Préambule : La gloire de ma mère.

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Fils illégitime de Zeus, qui s’unit à la mortelle Alcmène en prenant l’apparence de son mari Amphitryon, le futur Héraclès porte d’abord le nom d’Alcide, tandis que son frère jumeau « légitime » prend celui d’Iphiclès. Entre temps, pour se venger de l’infidélité de son divin époux, la déesse Héra a provoqué la naissance anticipée d’Eurysthée, cousin du futur héros, afin qu’il hérite à sa place du royaume d’Argolide. Rancunière, elle poursuivra ainsi de sa vindicte le bâtard honni durant toute son existence terrestre. Rebaptisé Héraclès à la suite de son premier exploit, accompli dès le berceau en tuant deux serpents menaçants, le jeune demi dieu fait donc très tôt la démonstration de sa force exceptionnelle mais aussi de son emportement colérique. Envoyé à la campagne après la mortelle altercation avec son précepteur Linos, Héraclès acquière un début de renommée par ses actions exceptionnelles de justicier, de chasseur et d’amant. Devenu adulte il décide de regagner Mycènes. En chemin, il aide les Thébains à s’affranchir de la tutelle du roi d’Orchomène, Erginos. En récompense il obtient la main de Mégare, fille du roi victorieux Créon, avec laquelle il aura trois fils. Quelques années plus tard, rendu fou par l’influence d’Héra, il massacre sa famille dans un accès de rage. Désespéré, il consulte l’oracle de Delphes qui lui enjoint d’expier son crime en réalisant dix travaux (mais au final douze car deux seront refusés) pour le compte de son cousin Eurysthée.

J’ai tué ma femme et mes enfants. J’ai massacré ma famille. Je ne le nie pas. Je n’ai aucune excuse et n’en cherche pas. Ma conduite est inqualifiable. Je suis incapable de me contrôler.

Les corps calcinés viennent d’être extraits de la carcasse encore fumante. Du véhicule il ne reste que cet amas de tôles noircies. En m’éjectant de la voiture pendant l’accident, le destin ne m’a épargné que pour m’obliger à contempler, accablé, les conséquences tragiques du dernier de ces accès de rage dont je suis si souvent la proie.

La police a conclu à une sortie de route accidentelle. Elle l’impute à un moment d’inattention. Prostré et en état de choc, je n’ai pu répondre à leurs questions, ce qui conforte leur conclusion.

La vérité pourtant, si elle était connue, m’incriminerait bien davantage. Que dire en effet d’un mari et d’un père incapable d’assumer ses responsabilités ? Pire encore : incapable d’apprécier le bonheur conjugal et la joie d’un foyer ?

Certes, mon mariage avec Mégare ne résulte pas d’un coup de foudre. Il y entrait même des considérations d’opportunité. Elle n’en était pas moins d’un commerce agréable et possédait les qualités d’une bonne épouse. Je n’ai rien à lui reprocher, pas plus qu’aux fils qu’elle m’a donnés.

C’est juste que cette vie m’étouffe. Je m’y sens à l’étroit. Elle ne correspond pas à mon tempérament fougueux. Elle n’étanche pas ma soif d’aventure. Il me faut bien l’avouer au milieu de ces restes brûlés, sinistre bûcher de ma vanité : elle contrarie mon désir de gloire.

J’ai eu beau essayer de me raisonner, de modérer mes ardeurs, de m’exhorter à la patience mais rien n’y a fait. Impossible de lutter contre sa nature. Je bous intérieurement. Tout m’agace, les chamailleries des enfants sur la banquette arrière, les regards inquiets de leur mère, ses tentatives maladroites pour m’apaiser. Elle connait l’ambition qui me ronge et ne doute pas que je saurai la réaliser. Tout vient à point pour qui sait attendre…le jour arrivera où je succéderai à son père, Créon ou deviendrai l’égal de mon cousin Eurysthée !

Eurystée ! Un minable dont la position ne doit rien au talent et tout à l’héritage ! Un pleutre qui craint que je lui prenne sa place !! Un avorton chétif qui pense compenser sa débilité physique par la perfidie !!! Comment parvient-elle à croire que je pourrais me satisfaire d’un niveau inférieur de responsabilité !? Que m’importent les postes intermédiaires : ils n’ont aucun intérêt ! Ils ne sont guère que des tremplins pour parvenir au vrai pouvoir, le seul qui vaille la peine, le seul auquel j’aspire !!

Que je sois, comme elle, le fils d’un gros propriétaire terrien devenu élu local, ne change rien à mon ambition ! Je laisse ce « projet » à ma demi-portion de frère Iphiclès, s’il le souhaite, puisque ce n’est pas lui qui a hérité des gènes du héros de la famille, le seul qui ait réussi à « percer » !

