Chapitre 20 - Même joueur joue encore ?

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Dans le bus qui filait à travers les boulevards, Mike restait collé contre la vitre. Il sursautait chaque fois que quelqu’un bougeait ou se mettait à parler. A travers le carreau, il regardait les rangées d’immeubles défiler, les arbres, les réverbères, les gens qui marchaient dans la rue, chacun avec des buts différents ; les femmes avec leurs poussettes, les hommes d’affaires, les groupes d’adolescents aux vêtements excentriques, tout ce fourmillement de vies qui grouillaient au dehors dans la plus parfaite ignorance de leur condition de marionnette. La vision du monde réel se superposait aux décors en 3D qu’il avait tellement observé sur son écran. Mais même cette vision en reliefs synthétiques était fausse, s’il en croyait ce que lui avait révélé l’homme au stetson. Il ne parvenait plus à distinguer le vrai du faux à ce stade, prêt à croire même au plus farfelu.

Après plus de trente minutes de route, le bus stoppa finalement. Mike n’avait qu’une rue à traverser pour rejoindre l’imposant édifice composé de blocs blancs énormes, percés à intervalles réguliers de longues fenêtres en hauteur, comme des échelles démesurées. Une avancée architecturale, sous l’apparence d’un bloc massif, annonçait l’entrée de l’hôpital en offrant un abri d’une quinzaine de mètres contre la pluie. Mike s’y dirigea sans tarder, passant les portes vitrées qui s’ouvrirent en silence sur son passage. Ce hall rappelait plus un hôtel chic qu’un lieu de soins ; le sol était intégralement couvert d’un parquet en bois clair lumineux. Sur la gauche, des fauteuils en cuir bleu offraient un espace de détente accueillant sous la surveillance majestueuse d’une imposante horloge. Dans le fond, de grands vitraux partaient du plafond jusqu’au sol, colorant la luminosité. Ils représentaient des mains immenses déposant des êtres humains vêtus de simples feuillages au milieu de paysages floraux. Mike frémit en les voyant, cette image lui évoquant trop de choses.

Il se dirigea vers le bureau d’accueil qui se déroulait sur sa droite, en longueur. Deux femmes travaillaient derrière, en blouse blanche, l’une au téléphone, l’autre à pianoter derrière son moniteur.

« Excusez-moi… commença Mike, sans reconnaitre sa propre voix.

Celle qui écrivait releva les yeux vers lui. Il se racla la gorge.

— Vous avez dû faire l’admission d’un patient du nom de Léo Kings, un peu plus tôt dans la matinée…

— Hmm… répondit-elle simplement, en se remettant à pianoter sur son clavier. Vous êtes de la famille ? lança t-elle de manière purement réthorique, la réponse semblant ne même pas l'intéresser.

Son regard bleu scruta l’écran, oscillant de droite à gauche assez rapidement, puis elle se retourna de nouveau vers lui. Elle était de ses personnes usées par un travail routinier et n'en ressentaient plus qu'une profonde lassitude. Elle soupira avant de se replonger dans son travail :

— Il est dans l’aile des grands brûlés. Sixième étage, couloir C, chambre 613.

A cette annonce, l’estomac de Mike fit une embardée. Il imaginait déjà le pire.

Sans attendre, il rejoignit l’ascenseur et remonta les longs couloirs, croisant des chariots poussés par des infirmières.

Chambre 613.

Il contempla le numéro avec hésitation. Soudain, le courage lui manquait pour franchir cette porte et faire face à son ami.

Il toqua, mais seul le silence lui répondit.

Il fit tourner la poignée mais une main gantée de plastique l'arrêta fermement. Un masque apparut sous son nez et il baissa les yeux sur une infirmière au regard sévère :

— Mettez ça. Et où sont vos sur-chaussures ? Venez, je vais vous donner le nécessaire. Qui a pu vous laisser rentrer comme ça, grogna t-elle. Sans peau, les patients sont en danger de mort, soumis à tous les pathogènes !

Une fois recouvert des pieds à la tête d'un tissu jetable bleu,  pour éviter toute contamination bactérienne, il eut le droit de pousser le battant de la chambre 613.

Il eut la sensation d'y pénétrer au ralenti, son regard découvrant étape par étape les différents éléments ; d’abord le lino blanc moucheté de gris, puis les plinthes en plastique d’un blanc uniforme qui amorçait des murs de la même teinte. La large fenêtre, dont les rideaux bleu-nuit étaient à moitié tirés, se découpait sur le côté opposé. Au centre, le lit imposant dévorait pour ainsi dire tout l’espace, bien plus haut qu’un lit personnel, il possédait en plus des barreaux en acier tout autour. Au-dessus, pendaient d’innombrables tuyaux et fils. Mike réussit, pour certains, à identifier la fonction : oxygène, solutés de perfusions, cocktails vitaminiques pour accélérer la cicatrisation des tissus et analgésiques puissants contre la douleur… Sur la droite, une machine toute en cadrans et chiffres renvoyait des informations sur les capteurs vitaux. Des sinusoïdales vertes dansaient sur des bips réguliers. 

Il prit une profonde inspiration.

