Chapitre 16 - Apparitions

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Le bip au bout du fil semblait interminable. Enfin, la tonalité cessa.

— Léo ?... Léo, C’est bien toi ? bafouilla Mike.

La cabine téléphonique, une des dernières encore d’usage dans le quartier, semblait rétrécir chaque fois qu’une voiture passait dans la rue, illuminant de ses phares les vitres sales et graffées. Naïvement, il s'était persuadée qu'il serait plus en sécurité pour passer cet appel sans son portable. Maintenant coincé dans cet aquarium aux vitres crasseuses et rayées, piégé au regard de tous dans les ténèbres de la rue nocturne, il n'en était plus si sûr. Mike était plaqué dans un angle, le vieux bottin inusité depuis lontemps, tordu dans son dos. Il avait l'air terrifié, son regard scrutant avec inquiétude de chaque côté, pour s’assurer qu’il était seul.

— Qu'est-ce que tu veux ? répondit la voix glaciale de son ami.

— Léo, j'ai besoin de ton aide. Il y a quelque chose... quelque chose qui me suit. Je ne sais pas ce que c’est mais… Je ne sais pas à qui en parler sans passer pour un taré.

— Et bien, Mike ? “Dieu” aurait-il les pétoches ?… Voyons, tu es le Tout-Puissant, non ? ironisa Léo.

— Attends, je t'en prie ! Je... Léo ? Je suis sûr que quelqu'un sait...

— Et alors ? Mon vieux, tu n’as qu’à le… “pouf” et puis, plus rien, débarrassé ! Tu l'as bien fait avec la fille ! T'as perdu le mode d'emploi ?

Au bout du combiné, Mike se mit soudainement à pleurer et Léo perçut de la pure terreur dans les sanglots de son ami.

Il abandonna son cynisme :

— Tu as vraiment peur, n’est-ce pas ?

— Léo... je crois que le diable vient pour me chercher. Je crois que je vais aller en Enfer pour ce que j'ai fait...

Léo resta interdit.

— Bon sang... fit-il à mi-voix.

Le silence se prolongea.

— Mike, mon vieux, arrête tout. Arrête avant qu'il ne soit trop tard. Que ce soit la folie ou le diable qui te guette, il est clair que tu ne contrôles plus rien. Jette la disquette, sors-la de ton putain d'ordinateur et brûle-la... j'en sais rien. Juste : détruis-la, qu’il n’en reste plus rien !

Mike avait les doigts serrés sur le combiné. Il entendait des grésillements sur la ligne, il avait la tête vide.

— Léo. Je ne peux pas faire ça maintenant. Si j'ai réussi avec la fille du café... j'y arriverai aussi avec… Alix.

— Quoi ?! s’étrangla Léo. Tu déconnes, j’espère ? Tu ne peux pas la recréer comme tu irais te racheter un vélo volé... C'est juste immoral ! Tu as pensé à elle ? Quels souvenirs elle risquait de garder de ça ? A moins, que tu veuilles qu'elle ne soit qu'une poupée à la tête vide ! Et sa famille, après ce traumatisme, comment expliquer son retour ? Merde, Mike, réfléchis !

Il continua à pleurer irrépressiblement :

— Je peux pas... Je peux pas vivre sans elle...

Un soupir agacé lui répondit.

— Ecoute, fais ce que tu veux, mais tout ça finira très mal. Et je ne veux pas être mêlé à ça. Tu mérites ce qui va t'arriver. Adieu, mon vieux.

Et il raccrocha.

Plein de colère, Léo déglutit lentement, les lèvres pincées. Il avait jeté son portable sur le lit. Ses pas le dirigèrent lentement vers le mur opposé et il leva une main tremblante devant lui. Il caressa du bout des doigts les motifs fleuris du papier peint daté, le regard perdu dans des souvenirs désagréables.

Puis, il frappa du plat de la main sur le mur.

« Fais chier… »

Il saisit sa veste et sortit prestement.

