Chapitre 24 - Le néant ou le vide ?

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Je suis dans le néant.

Il se souvenait de cette notion. La pire à concevoir. Comme le silence, il suffisait de commencer à en parler, pour qu'elle cesse d'exister. Les ignorants confondaient avec facilité néant et vide, mais c'était deux notions très différentes. Le vide s'inscrit dans un espace, il est l'absence de matière dans un espace défini. Le néant n'est pas le vide, il est l'absence d'existence, au cœur de laquelle la conception même d'espace devient caduque. Le néant étant à l'existence ce qu'est le vide à la matière, ce n'est pas seulement que l'espace contenu dans le bocal cesserait d'exister, c'est qu'il n'y aurait ni espace, ni bocal.

J’ai détruit le bocal.

L’idée de néant est une épreuve pour l’intellect, une sorte de provocation radicale. En effet, dès que l’Homme tente d’imaginer le néant, il ne peut s’empêcher de lui attribuer aussitôt des propriétés, il s’en crée une représentation, bref il en fait « quelque chose ». Penser ou imaginer le néant, c’est déjà lui corps, par un tour de passe-passe, et le transformer en faire autre chose que lui-même…

Alors, tout est fini ?

L'idée de néant supporte-elle la transformation quand le néant est l'absence de tout, y compris de vide ? La transformation nécessite une existence, quelque chose pour agir dessus. Le néant n'appelle qu'une seule action : la création.

Un philosophe a remplacé la notion du néant par celle du devenir. Il a suggéré un plan de réalité où elle s'inscrirait comme un mouvement d'évolution. L'union de l'être et du néant, c'est le devenir, soit le passage du néant à l'être. Si l'homme était celui qui faisait éclore le néant dans le monde, c’était qu'il portait en quelque façon le néant en lui.

« Cette possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes lui a donné un nom : la liberté. »

Donc…

Après le Néant, il y a obligatoirement quelque chose, car rien n’est immobilisme.

Le monde continue de tourner.

Je suis.

Il s’en rendit compte au moment même où il prit conscience qu’il pensait.

Lequel disait ça… ?

Descartes. C’est ça, Descartes. Toujours Descartes.

Les tergiversations de son esprit s’égarèrent dans un tiroir neuronal, au sein d’un cours de secondaire traitant des philosophes et de la condition humaine, sujet qui l’avait longtemps passionné.

Je suis en train de penser, donc… oui…. Je suis !

Une réminiscence organique l’enjoignit à chercher à respirer mais il n’y parvint pas.

Je n’ai pas de corps, voilà pourquoi.

Quelle évidence.

Pourquoi est-ce que ça ne m’inquiète pas ?

Une nouvelle théorie l’assaillit. Il fallait passer par la destruction de l’origine, de l’actuel, faire table rase du passé pour espérer retrouver l’espoir. Cette réflexion soudaine le stoppa net dans le mouvement insubstantiel qu’il avait l’impression de dessiner dans un espace immatériel : il se trouvait dans le fameux bocal.

N’est ce qu’une métaphore ou est ce qu’on parle de moi ? Ai-je vraiment détruit le monde ?

Il comprenait peu à peu, par sensations, et palpait maintenant avec clairvoyance l’expression qui disait « être perdu dans ses pensées ». Jamais il n’avait autant ressenti cette sensation. Il n’était qu’esprit, énergie et il flottait, au hasard dans des méandres de souvenirs, de connaissances acquises au fil de ses années de vie incarnée, des bribes de lecture lui revenaient claires comme s’il venait juste de les lire. Mais ce labyrinthe d’informations était trop hasardeux pour qu’il y trouva le moindre sens…

Quelque chose était différent, il le sentait mais sans parvenir à comprendre ce que c’était. Il se sentait étonnamment perdu.

Perdu comme si plus rien ne le guidait.

Il se sentait... libre et cette sensation était vertigineuse.

Tous les éléments du puzzle se mettaient en place soudain. Cette entité, cette énergie pure avait cherché à le ravaler, à l'absorber pour l'empêcher d'accomplir sa prédestination. Oui, car il en avait l'intime conviction à présent ; il avait été prédestiné à tout ce qui lui était arrivé.