Quand allait-elle enfin comprendre et le monde avec elle que j’étais appelé à la plus haute destinée !!!

C’est au moment où je hurlais cette dernière phrase en levant les bras, les doigts crispés de colère et mon regard furieux planté telle une flèche dans ses yeux terrifiés, que je perdis le contrôle du véhicule.

Des tonneaux qui s’ensuivirent, je ne garde aucun souvenir, pas plus que de mon expulsion hors de l’habitacle qui précéda l’explosion du réservoir puis l’incendie mortel.

Après l’effacement de ma lucidité, plus tôt, mon esprit erra… Oui, …erra, …mais dieu sait où ?

Il fallut encore un certain temps avant que je ne revienne à moi et découvre avec horreur l’ampleur du désastre.

Et maintenant, tandis que l’on me ramène à Thèbes, en plein état de choc, les images du passé surgissent de ma mémoire comme pour me redonner une consistance et m’empêcher de m’effondrer.

Pourtant, il y a en moi une force hors du commun qui a, depuis mon plus jeune âge, toujours suscité l’admiration autant que l’effroi ou l’envie, avec son inévitable corollaire : la médisance.

Mon père lui-même faisait montre d’une certaine ambivalence à mon égard. La rumeur disait que j’avais été conçu au retour d’une campagne électorale victorieuse. Il voulait croire que ma puissance singulière trouvait sa source dans l’euphorie qui l’animait alors.

En réalité, Il répugnait à admettre que je tenais davantage de ma mère, la si forte Alcmène, elle-même fille du si brillant Electryon. Il prétendait, pour plaisanter, que mon impétuosité n’était que le résultat des compléments vitaminés qu’elle ajoutait dans mes biberons. Il en voulait pour preuve la voracité avec laquelle je les suçais et qui m’avait conduit un jour à arracher une tétine dans un accès de gloutonnerie. Le lait, divin nectar à mes papilles, avait soudain jailli en une multitude de goutes et tâché jusqu’au plafond bleu nuit. Les traces blanchâtres qui le constellèrent ne s’effacèrent jamais.

Une autre légende familiale raconte comment, encore bébé, je fis crier deux gamines qui cherchaient à nous effrayer mon frère et moi en empoignant fermement leurs nattes pour mettre ainsi fin dans les larmes à leur persifflage de petites vipères venimeuses.

Compte tenu de mon caractère éruptif mes parents ne voulurent pas courir le risque de m’envoyer à l’école publique et décidèrent de confier mon éducation à des précepteurs.

Celui dont je garde le meilleur souvenir s’appelait Monsieur Chiron. Pédagogue remarquable il réussit à susciter mon intérêt pour les sciences naturelles. Je guettais avec impatience son arrivée, fasciné par l’énorme moto qui me semblait faire corps avec lui.

Par contre, je détestais Monsieur Linos, le professeur de musique qui avait choisi de m’apprendre la guitare classique au lieu de la batterie. Tatillon et rigide, il s’obstinait à m’enseigner le solfège malgré mes problèmes de concentration. Excédé par mon manque d’attention il finit un jour par me donner une claque. Fou de rage je menaçais de lui jeter son instrument au visage, provoquant sa chute et la fracture du crâne qui le tua.

En dépit du caractère accidentel de son décès, le retentissement de ce nouvel accès d’emportement poussa mes parents à prendre la décision de m’orienter vers l’enseignement professionnel, dans une filière mieux en accord avec ma nature dynamique.

C’est ainsi que je fus mis « au vert », en apprentissage, au lycée agricole de Thespies et, sur le terrain, dans l’exploitation de M. Thespios, maire de la cité et ami de mon père, Amphytrion. M. Teutoros, le responsable de l’élevage bovin, me fut attribué comme tuteur.

De ces années d’enseignement pratique au contact de la nature, je garde un excellent souvenir. Constamment sollicité par les multiples travaux à accomplir, aux champs comme à l’étable, mon énergie trouva enfin à s’employer utilement. Dès lors, mon corps connut un développement rapide autant qu’impressionnant, si bien qu’à dix-huit ans, j’atteignais les deux mètres et possédait une carrure athlétique.

J’en imposais et ma réputation grandit au rythme de la croissance de ma musculature. Je sus me faire apprécier de mes condisciples et respecter des voyous du quartier, à qui j’infligeais de sévères corrections à chaque fois qu’ils venaient semer le trouble. Ma notoriété s’établit auprès de tous lorsque je ramenai en guise de trophée le blouson de cuir du « Lion », célèbre braconnier à la crinière fauve, que je réussis à prendre en flagrant délit sur le bétail et à faire enfin condamner.