Dans la cabine, Mike s’était recroquevillé jusqu'au sol. Le combiné se balançait mollement près de lui au bout de son fil métallique, avec la résonance lointaine d’une tonalité solitaire. Il pleurait tel un enfant. Il se sentait plus seul qu’il ne l’avait jamais été. Il avait envie de s'anesthésier l'esprit avec les antidépresseurs. Ses médicaments lui manquaient. Faire face aux émotions était au-dessus de ses forces.

La fatigue eut raison de son angoisse. Malgré ses yeux lourds, il avait retrouvé son calme. Il se redressa péniblement et s’appuya à la paroi vitrée. Dans la rue, les rangées de réverbères inondaient l’asphalte d’une lumière jaune. Mike n'y voyait que des spectres à l'allure sinistre. Des bruits lointains de moteur se réverbéraient jusqu’à lui, attestant d'une vie au-delà de son champ de vision. Ici, seuls des miaulements de chats errants crevaient l'obscurité, avec, en écho, la chute de couvercles de poubelle sur le macadam. 

— Léo… pourquoi tu m’as filé cette disquette… Qu’est-ce que tu croyais que je ferais avec ? Et maintenant, tu me laisses seul pour assumer ?

Il cogna de son poing contre le verre.


Son regard vide se projeta au loin et il le vit.

Depuis combien de temps était-il là, à l’observer, dans ce halo de lumière blafarde ? Avec son imper marron, son stetson gris et les mains dans les poches, il avait tout d'un exhibitionniste ou d'un traqueur d'enfants. Mais Mike savait que ce type était là pour lui.

Instinctivement, il recula quand le chapeau décrivit un léger hochement.

Acquiesçait-il vraiment ?

Un gémissement d’horreur franchit les lèvres de Mike. Ses mains cherchèrent fébrilement l’articulation des portes.  Ne pouvant le quitter du regard, il trébucha en sortant puis fit demi-tour, avant de s’élancer en courant. Il galopa jusqu'à ce que ses poumons brûlent, sans oser se retourner. Où était la civilisation, la lumière, la vie normale ?

Après une ruelle, il aperçut au loin le clignotement rouge rassurant de l'enseigne d'un bar. Dernière ligne droite. 

Cognant de l'épaule la porte, il entra.Tous les regards se tournèrent vers lui. Enfonçant la tête dans les épaules, il choisit avec empressement un tabouret rivé au zinc, bien au centre.

— Une téquila, articula t-il à l'attention du serveur qui en avait cessé d'essuyer ses verres.

Il commanda verre sur verre, pour noyer son effroi. L'alcool aida rapidement à créer une illusion de sécurité.

Mike se réveilla dans le noir en criant le nom d’Alix. Il tenait son oreiller contre lui et c'était le timbre érayé de sa voix qui l'avait tiré du sommeil. Au lieu de disparaître d'un seul coup, le rêve forma un voile tremblotant qui se dispersa peu à peu, semblable à la poussière tombant des poutres lors d'un séisme.

Lorsqu'il se rendit compte qu'il n'étreignait pas Alix, il serra plus fort son oreiller. Dans son rêve, il avait senti l'odeur de ses cheveux. La fragrance s'évaporait avec le souvenir. Il craignait maintenant que  l'âcre odeur de sueur qui imprégnait ses draps ne la remplace totalement.

Rien n'y fit et l'odeur des cheveux d'Alix lui échappa comme un ballon qui s'élève.

À part la faible clarté de la lune filtrant à travers les arbres, l'unique lumière provenait d'un point vert émanant de l'ordinateur en veille.

Comment était-il rentré ? Il n’en avait aucun souvenir, seule subsistait  une douloureuse migraine qui vrillait les tempes.

Mike ferma les yeux une seconde. Il avait rêvé de l'accident, il avait revu le visage ensanglanté d'Alix et son expression figée pour l’éternité.

