Chapitre XVIII - 1/2

13 minutes de lecture

De retour à la châtaigneraie, Harmonie m’entraîne au bord de la piscine en activant les lumières bleues dont les reflets courent sur l’eau tranquille.

- J’adore cette ambiance feutrée. C’est trop beau. Tu veux bien me parler de ta fille que je la connaisse un peu avant qu’elle arrive. Elle sait que j’existe au moins ?

- Non Harmonie. Pour l’instant je n’ai rien dit. J’ai estimé que par téléphone, ce n’était pas la manière la plus appropriée pour lui annoncer que nous sommes ensembles.

- Elle va être surprise alors ?

- Je lui en parlerai lorsque je la ramènerai de l’aéroport. Sur la route elle sera plus à l’écoute.

- Et tu penses qu’elle comprendra ? Ici, pour elle je vais prendre la place de sa mère et si elle est très affective avec elle j’ai peur que nos relations prennent d’entrée de jeu une tournure un peu compliquée.

- C’est vrai qu’elle est très attachée à sa mère mais comme elle sera avec sa compagne alors elle pensera à autre chose qu’à venir te chercher des noises. Enfin, c’est comme ça que je vois les choses.

- Elle a quel âge déjà ?

- Caroline va sur ses vingt ans. Elle est mignonne et elle a du caractère, plutôt directe mais fragile derrière une carapace de femme libérée. Sa compagne doit être un peu plus âgée. Elle s’appelle Léa. C’est une pure beauté cette fille. Tu verras, elle est juste magnifique, le corps de Christelle en dix fois mieux avec un visage d’ange et des mimiques adorables. Elle est trop craquante, toute en douceur, magnifique. Impossible de ne pas s’entendre avec elle.

- Et bé, on dirait qu’elle t’a tapé dans l’œil.

- Non, c’est juste l’appréciation que j’ai pu porter sur sa personne. Après, je ne l’ai pas vue très longtemps. Caroline me l’a présentée quelques jours avant que je te rencontre.

- Et elles font quoi comme études ?

- Caroline s’est lancée dans l’architecture, la décoration et Léa, je ne sais pas. Elles ont dû se rencontrer en colocation. Elles sont hébergées dans le même appartement à Lille. C’est probablement à partir de là que leur relation s’est construite. Pour moi avant, Caro était toujours entourée par des garçons et je n’ai jamais envisagé une seule seconde qu’elle pouvait être lesbienne. Ça m’a fait un choc, tu ne peux pas savoir.

- C’est sûr que si tu n’y étais pas préparé, ça doit surprendre. Après, ce n’est pas dramatique et puis c’est toujours ta fille.

- Oui évidemment. Mais pour ses enfants, on voudrait le maximum et le chemin qu’elle prend est plutôt parsemé d’embûches.

- C’est vrai que le regard des autres n’est pas toujours aussi évident que la société le prétend. Enfin, j’espère que ça va bien se passer et qu’elles seront sympas toutes les deux.

- Il n’y a aucune raison ma chérie.

- Oh ! Avec les filles, on ne sait jamais…

L’air est immobile. Il n’y a pas un souffle de vent. Les feuilles languissent sur les arbres, exténuées par une journée de labeur éreintante. Les senteurs de la terre nous entourent, nous caressent, avivées par l’humidité ambiante. Harmonie se laisse bercer dans mes bras, son corps abandonné à l’agilité de mes doigts vagabonds. Elle est trop jolie avec les reflets bleus qui oscillent doucement sur son visage.

- Je me baignerai bien. Tu viens ?

Et on se retrouve tous les deux nus dans la piscine, le bras d’Harmonie surélevé, posé délicatement sur mon épaule pour éviter qu’il ne prenne l’eau, son corps adossé au bassin, sur le liner bleu-océan.

- Je n’en reviens pas que tu as dit à Christelle que je n’avais pas de culotte. T’es gonflé quand même comme mec et en plus elle t’a cru la coquine.

- Pour être coquine, elle est coquine parce que, l’air de rien, elle a quand même imaginé que tu allais balancer ta petite culotte dans la foule, tout comme Madona l’a fait en concert, au parc de Sceaux. Après, c’est vrai, que la similitude était tentante. Je me suis laissé aller et c’était trop rigolo sa réaction. Mi outrée, mi étonnée, pour une fille adepte du naturisme c’est plutôt surprenant.

- Tu n’en sais rien. Je te dirais ça demain lorsqu’on sera toutes les deux à la plage.

- Ah parce que tu comptes en faire autant toi aussi ?

- Oh ! Ça ne me dérange pas plus que ça. Tu le sais bien.

