Le taureau de Crète

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A l’occasion de ce nouveau travail, Héraclès doit se rendre en Crète pour y capturer le furieux taureau noir qui y sème la désolation. Issu des eaux, présent de Poséidon au roi Minos, ce dernier était ensuite revenu sur sa promesse de le lui sacrifier en retour, provoquant la colère vengeresse du dieu lésé. Après une traque difficile, le héros récemment débarqué réussit à agripper les cornes de l’animal dans le but de l’immobiliser. Il lui faudra cependant le chevaucher pendant plusieurs jours avant de parvenir enfin, malgré ses ruades enragées, à le soumettre à sa volonté. Il décide alors de regagner Mycènes sur son dos. En relâchant la bête, Eurysthée ravive son courroux dévastateur dont les Spartiates s’avéreront , par malchance, les prochaines victimes.

On attend maintenant de moi que je regagne les bonnes grâces de la puissance publique en mettant mon encombrante renommée à son service. En l’occurrence, un contentieux l’oppose au gigantesque conglomérat MINOS (Mining Industry N’ Oil Supply), la divergence portant sur l’interprétation de l’une des clauses du contrat qui les lie. Conclu à la hâte quelques années plus tôt par un précédent gouvernement impécunieux, l’accord aujourd’hui contesté prévoyait des facilités d’installation en échange de forages exploratoires dans la zone côtière. Forages dont l’objet premier avait pour but de repérer l’embouchure sous-marine de petites rivières souterraines afin d’en capter la précieuse eau douce, ressource rare désormais rationnée sur l’île.

Cependant la formulation écrite n’entrait pas dans le détail. Sans plus de précision, elle indiquait juste que : « dans l’hypothèse où les explorations entreprises conduiraient à la découverte d’un gisement, l’exploitation de la matière première révélée se ferait au profit exclusif de l’Etat en tant que contrepartie des aménagements consentis dans le domaine de la réglementation minière ». Or, si des sources furent bien découvertes comme prévues, un flot tumultueux autant qu’inattendu de pétrole remonta un jour dans le tuyau. Considérant sa mission aquifère accomplie, MINOS refusa alors de sacrifier une alléchante perspective de bénéfices et décida d’exploiter à son seul profit cette divine apparition. Il entreprit donc de rapatrier le noir torrent via un oléoduc pour le stocker sur terre, en prévision de son traitement ultérieur.

A mon arrivée sur place, je comprends vite que le procès en préparation ne sert que de prétexte à l’Etat pour essayer de revenir sur certaines de ses concessions. Premier employeur local, MINOS dispose en effet de l’autorisation de pratiquer la fracturation hydraulique dans des conditions très avantageuses. Du moins pour lui, l’assouplissement des règles de sécurité entrainant par contre de nombreux désagréments pour la population : pollution de l’eau, rendue impropre à la consommation, mini séismes fissurant les murs des habitations, émanations de gaz toxiques, rejets illicites de produits chimiques, nuisances sonores… Entre les ballets incessants de camions, le pompage clandestin des nappes phréatiques, par ailleurs souillées, et l’empoisonnement des sols, les habitants d’abord séduits par les premières retombées économiques ont depuis déchanté.

A la diminution déjà pénible de la qualité de vie s’ajoute ces derniers temps la peur des conséquences sur la santé. Pourtant moins exposés aux dégradations causées par les activités de MINOS, les citadins commencent eux aussi à trouver la situation inquiétante. Aussi, pour éviter que l’entreprise ne se prévale des autorisations accordées et détourne la colère contre lui, l’Etat attend que je réitère, cette fois à son avantage, la prouesse en communication accomplie à Stymphale.

La recette du succès me commande de retourner enquêter sur le terrain. Néanmoins, les investigations se révèlent plus ardues à mener. D’abord parce que les sites sont beaucoup plus nombreux ET beaucoup plus petits. Ensuite parce que les activités sont multiples ET principalement souterraines. Il existe ainsi des dizaines de puits de forage sur toute l’ile, répartis de surcroit sur l’intégralité de sa surface. Dès lors, je dois parcourir le territoire de long en large pour me rendre de l’un à l’autre.

Heureusement ma notoriété suscite la collaboration spontanée des insulaires, à titre individuel ou collectif. Je peux également compter sur la présence des médias. Les journalistes ne suivent d’aussi près que la courbe des rentrées publicitaires épouse celle de l’audimat ! Il n’en demeure pas moins que leur assistance reste conditionnée à leur intérêt financier. Or, au-delà d’un MINOS pour l’instant retranché derrière un attentisme prudent, l’industrie pétrolière dans son ensemble voit d’un mauvais œil une action qui contribue à ternir son image. Epaulée par des cabinets de lobbying, conseillée par des experts en communication elle entreprend bientôt de contre-attaquer avec force, telle un taureau dans l’arène.