Le climat de sécurité qui s’installa jusqu’en ville me valut la sympathie de M. Thespios, lequel considérait par ailleurs les élèves de « son » lycée comme « ses enfants ». Le fait est que « ses filles » m’appréciaient beaucoup elles aussi et me le témoignèrent de très près en cinquante occasions !

A l’issue de ces exaltantes années je terminais donc et ma scolarité et mon adolescence. J’étais désormais un homme, à qui sa force hors du commun donnait un sentiment de puissance illimitée et une grande confiance en lui. L’avenir s’ouvrait devant moi. Je ne doutais pas qu’il m’offrirait de multiples opportunités de démontrer ma valeur au monde entier !

C’est dans cet état d’esprit conquérant que je me mis en chemin pour regagner Thèbes. La campagne pour les élections régionales battait son plein. Le débat, qui cristallisait les passions, portait sur le maintien à Orchomène du siège de l’administration ou son déplacement à Thèbes. Il opposait Erginos, le président sortant de l’exécutif béotien au Maire de Thèbes et ami de mon père, Créon.

Les thébains considéraient que le développement économique de leur cité et son rayonnement culturel justifiaient le transfert. Ils remettaient en question la part du budget qui leur était allouée. Ils estimaient le montant de leur contribution excessif et se plaignaient d’être traités comme « des vaches à lait » depuis trop longtemps.

A l’occasion d’un débat électoral, je m’en pris violemment aux représentants locaux de la majorité dont je dénonçais l’extorsion fiscale. Je les dissuadai de remettre leur nez en ville et les sommais de déguerpir, sous peine de leur tirer les oreilles ! Qu’ils s’en retournent dire à leur chef de ne plus faire le sourd à nos revendications et à bon entendeur, salut !!

L’esclandre suscita une violente contre-attaque médiatique et la bataille électorale prit une tournure véritablement belliqueuse. Nommé en charge de la campagne, je sus me contrôler et fis preuve d’une froide détermination pour élaborer une stratégie gagnante. Cependant, l’extrême tension nerveuse générée par le climat délétère des derniers jours de combat s’avéra fatale pour le cœur de mon père.

Aussi, bien qu’éclatante et malgré la reconnaissance de Créon, la victoire me laissa un goût amer. Seule la tendre compassion de sa fille Mégare dont je m’étais rapproché avec sa bénédiction pendant cette période si intense m’apporta un vrai réconfort. Notre union s’imposa vite comme l’évident épilogue de l’épopée politique que nous venions de vivre. Chacun avait le sentiment d’y trouver son compte et ne voyait par conséquent aucune raison de ne pas s’en tenir aux seules apparences.

Créon m’appréhendait en digne successeur, sa fille en mari sécurisant avec qui fonder une famille tandis que je joignais de la sorte l’utile à l’agréable. Certes, mon ambition ne se limiterait pas à une carrière politique locale mais j’étais jeune et cet arrangement constituait une bonne rampe de lancement. En outre nous étions encore tous grisés par notre réussite, habités par la certitude de lendemains heureux.

Le désenchantement s’installa de façon insidieuse. Ma nature impétueuse s’accommodait mal de ce que je considérais comme un embourgeoisement provincial. Je devenais un notable, apprenais l’art du compromis politique, indissociable de celui de la gestion des affaires publiques. Seules les naissances de mes fils rassasièrent-elles pour un temps mon appétit de défis à relever. Toutefois l’expérience de la paternité au quotidien se révéla vite moins stimulante que je ne l’avais imaginée. Je cherchai en vain dans l’infidélité à satisfaire mon désir de conquêtes mais ces « aventures » n’en eurent guère que le nom. Je rêvais d’embarquer pour des périples mouvementés, non pour aborder les rives harmonieuses de Cythère !

Petit à petit, je devins irritable. La frustration qui s’insinuait en moi me rendait impatient. La moindre contrariété pouvait alors susciter ma colère. Ce fut le plus souvent Mégare qui dut composer avec ces débordements injustes. Après avoir passé mes nerfs sur eux, je renvoyais de nombreux employés de maison, terrorisés, pour des motifs futiles. En réalité, je leur reprochais sans m’en rendre compte d’incarner les contraintes de la vie domestique et sédentaire qui m’aliénait.

Le déclencheur de la catastrophe à venir fut paradoxalement une source d’espoir à son origine. L’antique A.R.G.O.L.I.D.E (Agence Régionale des Grands Opérateurs Locaux de l’Industrie et du Développement Economique) allait bientôt être privatisée en vue de devenir un géant de l’agroalimentaire mondial sous la nouvelle appellation moderne d’AgroLead !