Il ouvrit les paupières. Le câble de l’adaptateur de disquette était débranché de la tour de son ordinateur. Il se redressa légèrement. La douleur lui vrilla le crâne, mais son regard poursuivit son inspection dans l'obscurité.

C’est alors qu’il aperçut non pas un, mais deux points verts, lumineux dans l'obscurité, côte à côte. Dans la pénombre, il aurait pu les prendre pour les yeux d'un chat, attendant son heure pour bondir sur lui. Perplexe, il se fixa dessus. Voyait-il double à cause de l'alcool ? Ses neurones n'arrivaientpas à traiter l'information. Il repoussa les couvertures et se leva pour en avoir le coeur net. Un vertige le fit vaciller, mais il poursuivit. En s'approchant lentement de l'ordinateur, il crut voir les points phosphorescents bouger d'un mouvement imperceptible. Il se figea.

« C'est pas vrai, je deviens vraiment dingue... » se murmura-t-il.

Et alors qu'il allait appuyer sur l'interrupteur du pc, quelque chose lui agrippa violemment le poignet.

Mike hurla et se jeta en arrière. Écroulé sur la moquette, il fixait, tétanisé, les lumières. Pas de mouvement. Pourtant, Mike ne pouvait plus faire un geste.

La question tournait dans son esprit : « Qu'est-ce que c'était ? Était-ce réel ? »

— Je peux te voir... fit une voix s'échappant des ténèbres, droit en face de lui.

Les yeux de Mike s'écarquillèrent, mais il ne voyait toujours rien de plus que ces deux petites lumières vertes qui le scrutaient insensiblement.

— Je peux te sentir... poursuivit la voix.

Mike avait l'impression qu'au moindre geste, ses membres allaient se détacher de lui et tomber en morceau sur le sol. Il reconnaissait cette voix. C’était la même que celle du cimetière.

— Mon Dieu ! cria-t-il, plus fort que ce à quoi il s'attendait. Mais... que... qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous me voulez ?

Il rampa vers l'arrière, paniqué, sans parvenir à se remettre debout.

Un rire sourd s'éleva. 

— Tu fais erreur sur la personne… ricana la voix.

— Quoi ?... Quoi... qu'est-ce que vous voulez dire ?...

Un nouveau rire lui glaça le sang, puis les syllabes se découpèrent dans la nuit, tranchantes comme un rasoir :

— Tu as bien joué ? Maintenant, j’ai besoin de toi... Tu as déjà été plus loin que ce que j’espérais. Mais ce n'est pas encore fini.

— Qui êtes-vous ? hurla-t-il encore. Qu'est-ce que vous voulez ?

Sa respiration saccadée lui faisait penser à une locomotive lancée à toute vapeur et elle allait s'écraser contre un mur.

— Répondez-moi ! Qui êtes... ce que... vous ?...

Ses propos n'avaient plus aucun sens. Il le savait, mais il ne pouvait s'empêcher de crier.

Lorsque les lumières s'approchèrent brutalement, une volée de mots incohérents s'échappa. Vain réflexe, il leva les mains pour se protéger et un hoquet hystérique s'empara de Mike. Un brouillard jaune et diffus s'avança hors de la nuit. Il tendit son bras pour le stopper.

La vapeur avait une odeur asphyxiante de brûlé. Par peur qu'elle ne le pénètre, il se boucha les narines et ferma les yeux. Il n'y avait rien d'autre que cette brume pestilencielle, sans autre substance matérielle et elle s'approchait de lui, pour le dévorer.

Elle lui parlait, sans avoir aucun visage. Elle l'avait saisi par le bras, sans même avoir de corps. Elle était monstrueusement réelle et elle l'encerclait.

A l'instant où il dut prendre son souffle, il eut l’impression que le brouillard ocre pénétrait sa bouche, le faisant suffoquer. Il ouvrit les yeux, terrifié et la substance lui brûla la rétine.

Un flash de lumière l’aveugla et il perdit connaissance.

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