Sauf qu’ici, en Crète, l’animal ne se trouve pas en position de faiblesse ! Il n’affronte pas une armée d’adversaires à cheval, équipée de lances, dans un combat inégal, quasi perdu d’avance lorsqu’épuisé, sanguinolent, il se retrouve devant le toréador impavide. Au pays de la taurokathapsie, l’homme, privé de son épée, devient voltigeur. Il lui faut sauter au-dessus de la bête pour éviter ses cornes tant qu’il n’est pas sûr de pouvoir les saisir sans risque, pour ensuite la chevaucher. Bref, le taureau pétrolier ne ressemble pas à une proie sans défense ! Il dispose de moyens considérables pour protéger sa réputation et continuer à exercer ses activités en dépit de leur nocivité avérée pour l’environnement.

C’est pourquoi, malgré le soutien discret des services de l’Etat, la guerre d’influence est loin d’être gagnée. Même avec l’aide de volontaires motivés, il convient que je « m’accroche » solidement. De fait, la riposte de l’adversaire se met en place en suivant un plan de bataille savamment élaboré. Pression financière sur les médias avec menaces de ne plus passer d’annonces afin de les désolidariser de ma démarche. De complice leur proximité devient critique. Me voici soudain suspecté d’arrière-pensées. Les titres des articles et des reportages interrogent : « Pour qui roule-t-il ? », « Héraclès : dévouement ou autopromotion ? ». On me prête une ambition électoraliste cachée.

Quitte à me répéter, les dieux savent pourtant à quel point l’univers politique ne m’attire pas. Non que je ne possède certaines des qualités requises, comme le charisme ou la détermination mais, hors contexte historique extraordinaire, les règles de ce jeu imposent des accommodements démagogiques auxquels ma nature ne peut se résoudre. Pour tout dire, je n’aspire pas à couper les rubans rouges lors des inaugurations de piscines sous des applaudissements convenus. A choisir, je préfèrerais sabrer mes ennemis dans une mare de sang sous la clameur féroce de mes compagnons d’arme !

Attention : il n’entre nulle cruauté dans ce fantasme qui témoigne surtout de la capacité à s’engager totalement puisque l’on y joue sa vie. La brutalité de l’affrontement interpersonnel s’y affiche juste sans fard. Or, combien de politiciens se hissent-ils à ce niveau d’implication et d’honnêteté ? Eux dont la violence pernicieuse s’exprime sans état d’âme derrière l’apparence hypocrite de comportements policés. Toujours est-il, qu’à côté du chantage économique, la contre-offensive se déploie en parallèle sur le terrain social. En résumé : combien d’emplois, directs et indirects, mon action va-t-elle coûter ?

On cherche à réactiver l’antagonisme syndical à mon égard pour allumer des contre feux. Le taureau noir se débat comme un beau diable pour que je lâche prise ! Peine perdue cependant car les preuves à charges s’accumulent contre lui. Pire, il apparait même que l’abrogation des tolérances relatives aux périmètres de sécurité ne porterait pas de préjudice important à la rentabilité de MINOS. Par conséquent, la guerre d’usure ne se prolonge que pour le principe. Le message adressé ne vise qu’à dissuader de futures contestations devant le prix élevé à payer en temps et en énergie.

Aussi, j’estime que le moment est venu d’envisager la sortie de crise. L’Etat m’assiste en sous-main pour trouver un arrangement convenable, conscient de l’impact que la nature de l’issue aura sur le monde économique. Le dénouement, négocié, devra donc préserver le mieux possible les intérêts de chacun, dans une logique gagnant/gagnant.

Officiellement, l’équation à résoudre se présente ainsi : le Gouvernement actuel tient à se démarquer de son prédécesseur malavisé. Il prône le RESPECT des règles parce qu’il entend PROTEGER la population des dangers de la pollution. Ecologique mais PRAGMATIQUE, il défend un développement DURABLE. MINOS se veut un conglomérat multinational RESPONSABLE. Il n’a JAMAIS enfreint la loi. Il fournit une énergie INDISPENSABLE et BON MARCHE aux habitants. Pour préparer l’avenir, Il INVESTIT dans la Recherche en prévision de la TRANSITION énergétique. Quant à moi, au rôle initial de DEFENSEUR des populations je substitue celui de MEDIATEUR.