- Tu me raconteras alors ?

- Que nenni ! Tout compte fait, tu ne sauras rien du tout. Embrasse-moi, là maintenant, j’ai envie et n’en profite pas pour prendre tes aises. Je sens bien que tu es en forme mais moi je suis fatiguée, heureuse mais épuisée, totalement vidée. J’ai juste envie d’un petit câlin et après d’un bon gros dodo pour que je puisse être au top samedi prochain.

Avec le clapotis de l’eau, nos corps se sont unis par un baiser d’une sensualité déconcertante. Ses yeux dans mes yeux, sa peau mouillée contre la mienne, ses seins faussement courroucés, son pubis imberbe collé au mien, tout en émoi. Mes mains ont respecté, enfin approximativement. Mes lèvres se sont emballées partout au-dessus du niveau de l’eau ; sur son visage, ses cheveux, ses oreilles, son cou, ses épaules pour venir se réfugier sur sa poitrine, cherchant les quelques instants de pur réconfort qu’ils savent si bien distiller, pour finir leur course au creux de son nombril, source de vie, trésor de son existence. Les rires d’Harmonie exacerbent mes sens. Je la désire, je la veux plus que tout mais je me retiendrai. Mon sexe, toujours un peu plus curieux et téméraire, cherche une issue improbable et je me fais sermonner comme un enfant avec un sourire immense qui me donnerait presque l’idée stupide d’insister.

- Je ne t’ai pas dit mais j’ai rendez-vous demain après-midi chez un gynéco et avant, il faut que je fasse une prise de sang. Le problème c’est que tout ici est compliqué quand on a pas les bons papiers et moi je n’ai rien de tout cela et puis il faut courir à droite et à gauche. C’est pénible.

- Je t’emmènerai si tu veux. Et puis pour les papiers, ça va finir par s’arranger. On trouvera bien une solution. Ici, ils ne sont pas trop regardant sur le protocole.

- Tu ne m’avais pas dit que tu seras à l’aéroport ?

- Ah oui, tu as raison. J’oubliais.

- T’inquiète, je demanderai à Christelle si elle veut bien m’y amener.

- Dis-moi, j’y pense. Comment tu as fait pour te souvenir de toutes les paroles de tes chansons ? et puis sans entraînement, avec les musiciens, vous vous êtes plutôt bien entendu. Il y a bien eu quelques couacs mais dans l’ensemble c’était vachement bien. Et puis tu as une voix magnifique. Tu es passé de Piaf à Madonna en passant par Brel, Johnny, Dutron, j’étais ébahi.

- Oui j’ai vu que tu avais apprécié et ça m’a fait chaud au cœur. Tout ce que j’ai chanté, c’était pour toi, rien que pour toi-même si au début, j’avais peur de croiser ton regard, peur peut-être de ton jugement. Et puis quand j’ai trouvé la force de te regarder, tu m’as donnée encore plus de courage, plus d’énergie et le soutien que j’ai lu dans tes yeux, l’amour que j’y ai trouvé, tu ne peux pas savoir l’effet que ça m’a fait. Sans toi Patrick, à la fin, je m’écroulais sur l’estrade et si j’ai tenu bon, c’est uniquement grâce à toi.

- C’est toi qui a fait tout le boulot ma chérie. C’est toi l’artiste. Moi, je n’y suis pour rien et je suis tellement heureux pour toi. Pour une surprise, c’était une surprise, une énorme surprise. Où as-tu appris à chanter comme ça ?

- Lorsque j’étais gamine j’aimais déjà chanter. Je m’enfermais dans ma chambre, je mettais la musique à fond et je me laissais emporter. Mon père me l’interdisait alors je devais attendre qu’il s’absente sinon il me faisait battre. Et puis à l’école, j’ai tout de suite été remarquée et à chaque fois j’étais réquisitionnée pour animer les kermesses, les bals populaires jusqu’au jour où mon père m’a interdite de me produire en spectacle. Je n’ai jamais su pourquoi il ne voulait pas. Il ne me parlait jamais.

- Et tu es partie de chez toi pour ça ?

