L'Hydre de Lerne

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Conduit par son neveu Iolaos, Héraclès se rend dans les marais de Lerne pour anéantir le dragon aux multiples têtes venimeuses qui infeste les lieux. Afin de le contraindre à l’affrontement, il le débusque des roseaux qui l’abritent à l’aide de flèches enflammées. Ensuite, tandis qu’il tranche les extrémités sifflantes, Iolaos cautérise les coupures avec sa torche pour les empêcher de repousser. Enfin, bien que blessé par le pincement d’un crabe géant venu soutenir le monstre à l’initiative d’Héra, Héraclès réussit à mettre un terme au combat en coupant le chef principal de l’Hydre. Néanmoins, Eurysthée refuse de valider son exploit au prétexte qu’il ne l’a pas accompli seul.


Le dossier du département communication que j'étudie en détail ne laisse planer aucun doute. En dépit du caractère polymorphe des attaques, il s'agit à l'évidence d'une campagne savamment orchestrée dont le terrain d'expression privilégié se trouve sur internet. C'est depuis les profondeurs de cet univers insaisissable que surgit et se répand la calomnie, ce monstre ivre de haine. Protégés par l'anonymat de la Toile, conspirationnistes, pseudo experts et autres influenceurs s'en donnent à cœur-joie, chacun dans leur registre, pour semer le doute sur la valeur de l'entreprise.

Je ne sais trop par où commencer pour conduire la riposte. Le monde virtuel ne m'a jamais attiré. Il me laisse froid. Ma nature athlétique ne peut s'y épanouir. Elle préfère le contact, même (surtout?) brutal avec le réel. La marque que j'y imprime, tangible, ne peut ensuite y être aussi facilement copiée, modifiée voire effacée. Bien que mon engagement stipule qu'il m'appartient de m'acquitter seul de ma tâche, je décide de solliciter l'aide de mon neveu Iolaos. En l'occurrence, j'estime de pas trahir l'esprit de la règle. Je considère que son assistance équivaudra à celle que me fournirait un manuel ou un tutoriel. Il sera ma balise Argos pour me repérer dans cet environnement étranger !

Comme tous les adolescents, la navigation sur internet n'a pas de secret pour lui. Son rôle consistera uniquement à me déposer sur le champ de bataille. Le reste est mon affaire ! Il accepte avec enthousiasme de guider son tonton adoré dans les méandres de ce marais électronique aux émanations numériques toxiques. Il me confie avoir déjà du lutter contre le fléau du harcèlement en ligne. La souris en main, il me propulse en quelques clics sur le forum de discussion d'un site économique réputé : IDRE (Investissements Durables et Rentabilité Economique). Il s’agit en fait d’un forum qui se divise en de nombreuses discussions autour de sujets différents.

Sur la page relative à la privatisation, je découvre avec stupeur les analyses fielleuses commises par l'autoproclamé spécialiste financier s'affichant sous le pseudo : Yves de Berne. Je devine que la référence à la Suisse vise à cautionner à la fois l’idée de respectabilité et celle d’expertise bancaire. L’individu sévit depuis déjà un certain temps. Ses « contributions » prennent aussi la forme de nombreux commentaires, toujours défavorables aux intérêts d'AgroLead. A l'évidence, il manie avec dextérité le jargon spécialisé et maîtrise l'art de la désinformation. Il écrit avec l'aisance affirmative de celui « qui sait ». A l'occasion, il a recours à une ironie incisive qui met les rieurs de son côté tout en court-circuitant leur esprit critique. Extrait : « La naissance d'un grand groupe dans un secteur en expansion doit assurément réjouir le Marché. D'autant que le volume conséquent des investissements de départ permet de certifier qu'un tel consortium pèse lourd...oui, mais lourd comme les effectifs pléthoriques et l'inertie de l'ancienne structure publique dont il est issu.». Sans être fallacieux, l'argumentaire ne vise qu’à dissuader les soutiens potentiels de s’engager. Partial et incomplet, il révèle en creux sa logique de sabotage.

Je décide de réagir. Une fois inscrit, je choisis de garder mon vrai nom car je compte mettre le poids de sa réputation dans la balance. Mes réponses visent à couper court à ces manœuvres tendancieuses : « Les problèmes à résoudre lors du processus de privatisation d’une entreprise sont bien connus et facilement solvables. N’importe quel économiste compétent le sait. » « En matière d’ajustement de personnel les mécanismes de pré-retraite et d’incitation financière au départ ont déjà prouvé leur efficacité. » « L’importance accordée à la négociation garantit pour le futur l’instauration d’un climat de confiance dont les répercussions positives en termes de productivité ne sont plus à démontrer. » En parallèle, je mitraille les réseaux sociaux de réparties incendiaires assorties d’emoticones idoines afin de prendre la mesure de la contagion virale.

Si ma tactique s’avère fructueuse, les fruits en question sont ceux du dragon et ils me tombent dessus en cascade ! Je peine à répliquer et entrevois le moment où je perdrai pied. Par ailleurs, je commence à ressentir la fatigue nerveuse induite par l’emballement auquel conduit l’apparence ludique de cette joute virtuelle. Petit à petit, je sens que je m’englue dans la vase de ce marais fangeux. Pour me déstabiliser davantage, je découvre soudain que je fais l’objet d’attaques personnelles ; coup bas inattendu qui touche mon talon d’Achille, la disparition de ma famille et ravive ma culpabilité, ce cancer qui me ronge. On me dénonce en meurtrier impuni, on décrie le chauffard inconscient, on conspue l’enragé infanticide, on vomit la brute insensible…et caet…ERA !

