contaminé par une dangereuse bactérie ERA (Emergente et Résistante aux Antibiotiques). Heureusement, grâce nos procédures de traçabilité éprouvées, il s’avère que la viande infectée ne provient que d’un seul animal. Il n’empêche que pour couper aux rumeurs, je n’ai d’autre choix que d’ordonner l’exécution de tests de dépistage pour l’ensemble des lots. Quitte à perdre plusieurs semaines…

Ces rebondissements épuisent mes réserves de patience. J’ai l’impression que cette chaine logistique se transforme en serpent de mer. Voire en un fleuve sinueux à l’excès dont les boucles à répétition rendent le franchissement impossible. De stimulante, la complexité s’est muée en insupportable complication. A vouloir trop bien faire j’ai ainsi pavé mon enfer présent avec mes bonnes intentions ! Dorénavant, l’exaspération me conduit à cesser de craindre le pire par souci de perfection. Il est temps d’en finir ! Je décide que la détermination qui m’anime, tel un roc inflexible, aplanira le chemin qui reste à parcourir.

Pour être honnête, ces tribulations commerciales me lassent. Sans le piment des altercations avec la mafia pour relever l’aventure, je ne sais si la volonté de contrarier Eurysthée aurait suffi à me motiver. Je me rends compte que l’objectif de devenir un cadre dirigeant ne me stimule plus ; y compris dans l’optique ultérieure de prendre la place du premier d’entre eux. Mon ambition ne se confond plus avec le désir de revanche. Elle ne se nourrit pas davantage de la perspective d’enrichissement. Elle me porte bien au-delà de la notoriété dans le monde des affaires. La renommée à laquelle j’aspire ne se confond pas avec la fierté narcissique de s’admirer en couverture des magazines. Je laisse cela aux cabotins de la comédie humaine ! Le seul rôle que je suis fier d’y tenir parfois reste celui du deus ex machina. Sans doute parce que j’éprouve souvent la sensation d’être le jouet du destin plus que l’acteur de ma destinée.

Je sais que la puissance qui m’anime constitue aussi ma faiblesse. Si elle suscite l’admiration, elle déchaine la jalousie. Si elle provoque l’effroi, elle génère aussi le ressentiment. Au fond, c’est à la postérité que je m’adresse. Elle seule saura en apprécier la valeur. Mes contemporains, Eurysthée en tête, n’en retiennent que l’apparence. Ils la louent ou la blâment à l’aune de leurs intérêts mesquins. Aliénés par une vision utilitariste, ils se révèlent incapables d’en voir le désintéressement altier. Ils confondent la gloire avec l’égocentrisme ! Ils refusent de considérer que je n’ai pas le choix. L’énergie qui me possède m’entraîne. Elle me condamne à l’action. Impossible de la contenir. Comme je fais corps avec elle, il me faut la chevaucher. Si elle m’impose sa fougue, je dois m’astreindre à la diriger. J’entends en rester le maître, ne pas céder à l’ivresse de la frénésie pour ensuite courir le risque de basculer dans la furie. Faute de l’avoir mesuré à temps, j’ai anéanti ma famille…

Finalement, ce que j’ai pris pour une démarche d’expiation s’avère en réalité un processus d’apprentissage. L’élaboration de stratégies commerciales et la conduite de négociations n’auront en fait servi que de points d’appui au déroulé d’aventures initiatrices. Ragaillardi par ces révélations éclairantes, j’ai hâte d’en terminer. Toutefois, un dernier obstacle se dresse sur mon chemin. Comme l’arrivée massive de toute cette viande d’importation va bouleverser le marché, les opérateurs économiques menacés ont décidé de réagir.

Regroupés au sein d’une intersyndicale constituée en urgence, ils veulent frapper fort pour s’opposer au démarrage de la commercialisation. Ainsi les militants du collectif ALCI-ONEE, (L’Alliance des Livreurs Corinthiens Indépendants et l’Organisation Nationale des Eleveurs Exploitants) bloque-t-ils les deux seules voies de passage vers Mycènes sur l’isthme de Corinthe. Il s’agit d’empêcher notre convoi de rejoindre le siège d’AgroLead.

A notre arrivée devant le barrage, l’accueil est houleux. Impossible d’entamer la moindre discussion. Les cris de protestation initiaux cèdent vite la place aux insultes puis aux jets de pierres. Les esprits s’échauffent jusqu’à provoquer une échauffourée. Nos véhicules de tête sont attaqués, les vitres brisées, les pneus crevés tandis que des activistes commencent à agresser les conducteurs. Or, si je comprends la détresse de petits producteurs déjà en difficulté ou de leurs alter ego artisans transporteurs, je refuse de laisser molester les salariés de l’entreprise qui m’accompagnent. Hors de question également de permettre à des excités d’incendier les bétaillères ramenant les plus beaux exemplaires de ces bœufs d’exception !

J’interviens donc sans ménagement pour contrer les auteurs de ces menées subversives ! Très virile mais encore correcte, mon intervention ne suffit cependant pas à dissuader les fauteurs de troubles. Leur colère semble au contraire redoubler d’intensité en même temps qu’elle se concentre sur ma personne. Interceptant un parpaing destiné à me « fracasser », je le renvoie avec tant de force sur le lanceur qu’il subit en retour le sort qu’il entendait me réserver. Inattendu et glaçant, le spectacle sanglant de son corps inerte met un terme immédiat aux débordements.

En conclusion, soucieux de dissocier l’action entreprise de ces images de violence, Eurysthée décide de faire don de ces bêtes splendides à l’HERA (Halle d’Exposition des Ruminants d’Abattoir) sorte de sous salon spécialisé de l’agriculture, réservé aux professionnels du secteur.

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