Le sanglier d'Erymanthe

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Héraclès reçoit pour mission de se rendre au pied du Mont Erymanthe afin de capturer l’énorme sanglier qui ravage les cultures alentours. En chemin il fait une halte chez le bienveillant centaure Pholos, qu’il convainc de lui servir le vin pourtant réservé à la communauté de ses semblables. Le sacrilège découvert une bagarre générale éclate qui se termine en massacre ; Héraclès tuant aussi son hôte par accident et blessant son ancien précepteur, Chiron. Parvenu sur les lieux de son travail, il doit d’abord se démener pour réussir à localiser le redoutable animal. C’est au sommet enneigé du mont qu’il parvient enfin à le capturer après l’avoir fait tomber dans une fosse, creusée et remplie de neige par ses soins.


La déconvenue est vite surmontée. Un autre problème autrement plus inquiétant occupe le devant de la scène : la grogne sociale résultant de la mise en œuvre brutale de la privatisation sur le site d’Erymanthe, en Arcadie. La pression exercée sur le personnel déchaine le mécontentement. Débrayages, manifestations, mouvements de grève, la violence déborde le cadre de l’usine pour se répandre en ville. Dépassé par les événements, montré du doigt, Eurysthée fulmine. Incapable de définir un plan de sortie de crise, il cherche à se dédouaner en dénonçant l’action subversive d’une minorité d’activistes politisés. « Cent ligués aigris mentent et tout devrait s’arrêter ? » répète-t-il à qui veut l’entendre.

Son mantra magique restant sans effet, il me charge de mettre un terme au désordre. « Ils s’en prennent à la nouvelle culture de l’entreprise et ça nous coûte un max de blé ! » aboie-t-il en guise d’explications, tel un chien craintif essayant de masquer sa peur. Il incombe à un futur cadre dirigeant de savoir résoudre un conflit comme de faire adhérer les hommes au projet de la société. En résumé : à moi de rétablir le calme puis de remotiver les troupes.

Au moins, compte tenu de l’urgence, un tel travail ne risque-t-il pas de s’éterniser ! Avant toute intervention, je décide de rencontrer au préalable le célèbre Pholos. Figure estimée du syndicalisme local, très à cheval sur la nécessité du dialogue social, sa gentillesse naturelle contribua à résoudre en douceur un grand nombre de conflits. Heureux de pouvoir éclairer ma lanterne, il m’invite à partager avec lui, en guise de diner, le délicieux tartare de bœuf qu’il en train de préparer. Devant mon hésitation, il propose aussitôt de me le servir poêlé si je le préfère ainsi. Sa réputation n’est pas usurpée. C’est un être d’une sensibilité rare, prévenant et attentionné.

J’arrive pile à l’heure du repas. Il m’accueille chaleureusement et m’invite à passer à table sans plus attendre. Nous discutons avec entrain. La situation actuelle ne le surprend pas. Il y voit le résultat d’une absence de concertation. Comment conduire un changement aussi radical sans explication, ni association des principaux concernés par son application ? Bousculés dans leurs habitudes de travail, les employés se sentent méprisés. La crainte de l’avenir s’installe et se mélange avec la colère contre l’injustice dans un cocktail explosif. L’analyse est juste. Elle n’appelle aucune critique. Elle s’appuie sur la longue expérience de terrain de son auteur. Il n’empêche qu’elle n’étanche pas ma soif de réponses pratiques. Pire, elle l’avive.

L’illumination jaillit tandis que je rumine en pensées. Il faut acheter la paix sociale ! Du fond de ma mémoire remonte alors le souvenir de ces subventions occultes versées aux différents syndicats, destinées à « fluidifier » les relations avec eux. Si je n’y avais guère accordé d’importance à l’époque de mon bref passage en politique, tant cet univers m’était apparu rapidement dépourvu du moindre attrait dans son exercice gestionnaire, je mesure mieux l’intérêt de la chose aujourd’hui. Petit à petit, une stratégie de déblocage se dessine dans mon esprit. Il me faut convaincre Pholos de prélever des fonds de la caisse noire pour indemniser les grévistes de leurs pertes de salaire. Sonnant et trébuchant, ce geste concret devrait permettre de faire baisser suffisamment la pression pour entamer ensuite des négociations.