A l'origine, elle l'avait créé, à partir d'un lambeau de son être, elle l'avait façonné comme elle avait tout façonné de la planète, pour se nourrir, dans le seul but de survivre. Elle y avait créé une symétrie sans faille ; une structure maintenue par deux forces magnétiques d'égale puissance, les pôles. Elle y avait créé l'obscurité et la lumière, la nuit et le jour, l'infiniment grand et le minuscule... le bien et la mal. Une balance absolue tenue par des forces contraires.

Mais pour le stopper, elle avait réagi trop tard. Il n'avait que le coup de grâce à lui infliger pour émanciper l'humanité et instiller... le chaos.

Le chaos détruirait le parfait équilibre, la bipolarité essentielle à sa subsistance.

Pourtant, à tout détail son optimisme : preuve était que le néant s’était mué en vide, puisque il existait et en avait consience, même si ce n’était que sous forme de simple pensée. Il reprit espoir. Il devait y avoir autre chose. Son corps devait encore exister, quelque part, il devait juste trouver le chemin dans le rien, trouver les frontières du rien et les franchir.

Tout était encore possible, car le néant était devenu du vide.

Et le vide soudain, devint noir.

REVEILLE TOI.

« Non, pas encore… »

MAINTENANT.

Il sentait la main d’Alix sur son torse… il sentait son odeur de fleur vanillée et de savon… le contact délicat de ses cheveux contre sa joue. Il refusait de se réveiller. Il refuserait jusqu’au bout cette fois. N’ouvre pas les yeux. Ce n’est pas un rêve. Quand bien même, reste dedans ! La vérité n’existe pas.

Tu n’es pas le chat de Schrödinger.

— Réveille-toi…

Les sentiments se mêlaient et il luttait, les larmes se gorgeant derrière ses paupières closes.

— Non, non ! répondit-il en secouant la tête comme un enfant.

La main d’Alix se posa sur sa joue, illusion ou réalité ?

C’est un piège. Garde les yeux fermés…

— Ouvre les yeux…

Il s’y résolut.

L’apparition était surnaturelle, merveilleuse, féérique. Baignée dans la lumière du matin, les mèches blondes légèrement ébouriffées, elle posait son regard bleu sur lui avec tendresse.

— J’ai cru que tu ne te réveillerais jamais, s’amusa-t-elle.

Instantanément, il se mit à pleurer, sans parvenir à détacher son regard d’elle.

— Tu es là, articula-t-il avec peine.

— Où voudrais tu que je sois, gros bêta ?

Elle lui sourit doucement en caressant sa joue pour l’apaiser.

Chaque contact physique l'éberluait, pénétrant son être d'une vague de frissons. La réalité tangible, la sensation merveilleuse du toucher, les odeurs, la chaleur de la peau de cette jeune femme et la tendre fraîcheur de la brise du matin qui glissait par la fenêtre entrebaillée. Il inspira profondément et eut envie de pleurer.

Victorieux, voilà comment il se sentait.

Il avait survécu, il l'avait retrouvée et le bonheur simple d'une vie mortelle le renversa totalement. Il prenait la pleine mesure de la chance qu'il avait.

Que tous les humains avaient.

Passé le sentiment de plénitude, le doute l'étreignit.

Quelque chose était différent.

Malgré ses efforts à renouer avec la libération précédente, cette sensation ne le quittait plus. C’était ineffable mais clairement perceptible. C’était un sentiment d’égarement profond, comme si chaque seconde qui arrivait était une vraie surprise, comme chaque geste, chaque réaction. Cela lui évoqua aussitôt cette horrible oppression quand, arrivé en haut d’un escalier dans le noir, notre pied cherche la prochaine marche et ne trouve que le sol. C’était exactement ça, l‘impression de tomber dans le vide et d’être rattrapé à chaque seconde. C’était horrifiant et délectable tout à la fois. Il se sentait étonnamment libre.

