Le lion de Némée

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Sommé de tuer le terrible lion qui terrorise les habitants de la ville de Némée et des alentours, Héraclès est hébergé sur place par le modeste berger Molorchos. D’abord incapable de terrasser le fauve, dont le cuir résiste à ses armes, il décide alors de l’abattre par la ruse. Pour ce faire, il l’accule dans la grotte qui lui sert de refuge puis l’étrangle au terme d’une lutte épuisante. Il écorche ensuite l’animal avec l’une de ses griffes pour récupérer sa peau en guise de trophée et la revêtir comme armure. Enfin, après avoir sacrifié à Zeus, il ramène la sanglante dépouille à Mycènes où, terrifié par sa vue, Eurysthée court se réfugier dans une grande jarre. Dès lors, le roi apeuré ordonne qu’Héraclès passe à l’avenir par l’entremise de son messager Coprée pour recevoir ses ordres et attester de ses résultats.

Le thérapeute que je dois rencontrer se nomme M. Molorchos. Il œuvre dans le champ du comportementalisme. Installé à la campagne, son cabinet ne paye pas de mine. Il me reçoit sans manière. D’un abord simple, il m’inspire confiance. Je lui expose la raison de ma venue. Il ne me cache pas les difficultés qui m’attendent.

Il propose de recourir à l’hypnose. La technique consiste à accepter de se laisser suggestionner. Une fois dans un état second, il m’invite à me représenter ma colère sous la forme d’un lion. Je ne la vois pas mais le rugissement qui parvient à mes oreilles me pétrifie. Malgré mes efforts, impossible de localiser l’animal ! Désemparé, impuissant, je m’agite sur mon siège et finis par revenir à moi, hagard et en sueur. M. Molorchos est préoccupé par mon état. Il juge préférable de clore la séance et me fixe un nouveau rendez-vous dans une semaine.

Le soir dans mon lit, je me remémore ma vision. Je comprends mieux maintenant la terreur que j’ai pu inspirer à ceux qui ont déclenché mon courroux. J’ai beau réfléchir à l’origine de mon éruptivité, je ne parviens pas à remonter jusqu’à la source. C’est à croire que je suis le jouet de quelque influence surnaturelle dont l’enjeu me dépasse. Quelle autre explication ? Je n’ai rien à reprocher à mes parents. Ma mère m’aimait comme son petit dieu. Mon père, quoique surpris de ma constitution exceptionnelle, en était plutôt flatté.

Je m’endors sur ces considérations. Durant mon sommeil, je rêve que je me retrouve totalement seul, sans personne pour m’aider dans ma traque. Tous les habitants ont fui. Je scrute le sol en vain, déconcerté, car aucune empreinte ne s’y trouve. Je décide de le provoquer. Il me faut le vexer. Je vais piquer son orgueil de super prédateur, peu habitué à être défié. Pour cela, je lui décoche quelques traits d’esprit bien acérés ! Je comprends qu’il préfère se cacher maintenant qu’il sent que sa domination est mise en danger ! A moins que, devenu vieux, sa surdité ne lui ait pas permis de m’entendre arriver ? Le pauvre, il n’est sans doute plus que l’ombre de lui-même… !

Soudain, il apparait. Sa gueule est encore rouge du sang de son dernier et - à l’évidence - récent repas ! Encouragé dans mes efforts, quoique qu’impressionné par sa taille gigantesque, je le regarde d’un œil que je veux goguenard et lance une nouvelle volée de remarques ironiques : Pourrait-il m’indiquer où se trouve son congénère si terrible dont tout le monde a peur aux alentours ? il s’agit certainement du mâle alpha de sa troupe, qu’il m’y conduise sans tarder !