Un corps reposait sur le matelas, enturbanné d’une épaisseur impressionnante de bandages à l’image des murs, immaculés. La forme abandonnée lui rappela ses cours d'histoire sur l'égypte ancienne et la manière dont les pharaons se faisaient momifiés.

Blanc. Tout était blanc.

Sauf les paupières closes qui se découpaient au milieu du tissage de gazes, telles des tâches de sang sur la neige, carmin et noires. Des morceaux de peaux mortes translucides se dressaient en épis chaotiques. Les sourcils avaient disparu ce qui conféraient au visage une expression de mannequin. Quelques centimètres plus bas, une simple fente laissait passer un tuyau buccal.

Il expira,  avec peine, un souffle saccadé comme si sa cage thoracique était pressée mais que sa trachée était obstruée.

Il s’approcha, les yeux remplis d’horreur, craignant de faire le moindre bruit.

Lentement, les paupières remuèrent puis l’ensemble du corps écorché frémit et les prunelles bleutées de son ami apparurent, harponnant son regard.

— Merde, Léo… parvint-il à prononcer dans un souffle alors que les larmes remplissaient ses yeux et qu’il se penchait au-dessus du lit. Tout ça, c’est de ma faute…

Les pupilles bougèrent mais il était impossible de discerner la moindre émotion de ce visage dissimulé sous les pansements. Mike se laissa tomber sur la chaise derrière lui et posant les coudes sur les genoux, il baissa la tête.

— Je pourrais tout effacer, si tu me le demandais… faire en sorte que tu n’aies aucun souvenir de tout ça, tout recommencer…

Les larmes coulèrent en silence sur ses joues et il ajouta :

— Je lui ai parlé. L’homme au stetson.

Il renifla, s’essuya les yeux, visiblement à bout.

— Je sens que ça nous dépasse, Léo… Je ne sais plus quoi faire. Il m’a demandé un truc. Il veut que je… que je les libère… J’y avais déjà pensé. Enfin, pas vraiment… comment dire ? s’embrouilla t-il, confus.

Un son inaudible s’échappa des lèvres de Léo et Mike releva la tête.

— Je ne pourrai pas y arriver sans toi. Faut que j’arrive à générer une I.A qui lève les protocoles du programme mais tu es bien plus compétent que moi, dans le domaine… Je risque de faire des conneries.

Les bandages s’agitèrent encore et cette fois, Mike se rapprocha, mettant son oreille tout près de l’orifice.

Les murmures durèrent quelques secondes puis il amorça un geste de la main pour toucher le pansement qui dissimulait la main de son ami et au dernier moment, se ravisa, se souvenant des paroles de l'infirmière.

— Merci.

Il se leva et quitta l’hôpital.

Le bus le ramena jusqu’au campus sur un trajet qui lui sembla plus long encore qu’à l’aller.

Là-bas, il ne perdit pas de temps, rejoignant immédiatement le bâtiment derrière Pocomoke. Des rubans de sécurité avaient été tendus autour des entrées principales noircies sur tout le tour. Il jugea que sa clef ne lui servirait à rien et après un regard pour s’assurer que personne ne l’avait remarqué, il s’engouffra par la porte.

Le plafond était couvert d’une suie épaisse, signe que la fumée âcre s’était propagée jusqu’ici alors que leur chambre commune se situait à l’autre bout du corridor. Le silence inhabituel qui régnait l’oppressa et il accéléra. Il connaissait le chemin par cœur, pourtant il suivit les traces noires au plafond et sur les murs dont la teinte s’intensifiaient à mesure qu’il approchait. Après l’angle, il découvrit leur porte littéralement réduite en morceaux dont les restes étaient éparpillés au sol. Elle devait être fermée de l’intérieur pour que les sauveteurs soient contraints d’utiliser des haches. L’odeur présente de brûlé prenait à la gorge, elle s’infiltra avec les résidus carbonisés dans ses narines. La toux n'était pas loin, mais restait coincée dans sa trachée, irritant la chair. Il enjamba les restes et arriva dans ce qui fut le lieu des premières conversations partagées avec son ami. Il eut un flash du premier jour où il avait posé ses affaires sur le lit et où Léo l’avait accueilli avec une chaleur incroyable, lui serrant la main avec un grand sourire. Il ne restait rien aujourd’hui des posters humoristiques de geek, dont Léo avait tapissé les murs. "L'homme azerty qui en valait deux" et "le geek qui ne s'ennuie pas mais se fichier" s'étaient tous deux transformés en boursouflures anthracites. Des bulles éparses parsemaient les murs, comme si les parois de la pièce étaient littéralement entrées en ébullition. Le sol était recouvert de cendres et d'objets réduits en poussières qui crissaient à chacun de ses pas. Le plafond s’effritait de toutes parts et mençait de tomber en lambeaux sur sa tête. C’était une vision de cauchemars et il lutta pour ne pas s’imaginer Léo au milieu de ce brasier mortel.

Au milieu de la pièce, sous le bureau où reposait le cadavre décrépi de l’ordinateur High-Tech dans lequel Léo avait investi, trois mois de son salaire de serveur, Mike aperçut une poubelle renversée.

Progressant lentement, il la fit rouler du pied jusqu’à lui et la redressa.

Son cœur manqua un battement quand il découvrit, au fond, la disquette bleue, absolument intacte.

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