- Non. Ce n’est pas la raison essentielle. J’étais habituée à prendre des coups. Ce n’est pas agréable mais c’est aussi une marque de faiblesse et lorsqu’il en avait terminé et que je remontais dans ma chambre, l’air de rien, même si j’avais très mal, il enrageait encore plus et moi je tenais ma vengeance. Plus tard, dans la rue, je suis montée sur Paris et je me suis entraînée dans le métro, à Montmartre aussi, mais c’était difficile. Il fallait payer pour pouvoir mendier et encore plus pour être autorisée à se produire ; en quelque sorte un racket organisé par les plus pauvres et comme ça marchait bien et que j’étais plutôt mignonne, des gens peu fréquentables ont voulu me prendre sous leur coupe pour me protéger me disaient-il. Ils m’ont battue, droguée... mais j’ai réussi à m’enfuir avant qu’ils me mettent sur le trottoir. Voilà. Tu sais à peu près l’essentiel. Quand je suis partie de chez moi j’avais vingt-trois ans mais je préfère ne pas en parler, enfin pas maintenant. Un autre jour peut-être. Tu veux bien ?

Dans ses yeux, c’est une rivière de tristesse qui a envahit la place.

- C’est fini maintenant Harmonie. Tu es à l’abri, en sécurité aussi. Ici, plus aucune personne ne te fera de mal. Tu es jolie, mignonne et je n’ai aucune envie de te voir pleurer. je t’aime et comme avec toi, je suis le plus heureux des hommes, je voudrais qu’avec moi, tu sois la plus heureuse des femmes. C’est possible ? Allez viens on remonte, je te se sèche et au lit pour un bon gros dodo.

- °° -

A l’aéroport, c’est l’effervescence. Caroline et Léa viennent d’atterrir. Il me faut encore attendre le débarquement des passagers puis patienter jusqu’à la récupération de leurs bagages. Je déambule tranquillement dans l’aérogare, laissant mon esprit vagabonder librement.

Quelques jours plus tôt, main dans la main, on faisait partie de cette foule compacte et grouillante, masque sur la figure, pressé de sortir pour faire découvrir l’île de ma jeunesse à mon amoureuse, cette jeune femme loin des stéréotypes, marginales mais pas tant que cela, surprenante à de nombreux égards, blessée profondément sans aucun doute mais toujours guillerette et souriante. J’adore l’effet qu’elle a sur moi, cette emprise sentimentale qui déraisonne mes sens et me prodigue tant de sérénité, tant d’amour. J’ai hâte de la retrouver, de la regarder, de l’admirer, de la serrer dans mes bras, de l’embrasser comme un petit enfant, timide mais conquérant. Je l’imagine sur la plage, Christelle à ses côtés, bavardant de tout et de rien, leur corps offert au soleil, sous le regard des vagues insouciantes.

Je me souviens aussi lorsque Eléna a débarquée ici pour la première fois ; un enthousiasme très vite réfréné par la présence de mes parents de qui j’ai hérité la châtaigneraie. Il faut dire aussi qu’elle a investi les lieux en terrain conquis me laissant le soin de gérer les dégâts collatéraux inévitables. Elle savait mettre le doigt là où ça fait le plus mal et ce en toute insolence. La cohabitation étant devenue trop compliquée, nous avons fini par y séjourner séparément ; mes parents d’un côté, nous de l’autre. De toute façon, Elena préférait les voyages lointains, dans les hôtels ou les clubs où elle pouvait se reposer pleinement plutôt que la Châtaigneraie, là où il y avait toujours quelques contraintes dues au quotidien. Au décès de mes parents, Elena n’avait qu’une idée en tête, vendre. Je n’ai pas cédé.

Derrière les vitres, j’aperçois en bas Caro et Léa qui attendent impatiemment la mise à disposition de leurs valises. Absorbé dans mes pensées, je ne les ai pas vu arriver. Elles sont excitées, en grande conversation derrière leur masque, elles rient sans même se préoccuper des regards indiscrets voire insistants qu’elles peuvent susciter. Elles ne m’ont pas remarqué, trop occupées, heureuses d’être ensemble ; une main qui s’égare parfois dans le dos de l’une ou de l’autre, une tête qui se pose furtivement sur une épaule comme si, harassée, épuisée par ce long voyage, juste pour savourer la chaleur ou le parfum de l’autre, elles avaient besoin d’un baiser discret pour se ressourcer. Je suis content de les retrouver, de pouvoir passer un agréable moment en leur présence, peut-être aussi l’occasion de mieux connaître Léa, cette beauté magnifique qui a fait chavirer le cœur de ma fille.

Avec Caroline, les retrouvailles sont toujours exubérantes et ici à l’aéroport de Poretta, elle se jette dans mes bras. Léa plus réservée se tient légèrement en retrait et lorsque son sourire rencontre le mien, je tombe inévitablement sous le charme comme envoûté par une force invisible. On allait se diriger vers le parking lorsqu’une voix familière m’interpelle.

- Patrick ?

- Mélanie ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?