Brusquement, il se leva et bondit littéralement jusqu’à son bureau. Trébuchant sur un coin du meuble, il ravala un juron. Quelques secondes après, le vrombissement de l’ordinateur retentit.

Ecran d’accueil, bureau.

— Où il est ?... questionna-t-il nerveusement entre ses dents.

Après avoir fouillé dans plusieurs dossiers informatiques, il se pencha jusqu’à l’adaptateur de lecture de la disquette et appuya sur le bouton d’éjection.

Rien.

Il n’y avait plus rien.

Plus de trace du programme, ni de la disquette, ni… rien.

Le vide.

Le sentiment de libération fut violent et lui coupa presque le souffle. Il attendit quelques secondes, immobile, encore en caleçon, devant la machine.

Il était possédé d'un violent doute : avait-il seulement rêvé ? Les rouages de sa mémoire firent grincer les engrenages rouillés, coincés par des souvenirs aussi vaporeux qu'oniriques.

Le tirant de son état d’hébétude, un bip émana de son ordinateur et un onglet de notification clignota en bas de l’écran.

[Vous avez un message]

Intrigué, Mike ouvrit la boite de réception et un texte se déroula sous ses yeux :

« Ce qui te fut prêté t’a été repris, mais n'aie pas de regret.

J’ignore si tout ceci finira par me détruire aussi, mais sache que notre créateur n’est pas encore mort. Nous lui avons juste… coupé les vivres. Peut-être que les Hommes trouveront un moyen de faire perdurer le parfait équilibre nécessaire à sa survie ou peut-être pas. Ils auront le choix, c’est tout ce qui m’importe.

Dans le cas où tu voudrais comprendre, et parce qu’à présent, je me sens libre de tout te révéler, voici la vérité :

La disquette n’était rien de moins que le pouvoir qui m’appartenait, celui que notre créateur m’avait alloué mais également celui que j’avais développé de ma propre initiative. Te souviens-tu du login et du mot de passe qui t’était demandé quand tu te servais du programme ? C’est ainsi que je te rendais unique. C’est ainsi que tu récupérais l’ensemble de mes pouvoirs. Chaque utilisateur bénéficiait de ce privilège tant qu’il restait maître de la disquette. Dès qu’elle changeait d’utilisateur, le précédent perdait ce privilège.

Tu veux savoir pourquoi Il ne t’a rien fait ?

Il a espéré jusqu’au bout, dans sa folle mégalomanie, pouvoir te convaincre qu’Il était le vertueux, Celui qu’il fallait suivre, écouter et protéger, quels que soient tes doutes. Il a tenté de te le prouver jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que ton algorithme ait été complétement téléchargé dans la source, jusqu’à ce que tu puisses tout redémarrer. Il n’a pu se résoudre à accepter qu’Il échouerait. Pourtant, je te jure qu’il fulminait. J’étais là, je l’ai senti.

Nous avons tous nos limites et nos règles mais, il est toujours possible de les contourner à un moment…

Une nouvelle vie s’offre à toi, comme à tous les autres.

Va au dehors, réfléchis, pense par toi-même, fais des choix et des erreurs. Tu es libre. »

La signature était simple et poétique : Le porteur de lumière.

Mike se releva lentement et se dirigea vers la fenêtre, qu’il ouvrit pleinement, accueillant avec bonheur toutes les perceptions de l'extérieur.

Il sentit avec délice une brise venir lui caresser le visage portant avec elle les senteurs du petit matin et il contempla l’extérieur, la ville, les oiseaux qui s’éveillaient et batifolaient dans les arbres alentours, les enfants qui attendaient à l’arrêt de bus.

Une pensée l’étreignit soudainement.

Que faire maintenant que j’ai vraiment le choix ?

Les bras d’Alix se refermèrent autour de son buste et sa tête se posa contre son dos. Il expira lentement, libéré d’un poids immense.

C’est à cet instant qu’il aperçut, au bout de la rue, un homme totalement nu, imberbe, au corps squelettique et qui le dévisageait avec une expression d’indicible colère.

FIN

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