Chapitre 2 - La "vraie" vie

11 minutes de lecture

 Les cours étaient achevés depuis moins de dix minutes et Mickaël était déjà assis sous un arbre, à même l'herbe moelleuse du campus, son carnet de notes entre les mains.

« ... Pourquoi le monde me parait si différent de ce qu'il devrait être ? Ces gens sont tous aveugles... Où que mon regard se porte, tout n'est que l'écho d'un scénario inconsistant, ponctué de dénouements malsains. Qui a pu créer une telle farce ? Y a-t-il vraiment quelqu'un aux commandes de cet univers ? Faut-il être sadique pour concevoir un tel univers torturé ? Et tous autant qu'ils sont, ces pauvres êtres, pourquoi jouent-ils à faire semblant d'être heureux ? Suis-je le seul à réaliser que cette vie sonne faux ? Je ne peux plus supporter ce simulacre d'existence où rien n'a de sens... »

— Eh, Mike !

 Il releva la tête et Léo s'installa à ses côtés, affichant un large sourire qui se voulait communicatif.

— Tu viendras samedi à la soirée qu'organise Jennifer ? Tu es en tête de liste à ce qu'il parait... cancana-t-il.

Jennifer était l'archétype de la nana ultra-populaire, avec un pois chiche à la place du cerveau. Elle était l'extravagance incarnée et blonde jusqu'au bout des ongles. Autrement dit, le fantasme de pas mal de gaillards du campus, mais pas le sien.

 — Je ne sais pas, répondit-il en se replongeant dans ce qu'il venait d'écrire, visiblement peu intéressé par la nouvelle qui enthousiasmait son ami.

Si leurs différences les avaient rendus un jour complémentaires, Léo ne parvenait plus aujourd'hui à supporter l'attitude de son ami. Aussi horrible était ce qu'il avait traversé, il ne pouvait plus, qu'avec peine, être témoin de sa dépression apathique. Incommodé par sa prostration permanente, il luttait encore pour le ramener parmi les vivants, car il ne s'autorisait pas à la lui reprocher.

 — Voyons, Mike ! Ça te fera du bien de sortir un peu, voir du monde. Cette fille est super sexy... D’après ce que j’ai entendu, elle en pince sérieusement pour toi... tu ne voudrais pas laisser passer une chance pareille ? tenta t-il maladroitement.

 — D’après ce que tu as entendu...? soupira t-il, sans conviction. Bon... si tu veux, céda t-il pour avoir la paix.

 — Génial, s'exclama-t-il en lui posant la main sur l'épaule. Je viendrai te chercher à neuf heures, tu n'as toujours pas de voitu... (il ferma les paupières très fort, conscient de sa maladresse) Merde, excuse Mike, j'suis qu'un boulet....

 Enfermé dans sa bulle, Mickaël ne lui jeta même pas un coup d'œil, de nouveau plongé dans son calepin.

— On se voit plus tard... conclut Léo en s'éloignant, gêné.

 Ils avaient eu beau éviter soigneusement le sujet pendant des mois, le malaise dû à l'évocation de l'accident devait bien se produire un jour entre les deux amis. Léo n'était pas présent ce soir-là mais quand bien même, cela n'aurait sans doute rien changé. Cette voiture à laquelle il avait fait gauchement allusion aurait pu être remplacée, mais ce qu'elle avait entrainée était irréparable.

*

Il était comme hypnotisé.

Le miroir ne lui renvoyait que le reflet d'un visage ensanglanté. Son visage. Des mains couvertes de sang... d'un sang qui n'était pas le sien... Alix... et le bruit de métal froissé résonnait dans sa tête, l’écho violent de l'impact, le craquement du tronc qui encaissait le choc... les cris aussitôt réduits au silence et puis...