Bien que l’idée le tente, je sens mon hôte mal à l’aise. Il m’apprend que l’usage impose d’obtenir l’accord des autres organisations avant tout retrait, même minime. Qu’à cela ne tienne, je le presse alors de convoquer une réunion d’urgence avec tous les interlocuteurs agréés. L’espace d’un instant j’ai l’impression que je vais assister à un rassemblement de familles maffieuses autour de la distribution de pots de vin ! Prémonition ou simple logique intuitive, la réalité semble sortie de mon imaginaire. Les émissaires dépêchés pour la circonstance, arrivés pour la plupart sur de grosses motos rutilantes, ressemblent davantage à des gros bras qu’à des représentants ouvriers. Cavaliers de l’orage qui s’annonce, leur hostilité à mon encontre est manifeste. Ils ne se donnent pas la peine de la dissimuler. Ils me considèrent comme un intrus s’immisçant abusivement dans leurs affaires. Un ennemi de classe malintentionné à qui il convient de donner une bonne leçon !

Impossible d’entamer une discussion, les insultes fusent d’entrée. Mon sang commence à s’échauffer. Ils brûlent d’en découdre ? C’est moi qui vais mettre le feu aux poudres ! Je n’ai pas de leçon à recevoir de braillards jusqu’au-boutistes désertés par la Dialectique ! Ils ne sont que des professionnels du syndicalisme stipendié par des financements dissimulés ! Ils ne se battent plus que pour conserver LEURS prébendes! Ivre de colère, je me déchaine en imprécations. Décochées du haut de mes deux mètres rugissant, mes piques venimeuses les privent vite de toute répartie. Héritage du combat sur IDRE, l’emploi judicieux du fiel démontre une nouvelle fois son efficacité tétanisante. Pour hâter la débandade, je n’hésite pas à bousculer sans ménagement les quelques imprudents qui ont eu l’audace de vouloir me défier physiquement. Déjà déstabilisés par mes invectives au vitriol, cette démonstration de force achève de convaincre ces bourrins de décamper !

Pholos est anéanti. Tout son univers de spécialiste de la concorde vient de s’écrouler. Parce qu’il m’a accueilli chez lui, la réputation dont il jouissait auprès de ses pairs est détruite. Il ne sera plus dorénavant que le complice d’un nervi du patronat briseur de grève. Le calme rétabli, je remarque soudain la silhouette familière de M. Chiron, mon ancien précepteur. Seul intellectuel de la bande dispersée, il me fixe d’un regard navré. Probablement heurté par un fuyard à la fin de l’altercation, il boite mais je lis dans ses yeux que sa blessure est morale. L’estime qu’il avait conservée pour moi a disparu. Le je/nous s’est brisé pour toujours relèverait surement M. Molorchos… Ainsi, je ne reverrai plus ces deux sages, trop rares personnes justes et droites, « sans tort », ainsi que je les surnomme en mon for intérieur... Si ce n’est celui d’avoir un jour croisé ma route…

Le recours à la médiation enterré, il ne me reste d’autre option que d’affronter la tempête. De toute façon, la privatisation en cours est inéluctable. Je répéterai ce discours avec force autant de fois que nécessaire. Tant pis pour ceux qui s’enfonceront dans le déni. Aux autres, je louerai le champ d’opportunités à saisir. Je rencontrerai chaque employé individuellement s’il le faut. Compte tenu de l’intensité émotionnelle qui règne, je sais qu’il me faudra faire preuve de persévérance, ne pas se laisser décourager par les résistances réflexes, rassurer encore et encore, démontrer pour convaincre.

Je mise d’abord sur les ambitieux, qu’il convient de déculpabiliser en insistant sur le caractère irrévocable du changement en cours. De la sorte, penser à leur intérêt ne s’apparente plus à de la trahison mais devient du BON SENS. Ils sont plus intelligents que la moyenne, à quoi bon s’entêter en vain ?

Je parie ensuite sur les conformistes. Attentistes prudents ou couards honteux, ils suivent la tendance dominante mais sans s’exposer. Ils cherchent en priorité à éviter les histoires. Alors, je les remarque EN BIEN. Leur lâcheté devient de la PONDERATION, leur petitesse de la MESURE. Des qualités appréciables et appréciées par la direction car la stabilité est essentielle en période de transition. Pris en otage par des extrémistes, je les assure de ma COMPREHENSION. Leur passivité devient de la LOYAUTE.