- Je suis venue chercher Rémy, mon petit frère. Enfin, petit c’est façon de parler, il me dépasse d’une tête. Aurore ne va pas tarder à nous rejoindre. Elle s’est éclipsée au coin presse pour trouver le programme télé. Et toi ?

- Moi je viens de récupérer ma fille Caroline et son amie Léa. On pourrait peut-être prendre un verre ensemble si vous n’êtes pas trop pressées ?

- Excellente idée. J’allais te le proposer.

Attablée au bar de l’aéroport, Mélanie s’est assise à mes côtés, face à Léa dont elle a du mal à détacher le regard. Rémy n’est pas en reste et tout sourire, il entame la discussion, subjugué par Léa lui aussi. Caroline à qui la situation n’a pas échappé, consciente du danger qui plane autour de la table, se rapproche de sa petite amie, caresse sa main doucement et dépose un baiser du bout des lèvres au creux de son cou. Léa se laisse faire, amusée par la situation, penchant la tête de façon très sensuelle pour apprécier au mieux cette délicate attention.

- Euh, vous êtes…

- Lesbiennes, oui ! clame Caroline avec un aplomb presque provocateur.

Stoïque, Rémy accuse le coup en silence. Mélanie à qui l’annonce n’émeut même pas au vu du petit sourire intéressé qui s’affiche sur son visage répond d’une voix amusée :

- Ça tombe bien, nous aussi en invitant Aurore d’un grand signe de la main à nous rejoindre.

Un journal sous le bras, tout sourire, Aurore vient s’installer confortablement sur les genoux de Mélanie, confirmant ainsi son attachement purement féminin.

- C’est trop cool de se retrouver ici, dit-elle. En montant sur Bastia, j’ai pensé à toi Patrick mais comme on était un peu à la bourre on ne s’est pas arrêtée.

Les deux couples se dévisagent avec bienveillance, mues par une complicité réciproque. Je regarde Rémy qui s’est quelque peu désintéressé de la situation et présente depuis peu des signes d’ennuis manifestes en observant autour de lui les jupons frivoles, les jambes effilées, les jeunes filles toutes bronzées qui déambulent, pressées, dans l’allée central de l’aéroport.

- J’ai vu des paréos magnifiques et pas très chers au fond de la galerie lance Aurore sur un ton sympathique. Ça vous dirait les filles ?

- Ah non ! Tu ne vas pas recommencer s’exclame Rémy. On n’est à peine arrivé que déjà ça parle boutique, chiffons, lingerie. Vous n’avez pas d’autres sujets de conversation plus intéressants ?

- Pfff, ce que tu peux être rabat-joie. On en a à peine pour dix minutes rétorque Mélanie et s’adressant à Caroline et Léa, vous venez avec nous ?

Les filles se lèvent toutes les quatre et s’éloignent deux à deux, main dans la main en bavardant âprement. Je reste seul avec Rémy.

- Vous êtes homo, vous ? Me demande t’il à brûle pour point.

- Euh non Rémy. Je suis tout ce qu’il y a de plus hétéro.

- Ah enfin, quelqu’un de normal.

- L’homosexualité n’est pas une anomalie en soi. C’est juste un peu particulier parce que ça ne concerne qu’une minorité de personnes, ce qui n’est pas illogique puisque c’est en dehors des sentiers qu’on nous a inculqués.

- Oui, vous avez raison, par normal j’entendais plutôt contre nature. Pour moi, un homme c’est fait pour être avec une femme, avoir des enfants, les élever, les voir grandir. Après, voir deux hommes ensemble ne me dérange pas, tout comme deux femmes d’ailleurs. Mais quand les filles sont jolies comme Léa ou votre fille, comme ma sœur ou Aurore, j’avoue que ça me fait toujours un pincement au cœur. La concurrence est déjà suffisamment rude entre hétéros alors si en plus les plus mignonnes se mettent ensemble, c’est la Bérézina.

- Tu en trouveras d’autres et elles ne sont pas toutes lesbiennes.

- Oui, sûrement mais généralement elles sont déjà maquées et si par chance, elles viennent à se retrouver libres, il ne faut pas perdre une minute et sauter sur l’occasion car ça ne dure jamais très longtemps. Il faut être au bon endroit au bon moment sinon, c’est raté.

- Et la beauté intérieure, tu en fais quoi ?

- Oui, oui mais ça je vois après.

- C’est peut être ça ton souci. Commence par regarder la femme de l’intérieur et généralement si elle te correspond, tu seras beaucoup plus enclin à gommer tout le reste. Il n’y a pas que le physique qui compte et ça, ça vaut pour nous les hommes mais également pour elles.

- °° -

Annotations

Vous aimez lire jkf ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0