 Le peigne en acier tomba dans le lavabo, avec un bruit métallique, l’arrachant à ses souvenirs. Il baissa les yeux lentement, hagard et le reprit. D’un geste d’automate, le cerveau en bouillie, il disciplina ses cheveux bruns, dont des mèches s'échappaient avec insolence sur son front. Il ouvrit le placard dissimulé derrière la glace pour l'y ranger. lI le referma aussitôt, son regard fuyant la collection de flacons pharmaceutiques oranges translucides, alignés sur l'étagère.

 Cette fois, le miroir réfléta la dure réalité de son visage aux cernes marquées. Il s'observa un instant, incapable de se reconnaître. Ses sourcils épais et bruns restaient figés en permanence dans une expression d'hébétude, accentuant l'air perdu de ses yeux. Une barbe naissante et négligée, qu'il avait abandonné d'entretenir, courait sur ses joues pâles et émaciées. Sa main vint glisser sur la paroi lisse de la glace, en suivant la ligne de sa mâchoire. Voilà à quoi ressemblait un meurtrier.

 Sa paume se plaqua avec force sur le verre et il prononça, les dents serrées :

 — Pourquoi je suis incapable de ressentir quoi que ce soit ?

 Il se dévisagea avec haine, les yeux dans les yeux, face à sa culpabilité.


 Pour fuir ses sentiments, il avait gobé une poignée de cachets. Puis, mécaniquement, il avait enfilé un haut à manches longues noir et un pantalon en toile, adapté à la douce arrière-saison. Pendant à son cou, une chaîne en argent scintillait dans la lueur des ampoules. S'échappant par intermittence du col, un pendentif en forme de parchemin gravé reflétait des éclats de lumière sur les murs. Le temps que les axyolotiques agissent et le temps perdit de nouveau toute substance. 

Il était prêt.

Mais prêt pour quoi au fait ? Où allait-il ?... Qu'allait-il faire ?

Les idées et les souvenirs se bousculèrent dans son esprit.

Il attrapa nerveusement son calepin et s'assit en tailleur sur la moquette. Il commença à griffonner nerveusement sur le papier.


 Un coup de klaxon le sortit de son introspection. Ce ne devait pas être le premier car Léo entra en trombe dans la pièce et le tira en arrière brusquement.

 — Qu'est-ce que tu fais ? Viens, il faut y aller ! T'es prêt au moins...

 Il ne finit pas sa phrase ; il venait d'apercevoir le pendentif. Mike releva la tête vers son ami, une expression éthérée, ancrée au fond des yeux. Le bijou lui avait été offert pour ses 19 ans, par Alix. Elle y avait fait graver : "Pour que tes rêves deviennent réalité".

 Léo s'agenouilla près de lui. Doucement, il lui retira le carnet et le crayon qu'il avait en main.

  — Viens, allez... ça va te changer les idées.

 Il le tira doucement par le bras et Léo le guida jusqu'à la voiture.


 La route était assez longue par la côte, mais Léo conduisait sans problème. Aucun des deux n'ouvrit la bouche, seul le ronronnement de la Ford berçait le trajet.

 Léo était déjà allé à une soirée dans cette villa, au printemps. Il ne se trompa qu'une fois. La demeure se trouvait au bout d'un chemin de graviers d'un kilomètre, marqué Voie privée. On entendait les basses à près de cinq cent mètres à la ronde. Il y avait tellement de voitures entassées partout qu'ils durent garer la voiture à bonne distance.

Ils descendirent et marchèrent en silence, pendant presque dix minutes avant de rejoindre la maison.

Léo ne le regardait pas, il ne supportait plus cette expression dans le regard de Mike, quand il était dans cet état. Celui-ci avançait comme un automate sur les traces de son ami, ne semblant réagir à rien. Combien avait-il pris de cachets ce soir ?