A ma grande surprise, il ne me prête aucune attention. Pire, il paraît même ne pas m’avoir remarqué ! Dépité, l’irritation me gagne. Je décide de frapper plus fort avec des réflexions plus tranchantes : je ne suis pas dupe de son indifférence factice ! Il n’est qu’un couard honteux qui cherche à dissimuler sa peur derrière une impassibilité feinte ! Peine perdue, la bête ne réagit pas davantage. Hors de moi, j’entreprends de lui asséner avec rage un dernier argument massue : « Lâche que tu es, cesse de t’en prendre à de petites gens sans défense, accepte de te battre contre un guerrier de ma trempe ! » Il se retourne, comme interloqué. En fait, je devine que c’est le volume de mon hurlement qui l’a indisposé et non la teneur de mes propos. Il secoue la tête et disparaît en quelques bonds, sans doute pour rejoindre son antre.

Son évanouissement entraîne la dissipation simultanée de mon rêve. A l’issue du récit que je lui en fais, M. Molorchos sourit de ma perplexité. Malgré mon acharnement, rien ne s’est produit ou presque. Il explique mon échec par l’incohérence de se mettre en colère pour chasser … sa colère. En agissant de la sorte, je contribue à la renforcer au lieu de me donner les moyens de la contrôler. Je dois plutôt la circonscrire par l’analyse, en rechercher la cause profonde. Il se demande si la frustration que je ressens ne résulte pas de la difficulté pour le colosse que je suis de vivre dans un monde de gens normaux.

En effet, ce monde n’est pas taillé à ma mesure. Tel un vêtement étriqué, je le déchire au moindre mouvement spontané. C’est la raison pour laquelle j’aspire aux horizons lointains, aux espaces à conquérir. Faute de m’en rendre compte, je vis dans la culpabilité. Je me réfrène en permanence pour essayer de ne pas incommoder mes - en vérité - si peu semblables. Il me souvient, qu’enfant, je me sentais appartenir à l’univers des super héros dont je lisais avec envie les aventures extraordinaires. Je me disais alors qu’il en existait réellement sauf qu’ils préféraient opérer dans l’ombre par souci d’efficacité. Qui sait, peut-être l’un d’eux, leur chef, m’avait-il investi d’un pouvoir particulier, ma force en l’occurrence, et veillait-il sur moi à distance ?

Je repars de cette séance soulagé, plein du droit que je m’accorde désormais d’être comme je suis, sans conditions. Qu’importe si je dépare en société puisque mon désir me porte ailleurs ! Je comprends mieux la fascination que j’éprouve pour la gloire. C’est la reconnaissance que je recherche mais à l’échelle de ma nature hors norme. Là où la plupart des hommes espèrent survivre grâce à leurs enfants, ma quête d’immortalité doit s’accomplir au travers d’exploits grandioses. J’ai longtemps eu un peu honte de ces pensées grisantes. Elles me semblaient l’expression d’un orgueil inavoué, voire la boursouflure d’un ego surdimensionné. Je sais maintenant qu’il n’en est rien, juste la transposition proportionnée d’une aspiration universelle.

La conclusion s’impose d’elle-même : ce lion n’est pas mon ennemi, il incarne la puissance qui coule dans mes veines. Faute de la reconnaître comme légitime, je l’ai transformé en une féroce bête sauvage qu’il convenait de terrasser. M. Molorchos opine. Il loue ma progression. Il pense que le dénouement approche à grands pas. Je m’allonge pour une nouvelle plongée en hypnose et reprends la chasse aussitôt. Néanmoins, cette fois-ci, je sais d’instinct où aller, si bien que je me retrouve assez vite devant la caverne qui abrite le fauve. Pour que la rencontre ait lieu, je me remémore les deux écueils à éviter : se laisser envahir par la peur ou adopter une approche agressive.

Difficile cependant de rester calme tant l’animal est impressionnant ! Farouche il m’observe avec animosité avant de charger brusquement. Puisqu’il s’agit d’une projection de mes pulsions colériques, je décide de faire corps avec lui dans le but de me les réapproprier. Le choc est terrible ! L’énergie qui s’en libère me pénètre par de multiples secousses. J’ai l’impression d’être en surtension et proche de la dislocation ! Heureusement, à mesure que les minutes s’écoulent, l’intensité des ondes qui me traversent diminue puis disparaît. J’AI EU SA PEAU !!

