Chapitre 17 - Reboot

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Après avoir raccroché, il ne lui fallut qu’une quinzaine de minutes pour rejoindre le foyer de la famille Owens tant sa démarche s’était apparentée à une course contre la montre. Il ressassait les derniers mots de son ami au bout du fil, profondément ébranlé par le timbre terrifié de celui-ci. Est-ce que Mike perdait les pédales ? Après tout ce qu’il avait enduré et ces mois de fuite de la réalité, c’était presque une conséquence logique. Léo ne visait pas à se prétendre fin psychologue, mais après avoir porté la responsabilité de la mort de sa petite copine, il voyait mal comment on pouvait revenir à une vie normale. Sombrer dans la folie était peut-être même… une forme de soulagement.

Mais là, il allait trop loin.

Et ce n’était clairement pas Madame Owens qui pourrait lui être d’une quelconque aide. Son divorce, avec le père de Mickaël, il y trois ans, était en grande partie dû à sa tendance à arroser tous les événements, même les plus anodins. Insidieusement, le whisky remplaça le bol de café et elle prit l'habitude d'emmener systématiquement une bouteille dans la voiture qui conduisait son fils à l'école. Au fil des semaines, cette unique bouteille de compagnie céda sa place à plusieurs autres jusqu’à ce qu’elle titube la grande majorité de la journée. Depuis qu'elle avait été virée de son emploi après s'être endormie dans l'arrière boutique, ivre morte, elle passait le plus clair de son temps dans le canapé du salon à se gaver d’émissions stupides et de soaps.

Toutefois, depuis l’accident d’Alix, qu’elle avait vécu comme un électrochoc, elle avait eu l'air de se reprendre en main ; elle s’était enfin résolue à rejoindre des réunions AA, qu’elle suivait avec une régularité très aléatoire.

Malgré tout ça, son fils unique, Mickaël, avait toujours été une perle... ou plutôt un diamant : brillant et solitaire.


Devant la porte, Léo ferma les yeux et secoua la tête, en proie à un sentiment de sincère culpabilité .

Il donna deux coups sec sur la porte.

Il essayait de se souvenir ce qui l’avait initialement poussé à confier la disquette à celui qu’il considérait comme son meilleur ami. Il revit l’écran bleu, puis les reproductions en 3D de sa famille, de sa maison mais également de Roger, en proie aux flammes qu’il avait déclenché à dessein. Une nausée le prit, dans un profond rejet de lui-même. Il levait le voile qu’il avait soigneusement posé sur ces choix, cette curiosité sadique dont il avait aujourd’hui terriblement honte. En constat, il ne pouvait qu’accepter avoir brisé un couple et une famille, d’avoir joué avec les sentiments de personnes comme lui… d’avoir torturé et assassiné des êtres vivants…

« Je ne faisais que jouer… pauvre con… » murmura-t-il avec rancœur.

Il avait pourtant cru alors ne faire que jouer. Pourtant, à présent, les remords qu’il ressentait ne pouvaient plus être amoindris par cette simple excuse.

Depuis, il avait été incapable de se regarder dans un miroir sans avoir envie de se cracher au visage. Il avait profondément saisi l’enjeu de tout ceci et ne s’était clairement pas estimé à la hauteur d’un tel fardeau. Alors, dans la détresse et le vertige de prendre conscience, par répercussion, que son monde était un mensonge basé sur la manipulation virtuelle d’un simple programme, confier la disquette à la personne en qui il avait le plus confiance semblait le seul choix cohérent. Jamais il n’aurait cru que Mike puisse ainsi basculer, bien au contraire : il avait secrètement espéré que cette responsabilité lui redonnerait une raison de vivre en prenant soin des autres…

« Pauvre con, répéta-t-il en cognant de plus belle sur la porte. On ne confie pas le poids des autres à quelqu’un qui n’est déjà pas capable de s’assumer lui-même. Tu as été lâche, c’est tout. Tu t’es débarrassé de ce qu’on t’avait confié, à toi. »

Il frappait sans discontinuer sur le battant, pour que finalement, elle s’ouvre sur le regard ahuri de Madame Owens, la chevelure en bataille et les joues couvertes de couperose.