Heureusement que Iolaos se tient à mon côté ! Il me conseille de ne plus m’épuiser à rétorquer. Selon lui beaucoup d’internautes se laissent empoisonner l’existence de la sorte. Certains finissent même par se suicider. Il soupçonne la plupart des messages en essaim d’être générés par des robots. « Il faut les crâmer auprès des modérateurs » me dit-il dans son style imagé de collégien 2.0. Joignant le geste à la parole, il entreprend aussitôt de les signaler l’un après l’autre. Pour hâter la réaction des régulateurs concernés, il n’hésite pas à « mettre le feu » partout où il sait pouvoir trouver un relai d’opinion. Nous nous partageons le travail. A lui la neutralisation des réseaux sociaux, à moi la recherche de la tête pensante derrière tout ça.

Je retourne sur le forum pour affronter « Yves ». Il connait mon identité et sait qui je suis. Je dois découvrir qui, derrière ce pseudo hideux, berne (ou du moins essaye) les milieux d’affaires. A mon tour de tricher ! Cette fois, j’ai décidé de créer un compte anonyme. Pour mener mon enquête il est nécessaire que je l’appâte et me fais passer pour un bon bourgeois nanti désireux d’acheter des actions. J’en appelle donc à la clairvoyance économique des connaisseurs en la matière sur le site. Il semble à l’amateur éclairé sous le masque duquel je me présente, que le titre Agrolead constituerait un bon placement. C’est une grosse société, donc solide, qui exerce son activité dans un secteur en pleine expansion. Peut-on rêver mieux qu’une telle combinaison entre sécurité et perspective de profit ? A moins que quelque chose ne m’ait échappé ?

Le sinueux Suisse mord à l’hameçon. Les apparences peuvent-être trompeuses me met-il en garde. Il me conseille d’attendre la fin de la période de transition, très incertaine à ses yeux de spécialiste. Certes, certes mais Héraclès – qui n’est quand même pas n’importe qui – ne partage pas son pessimisme, lui fais-je remarquer. Alors, sur quoi étaye-t-il ses préventions… ? Non que je doute de ses compétences, bien au contraire ! J’ai lu un certain nombre de ses interventions. Elles m’ont convaincu de sa sagacité ! Si j’osais, je lui demanderais de me laisser entrevoir au moins un de ces éléments à charge concrets sur lesquels un initié comme lui doit fonder ses certitudes… L’évanescent Hélvète ne répond pas de suite.

Je devine qu’il hésite entre la tentation de me dissuader et la crainte de se dévoiler. Soudain, Ioalos exulte. Depuis qu’il m’a rejoint en cours de conversation, sa mission achevée, je l’observe du coin de l’œil pianoter sur son clavier avec frénésie. Il m’annonce avoir pu localiser l’adresse IP de mon interlocuteur ! L’ordinateur dont il se sert se situe dans la filiale d’une entreprise concurrente d’AgroLead ! Libéré de l’obligation d’interpréter le rôle contre nature d’apprenti boursicoteur timoré, je me déchaine sur le serpentueux Bernois : J’AI LA PREUVE DE SA DUPLICITE, J’AI DEMASQUE SON EMPLOYEUR, JE SAIS D’OU IL OPERE ET J’AI LES PREUVES QUI LES INCRIMINE ! JE LES SOMME DE CESSER SUR LE CHAMP LEUR CAMPAGNE DE DENIGREMENT !!

Soulagé, je préviens immédiatement Mme Coprée que j’ai réussi à tordre définitivement le cou à ces rumeurs malveillantes ! C’est un jour à marquer d’une (grosse) pierre blanche ! J’estime que ce nouveau succès renforce mon dossier et plaide en faveur de ma future embauche ! Prudente, elle ne fait aucun commentaire si ce n’est pour m’assurer qu’elle va de ce pas en informer Eurysthée. Elle me donne rendez-vous au siège demain matin. En y repensant le lendemain sous la douche, j’en arrive à la conclusion que cette expérience aura été des plus instructives. Pourtant la calomnie me révulse. Elle se situe aux antipodes de ma nature franche et directe. Néanmoins, le combattant que je suis n’a pu que constater l’efficacité redoutable d’une telle arme. Imprégné de cette vérité, je me réserve le droit à l’avenir de décocher quelques flèches empoisonnées en cas de nécessité.

Mme Coprée m’attend devant le hall d’entrée. Elle m’entraine à l’écart et déclare sans transition que le résultat de mon action ne mérite pas l’éloge que j’en attendais. Elle ne conteste pas le résultat en lui-même, dont les effets sont déjà perceptibles, mais m’en dénie la paternité. Il est effectivement impossible de déterminer la part exacte de mon action en raison de l’intervention d’un tiers. Le fait que le choix de mon neveu fût pertinent ne change rien à l’affaire, il reste impossible de démêler nos contributions réciproques. Or comment envisager de recruter collaborateur dont on ne connait pas précisément la valeur ?

Je prends le parti de ne pas protester. Seul compte le succès et c’est bien ce qui contrarie Eurystée, me dis-je, pour qu’il pinaille aussi mesquinement par procuration ! Mme Coprée me tend le dossier qui renferme mon nouveau travail. Je découvre que l’on sollicite maintenant mon habileté de chasseur…de talents. Pour rester dans la course, il est impératif pour un grand groupe multinational de se maintenir à la pointe de l’innovation. Aussi, m’incombe-t-il à présent de dénicher puis de racheter LA petite start-up porteuse de l’idée en or qui permettra à AgroLead de devancer ses concurrents.

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