En réalité, le rapport de force s’établit sur les bases suivantes : le Gouvernement ne peut rester sourd au mécontentement insulaire. Il en va de sa crédibilité. Toutefois, entrer en conflit avec une industrie qui pèse aussi lourd s’avère risqué. Sa richesse lui confère une énorme influence médiatique et politique. Grâce à mon action d’agitateur, qui a permis d’amplifier l’insatisfaction, l’Etat intervient dès lors en tant que conciliateur. Garant de l’intérêt général, il propose des solutions équilibrées pour régler les problèmes. MINOS y souscrit d’autant plus volontiers qu’il y trouve le moyen de se désengager d’une activité de moins en moins rentable économiquement. La direction du groupe camoufle ainsi à ses actionnaires l’échec d’un projet mal évalué derrière l’apparence d’un repli tactique bien négocié.

Pour conforter cette conclusion consensuelle, j’accepte de répondre favorablement à l’invitation qui m’est faite de regagner le continent sur « Le taureau crétois ». Récente et prestigieuse acquisition de l’entreprise, il s’agit en l’occurrence d’un gigantesque pétrolier flambant neuf. Comble d’honneur, j’obtiens le privilège grisant d’actionner les puissantes cornes de brume pour annoncer le départ du majestueux géant des mers. Pourtant malgré leur grondement impressionnant, les trois longues sonneries rituelles ne parviennent pas à couvrir les vivas de la foule massée sur les quais pour m’acclamer.

Au fur et à mesure que la côte s’éloigne, je sens à nouveau monter en moi l’appel de l’aventure car, avouons-le sans ambages, ce que je viens de vivre n’y ressemble en vérité qu’assez peu. La réussite ne se confond pas avec la gloire. J’ai mené à bien une mission – certes difficile – mais je n’ai pas vécu une épopée. Nulle dimension tragique dans cette bataille … de communication. Les rebondissements ne se confondent pas avec des péripéties. Si j’ai mis ma réputation … de négociateur, en jeu, je n’ai pas exposé ma vie. Tout au plus mon existence.

Il est certain qu’en cas d’échec, Eurysthée n’aurait pas manqué l’occasion de transformer la mienne en enfer ! J’imagine sans peine la fausse désolation devant « un tel gâchis ». Lui qui « croyait tant » en moi, un vrai crève-cœur… Dès lors, malgré sa bienveillance, il allait lui falloir en tirer les conclusions qui s’imposaient. Son devoir de responsable le commandait. Ah, dur métier que celui de Président Directeur Général pour un homme sensible (mais assurément pas sans cible remarquerait M. Molorchos) comme lui ! Il conclurait en ajoutant qu’il s’agissait sans doute d’un mal pour bien. Si mes qualités ne me prédisposaient pas à exercer des fonctions de cadre dirigeant, qu’importait ? Ma vocation se trouvait ailleurs. Chacun sait qu’il n’y pas de sot métier mais que de sottes gens !

Pour finir, il m’assurerait de son soutien indéfectible. Il n’hésiterait pas à mettre son réseau à mon service dès que nécessaire, lorsque j’aurai enfin trouvé ma voie. Dans l’hypothèse où ma réaction pencherait vers l’abattement, sans risque d’ébullition colérique soudaine, il s’autoriserait même à m’avouer à quel point je lui manquerai ! Et sur ces belles paroles sous tendues par une jubilation malsaine contenue, il me raccompagnerait personnellement à la porte de son bureau pour me souhaiter une dernière fois bonne chance, serrant le poing en guise d’encouragement revigorant !

Emporté par mon imagination, l’envie pressante d’aventure a cédé la place à l’amusement. Détendu, je m’aperçois avec soulagement que je ne souffre pas du mal de mer. Le représentant de MINOS qui m’accompagne m’explique que la taille du navire et la puissance de ses moteurs garantissent sa stabilité y compris par mer agitée. Tandis que nous échangeons des considérations maritimes, il me vient à l’esprit la possibilité d’une synergie économique avec AgroLead autour des biocarburants. Je me dis qu’une telle alliance « verdirait » l’image de MINOS tout en nous abondant en capitaux supplémentaires pour la recherche et le développement.

Lorsqu’enfin arrivé, je m’avise de lui en parler, Eurysthée balaye l’idée d’un revers de la main. Il rétorque que cette association, même partielle, ne conduirait qu’à brouiller notre identité. En outre, Il m’apprend que, soucieux de se racheter, l’Etat vient d’accorder à notre ex futur partenaire des autorisations de forages par fracturation hydraulique dans la région de Sparte !

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