Epuisé mais soulagé, je reprends conscience. M. Molorchos me regarde avec une satisfaction mêlée d’étonnement. Il m’avoue être rasséréné lui aussi car le risque de décompensation en bouffées délirantes n’était pas à exclure compte tenu de l’engagement extrême dont j’ai fait preuve. Il conclut en m’invitant à revêtir symboliquement la dépouille de ce lion dont j’ai maintes fois répété qu’il « était unique ». ( Etait_tunique », se sent-il obligé de préciser en psychologue patenté). Ainsi, à partir de ce jour, mon tempérament volontiers qualifié d’emporté devient léonin ! C’est là ma griffe, souligne-t-il !

Pour fêter comme il convient le succès de ma thérapie, nous décidons de sacrifier au rituel consacré du bon gueuleton. Ces émotions m’ont donné si faim que je mangerais un bœuf ! Pour le coup, même imaginaires, ces péripéties carnassières nous incitent à festoyer dans un établissement local réputé pour la qualité exceptionnelle de sa viande bovine, estampillée ZEUS car issue de Zones d’Elevage Ultra Sélectives. Nanti du document qui atteste de ma guérison, je peux maintenant retourner au siège d’AgroLead pour la remettre à Eurysthée.

Je me réjouis à la pensée de sa mine déconfite tant il était convaincu de mon échec. Il me vient à l’esprit quelques idées provocantes : l’imprimer sur une peau de lion achetée chez un taxidermiste, la lui présenter en tenue léopard (à défaut) ou encore me faire tatouer un fauve sur l’avant-bras. La mise en scène imaginaire de ces scenarii m’amuse beaucoup pendant tout le trajet du retour. Ajoutée à la satisfaction de ma réussite, la joie qui m’envahit me conduit bientôt à un état d’euphorie véritablement « stupéfiant ». Je ne roule plus, je vole.

A mon arrivée, débordant de vitalité, je préfère emprunter les escaliers dont je monte les marches quatre à quatre. Parvenu à l’étage de la direction, je surgis en trombe et me retrouve nez à nez avec un Eurysthée tétanisé par le spectacle inattendu et sidérant d’un géant survolté agitant au bout de son bras levé bien haut, l’attestation roulée dans son poing telle une matraque prête à s’abattre sur lui ! « Et voilà le travail ! » lui lancé-je avec exubérance, toutes dents dehors dans un sourire d’ogre exalté qui achève de décomposer ses traits déjà livides. Saisi par la panique, il s’enfuit dans son bureau dont il claque aussitôt la lourde porte blindée en bronze. Quelques minutes plus tard, sa chargée des relations publiques, Mme Coprée, m’informe que lui incombe désormais le rôle d’intermédiaire. Elle inaugure sa fonction d'interlocuteur exclusif en m’invitant à me rendre à la direction des ressources humaines.

Une fois sur place, j’apprends qu’il a été décidé de me proposer un recrutement comme collaborateur … occasionnel. On m’explique que le test d’aptitude psychologique ne constituait qu’une première étape. Société aux ambitions mondiales en pleine structuration, Agrolead attend de ses futurs cadres dirigeants qu’ils démontrent leurs capacités. On exige aussi d’eux qu’ils soient polyvalents afin de s’épargner les fréquents conflits ultérieurs entre responsables trop spécialisés des différents domaines d'activités. De la sorte, les finances, la recherche et développement, le commercial, la production et le marketing réussiront-ils à œuvrer plus facilement de concert, à l’instar des nombreux organes qui composent le corps humain et concourent à son bon fonctionnement.

En préambule du contrat de mission que je découvre, il est indiqué qu’«AgroLead, entreprise d’envergure émergente, subit depuis son lancement une campagne insidieuse de dénigrement visant à jeter le discrédit sur son image dans l'optique de saper la confiance des investisseurs et celle de ses clients. ». Il m’est demandé d’y mettre un terme définitif, les actions menées en ce sens ayant jusqu'ici échoué à y parvenir.

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