Il y avait au moins une soixante personnes et tout le monde était plus ou moins ivre. Une odeur de marijuana flottait comme une sorte de brume suspendue dans l'air qui se mêlait aux relents d'alcool et de sueur. C'était un brouhaha de conversations, de rires et de musique rock qui s'enchevêtraient. Deux spots, suspendus par des câbles instables, se dandinaient au plafond, l'un rouge, l'autre bleu. Pour Mike, cela résumait la première impression qu’il avait eu en entrant : on se serait cru dans un train fantôme.

  — Léo ! couina quelqu'un, presque dans son oreille.

 Il sursauta à s'en avaler la langue.

 C'était une fille, petite et assez jolie, avec des cheveux décolorés. Elle portait la robe la plus courte que Mike avait jamais vue, d'un orange fluorescent qui vibrait comme un spectre burlesque sous l'étrange éclairage.

  — Salut Jenny ! cria Léo pour couvrir le vacarme. J'ai réussi à amener Mike, regarde !

  — Oui, cool !... C'est chouette, non ? demanda t-elle aussitôt, balayant la pièce du bras.

 Elle s’était approchée et était tout près de Mike, une hanche négligemment collée contre la sienne. Il sentit la chaleur de ses cuisses à travers la toile de son pantalon. Elle avait les yeux qui pétillaient. Mike ne pouvait détacher son regard d'elle. Il la suivit quand elle s'éloigna pour accueillir un autre invité. Quand elle se trémoussait, toute joyeuse, l'ourlet de sa jupe s'enroulait sur ses cuisses nues et la matière synthétique se coinçait dans la dentelle de sa culotte.

 Il n'était plus vraiment là, comme si la musique et tout autour avait disparu. Il avait la tête remplie d'hélium. Des gens entraient et sortaient. On lui présentait un tas d'individus qu'il oubliait aussitôt.

 Il parvint à s'extraire de la foule pour trouver refuge près d'un escalier. Il s’adossa à la rembarde.

 La seule chose qui lui plaisait dans ces présentations, c'était que chaque fois que quelqu'un se baladait seul, Jenny lui sautait dessus et le, ou la, tirait par le bras avec l'excitation d'une écolière. De cette façon, il pouvait deviner dans le frottement de sa chair sous sa jupe, cet espace de secrets qui était un appel à tous les excès. Le cœur et l'esprit engourdis, il était surpris de constater l'émoi de son corps face à la provocation indécente de cette fille.

 Des gens changeaient les disques ou réajustaient les lumières venant l'éblouir furtivement et Mike restait en retrait à contempler cette faune aller et venir dans la vaste pièce.

 Mais, surtout, il regardait Jenny croiser et décroiser les jambes. Assise nonchalamment sur un pouf en compagnie d'un type muni d'un casque sur les oreilles, elle commentait d'une voix aigüe les groupes qui tournaient, mais Mike ne l'entendait pas. Il était hypnotisé par les quelques poils pubiens, neuf tons plus foncés que les cheveux décolorés, qui s'étaient échappés de leur prison de dentelle et qui se révélaient à lui dans cette posture inconvenante.

 Elle le rejoignit, comme dans un rêve éveillé et se lovant contre son flanc, elle se hissa sur la pointe des pieds, une main sur sa nuque pour le contraindre à se pencher. Elle lui susurra quelques mots à l'oreille. Son souffle chatouilla le creux de son oreille et aussitôt, la température de son bas-ventre monta de dix degrés avant de se liquéfier comme de la lave en fusion. Il s'efforça de faire bonne figure.

 — Sors par la porte de derrière, là-bas, lui dit-elle, indiquant la direction de son index.

 Comme c'était difficile à comprendre, il suivit la direction du regard, s'attardant sur la forme fine et gracieuse de ce doigt brandi comme un oriflamme. Oui, il y avait bien une porte. Elle était réelle, elle existait pour de bon.