Le signe du destin tant attendu se manifestait enfin ! Je ne doutais pas que ma formation et l’appui de mon influent beau-père me permettraient d’en prendre la direction. N’avais-je pas aussi démontré mon aptitude à entreprendre ? N’étais-je un meneur d’hommes reconnu qui savait fédérer les énergies autour d’un objectif à atteindre ?

J’allais enfin pouvoir quitter le cadre étriqué de la région pour celui plein de promesses des nouveaux marchés à investir de la mondialisation !

J’étais le combattant désigné pour la guerre commerciale qu’il allait falloir conduire !

La déception fut une gueule de bois à la hauteur de l’ivresse qui m’avait envahi lorsque j’appris qu’Eurysthée, actuel gérant de l’agence, nommé à peine quelques jours plus tôt, se voyait confier la responsabilité de la transition !

Créon me confia que la décision venait de « tout en haut ». Il y voyait le résultat d’une sourde machination visant à écarter le chouchou de l’opinion, vox dei, que j’étais. Jeune lion ambitieux, trop charismatique, mes prétentions avaient, me dit-il, suscité la jalousie « des rats ».

Je fulminais. Il était hors de question d’accepter ce choix injuste. Mon profil me prédestinait d’évidence à occuper la fonction de dirigeant. J’étais déterminé à défendre ma candidature coûte que coûte ! Avec le renfort de Mégare et des enfants, je mettrai la pression sur Créon pour qu’il plaide ma cause. Pensant déjouer un coup du sort, je scellai en réalité mon destin dans cette funeste équipée.

Dès lors, que me reste-t-il ? Rien qui me retienne à Thèbes, en tout cas. Le choix est simple en vérité : le suicide ou l’exil. A ceci près que me donner la mort m’absoudrait trop facilement de ma responsabilité. Or, je ne veux pas échapper à mon tourment mais continuer à en souffrir en guise de châtiment.

Ma décision est prise : je vais partir. En premier lieu pour échapper à la dépression qui me guette ici. Ensuite pour réussir à y voir clair. Pour cela, il me faut le conseil d’une personne avisée. Dans le milieu des experts en stratégie, le nom qui s’impose et que les décideurs en crise vont consulter est celui de Delphine Pythie. Surnommée la grande prêtresse, elle saura me donner la marche à suivre.

Le verdict de la spin doctor sous cocaïne est sans appel : je dois faire profil bas et me racheter. Seule note positive, je ne constitue plus une menace aux yeux des « rats » qui redoutaient mon ambition. Ma chute n’en diminue pas pour autant mes compétences. Au contraire, elle les replace en avant. Son plan : proposer humblement mes services à Eurysthée.

Soit ! Ce n’est pas ce je voulais entendre, mais je sais qu’elle a raison. La Minerve que je porte encore depuis l’accident me convainc du bien-fondé de cette démarche. Elle m’empêche de secouer la tête pour signifier mon refus ! Grâce à elle, on peut dire je l’ai solidement plantée sur les épaules. Voilà pour sûr une manière efficace de me rappeler ce qu’il en coûte de se conduire en casse-cou !

Après quelques jours de réflexion destinés à me faire sentir qu’il était le patron, Eurysthée condescend à me recevoir. Magnanime, il accepte d’étudier les modalités de notre éventuelle collaboration. L’entretien se déroule en présence de plusieurs cadres dirigeants. Il tient à montrer son pouvoir devant témoins. En outre ce public lui est acquis. Je devine surtout qu’il craint mes réactions. Il cherche à me neutraliser en élargissant le cadre de notre rencontre.

Sa force à lui réside dans les mots. Le spectacle peut commencer. Il est d’autant plus sensible à la terrible épreuve que je suis en train de vivre que nous sommes un peu cousins. Il connait ma valeur et ne doute pas de mon aptitude à reprendre le dessus. Cependant il n’ignore pas aussi que, parfois, la colère « m’égare ». C’est pourquoi il lui semble indispensable, pour commencer, que je parvienne à dompter le lion qui m’habite - un lion qu’il n’aimait qu’à la condition que j’en devienne le maître - car chacun sait, n’est-ce pas, que la colère est mauvaise conseillère. Elle peut même engendrer un typhon ravageur lorsque celui qui est y cède dispose d’un grand pouvoir.

Je suis donc invité à entreprendre une démarche psychologique pour résoudre ce problème. Personne ne doute de mon succès. A l’issue de ce travail sur soi et seulement alors, deviendra-t-il possible d’envisager vraiment une pleine collaboration.

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