Les virulents se divisent deux catégories : les sanguins et les idéologues. La psychologie des premiers commande de les affronter. Ils respectent la force, qu’ils associent au courage. N’étant dénué ni de l’un, ni de l’autre, je les impressionne par ma carrure. Leur cerveau reptilien me reconnait comme un chef légitime, à la différence des représentants de la hiérarchie cravatés en col blanc, trop raffinés à leur goût. Je COMPRENDS leur exaspération. Je PARTAGE leur défiance à l’égard de la Technocratie. Une entreprise performante A BESOIN d’hommes de caractère. Ils ne DOIVENT PAS se laisser manipuler à des fins politiques. Je ne ménage pas mes efforts de persuasion, mouillant ma chemise par monts et par vaux.

Au silence glacial succède peu à peu l’expression d’une colère froide. Longtemps congelés en un bloc de ressentiment muet, les griefs s’énoncent difficilement. Comparables à de lourds flocons de neige, ils s’accumulent en une épaisse couche de ressentiment. L’avalanche de mécontentement découle de ce lourd manteau de frustrations. Par conséquent, la meilleure solution pour hâter le retour au calme consiste à libérer la parole. Dès lors, à chacun son traitement spécifique.

Il faut : AMADOUER les craintifs, pour enclencher le processus, CANALISER les braillards pour purifier le processus, VILLIPENDER les extrémistes pour interrompre le processus. Quant à ces derniers, qui jettent les pierres de la discorde, je les en lapide en retour avec une frénésie qu’ils ne peuvent soutenir. Je DENONCE leurs motivations idéologiques. Je CONSPUE leur stratégie du pire. Isolés, fragilisés, ils incarnent désormais le danger au lieu de l’espoir. Sûrs de leur ascendant intellectuel, ils ont négligé le terrain affectif. Leurs discours n’entrainent plus mais sonnent creux. Les assemblées générales se vident, les piquets de grève se clairsèment, les défilés se dépeuplent, des dissensions éclatent.

La perspective d’une issue par le haut se renforçant, les partisans du compromis étendent leur influence au détriment des tenants de la ligne dure. La majorité aspire à sortir du blocage. La pression se relâche. Le piège fonctionne. La grogne sociale s’enlise. Son soubassement d’insatisfactions additionnées s’est démêlé, la tension corporelle s’atténue. Voici enfin venu le moment que j’attendais pour reprendre le contrôle ! J’invite à la constitution d’une délégation pour conduire des négociations. Boudés par les radicaux prisonniers d’un combat d’arrière-garde, elle est donc composée de délégués prêts à la discussion.

Aussitôt formée, je l’entraine avec moi pour la ramener au siège d’AgroLead. Je profite du voyage pour resserrer mon emprise. L’énergie déployée pour convaincre m’auréole d’intégrité. Mon charisme contraste avec l’attitude hautaine ou apeurée de la direction du site. Aveugle aux difficultés d’adaptation rencontrées par le personnel, sourd à ses suppliques, dépassé par les premiers débordements, l’encadrement local s’est totalement déconsidéré. L’œil rivé sur des indicateurs hors sol, obnubilé par la construction de procédures complexes, l’obsession technicienne de ses représentants les a déshumanisés en actes comme en perception.

Je me dis que la « bête immonde » n’était pas celle que l’on m’avait désignée. Pareil pour la folie destructrice. Bien que spectaculaire dans sa manifestation, la rage des employés ne fut, somme toute, que le faible reflet inversé de la violence froide et méthodique inhérente à la démarche de restructuration.

Arrivés à Mycène, je décide de me rendre directement au bureau d’Eurysthée. Au diable Coprée ! Il n’est pas question d’échouer si proche du but. Je n’anticipe que trop les conséquences désastreuses d’une attente volontairement prolongée dans l’antichambre pour affirmer sa suprématie dirigeante. Puisque mon cher cousin se place en mâle alpha dans l’organigramme, je lui laisse le privilège d’exercer sa domination.

Alerté par le brouhaha provoqué par notre progression dans le bâtiment, il sort de la salle de réunion au moment où nous passons devant. Il se fige à la vue de la trogne ouvrière moustachue de l’un des membres de la délégation. Profitant sans vergogne de sa paralysie, je fais rapidement les présentations avant de prendre congé tandis que je le vois supputer ses chances de pouvoir gagner son bureau sans risque.

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