— Léo ?... baragouina-t-elle, la langue collant au palais.

— Je viens voir Mike, madame. Il doit être là-haut, enchaîna-t-il en s’avançant, l’écartant de son passage. Pardon…

Elle ne s’opposa pas, restant mollement à le regarder passer.

Il grimpa les marches quatre à quatre et poussa la porte de la chambre.

Une odeur de renfermé et de moisissure flottait dans l’air. Le sol n’était qu’un océan de détritus et le lit, dont les draps étaient négligemment roulés en boule, était couvert de tâches indéfinissables. Léo esquissa une moue de dégoût mais ne recula pas. Cherchant des yeux, autour du lit, près de l’armoire, derrière la commode, il grimaça en réalisant que Mike n’était pas là. Refoulant l’inquiétude qui continuait à palpiter en lui, son regard se stoppa sur le lecteur de disquette branché à la tour du pc.

Le monde sembla marquer une pause.

« Répare ta connerie… » souffla-t-il.

Il traversa les immondices et s’empressa de débrancher l’appareil, enfournant le tout dans sa poche. Rebroussant chemin, il repassa devant la mère de Mike qui n’avait pas bougé depuis son entrée et tenait toujours la porte grande ouverte.

Le rythme du retour fut tout aussi soutenu qu’à l’aller.

En arrivant dans la chambre d’étudiant qu’il partageait autrefois avec Mike, il s’empara de la corbeille en acier dissimulée sous le bureau, en vida le contenu par terre et la remit sur son socle. Fouillant dans sa poche maladroitement, il extirpa sans ménagement la disquette et l’adaptateur qu’il balança rageusement au fond du récipient au sol.

Il se dirigea vers la kitchenette et fouilla dans le placard sous l’évier, pour ensuite brandir victorieusement une bouteille d’acétone ménager. Revenant vers la corbeille, aussi solennel qu’un vicaire pendant l’office, il déboucha le flacon et le pencha au-dessus de la poubelle.

« Tu n’as aucune raison d’exister… » clama-t-il.

Alors que la bouteille était presque à quatre-vingt-dix degrés, son mouvement se figea et son regard se vida brusquement. Son bras droit tendu devant lui ne bougeait plus d’un centimètre.

Sa main se mit à trembler et une larme silencieuse coula sur sa joue.

Il recula d’un pas, comme en lutte contre lui-même.

Son coude amorça un geste de repli, lent et difficile, comme s’il se mouvait dans une substance épaisse… ou comme si quelque chose l’obligeait à bouger contre sa volonté.

Les dents de Léo se serrèrent à en faire grincer l’émail mais le bras continua son déplacement jusqu’à ce que la bouteille se retrouve au-dessus de sa poitrine. Quelques gouttes chutèrent sur le sweat du jeune homme.

Une lueur diffuse éclaira alors la petite pièce, comme si les ampoules avaient brusquement subi une surtension. La poitrine de Léo se souleva et sa bouche s’ouvrit en grand, sa tête basculant vers l’arrière. Cette fois, c’est dans sa bouche que la lumière pénétra comme une sangsue volatile, une lumière parme et azur, gonflant encore sa cage thoracique, le remplissant dans une posture contre nature. Dans l’air, une vibration sourde résonna, similaire à un grondement d’orage qui s’étendrait sur de longues secondes.

Le corps de Léo fut projeté en avant et son bras secoué frénétiquement, de sorte que l’acétone éclaboussa tout : table, chaise, lino, rideaux et la fameuse poubelle au sol.

Comme un pantin désarticulé, Léo saisit les allumettes qu’il avait ramenées en même temps que le produit.

Il en sortit une dont il positionna l’extrémité sur le grattoir.

Une flamme bleue apparut dans un souffle de fumée.

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