 Elle rit gentiment et lança tout naturellement : « Tu as regardé sous mes jupes toute la soirée... je t'ai vu, tu sais, je ne suis pas idiote ! Mais ça ne me dérange pas, je t'aime bien moi aussi. »

 Avant que Mike ait pu répondre, elle lui envoya un clin d'œil malicieux et laissa ses ongles manucurés, dans un geste volontairement accidentel, courir sur son avant-bras ballant dont la manche était retroussée. Leur promenade distraite s’acheva un étage plus bas, pour frôler la fermeture éclair qui contenait avec souffrance toute son amativité. Elle s'éloigna ensuite, sautillant comme une enfant, faisant mine de s'intéresser à d'autres personnes. La demoiselle savait se montrer discrète quand elle le désirait. Cette constatation ne fit que confirmer le sentiment de s'être fait chassé comme un jeune puceau.

 Avant d'aller dehors, il aurait souhaité sortir sa chemise, pour cacher la proéminence obscène de son pantalon. Mais il n'en fit rien. Le nuage de marijuana et les quelques bières qu'il avait ingurgitées - sans compter tous les neuroleptiques - finissaient de lui faire perdre pied ; peu lui importait les regards de tous ces inconnus.

 Il sortit par la porte de derrière.

 Une plage de petits galets blancs s'étendait en contrebas et la mer, à perte de vue, allait et venait, berçant ses tympans de son rythme incessant. L'arrière de la maison donnait sur un rocher abrupt tombant sur un îlot miniature. Une volée d'escaliers battue par les vents menait plus bas. Il avança précautionneusement en se tenant à la rampe avec l'impression que ses pieds étaient à des milliers de kilomètres. De ce côté, la musique paraissait lointaine et se mêlait au rythme cadencé des vagues qui la couvrait presque entièrement.

 Il y avait un soupçon de lune et un fantôme de brise. La scène était d'une beauté si renversante que pendant un instant il eut l'impression de marcher au milieu d'une carte postale en noir et blanc. Derrière lui, la demeure se perdait dans le flou. Des arbres grimpaient de chaque côté. Des pins et des épinettes se penchaient au-dessus de la pointe des rochers nus et sur la droite, des épicéas jumeaux qui encadraient la plage en arc-de-cercle, balayée par les vagues. Devant lui, s'étendait l'Atlantique, parsemé d'une myriade de reflets lunaires. Au loin à gauche, il apercevait la courbe à peine visible d'une île et il se demandait qui, à part le vent, osait s'y aventurer la nuit. Cette pensée morose le fit un peu trembler.

 Il enleva ses chaussures et l'attendit, assis à même le sable.

 Au bout d'un certain temps, un malaise commença à l'envahir ; un froid mouillé qui s'insinua en lui en s'enroulant autour de sa colonne vertébrale. Sans doute à cause de l'ombre des arbres sur la plage exigue ou du bruit sifflant du vent. Ou encore à cause de l'océan lui-même, cet océan gigantesque et de tous ces petits points de lumière. Peut-être à cause du sable froid sous ses pieds nus. Peut-être autre chose encore, ou tout à la fois. Que faisait-il là, prisonnier de cette nuit aux relents de marée basse, à attendre en vain la promesse d'un instant de délice qui soudain lui donnait la nausée ? Sa notion du temps s'évapora en brouillard. Il n'avait pas de montre et il était trop ivre pour en juger.

 Elle posa une main sur son épaule.

 Il leva les yeux vers l'arrière et elle l'enjamba sans plus de préambule, s'installant sur lui, son intimité comprimée contre la sienne. Elle l'embrassa, faufilant sa langue entre ses dents. Il sentit de nouveau la chaleur de ses cuisses mais cela ne lui fit plus rien. Il la jaugea en silence.

 — Ça fait un moment que j'ai envie de te parler... Je suis contente que tu sois venu ce soir...

Elle se pressa contre lui lascivement, les bras autour de son cou. Il resta de marbre.

 — On m'a dit que tu étais un gars gentil... j'ai pas l'habitude, tu sais, minauda t-elle avec un petit sourire. Mais ton p'tit air ténébreux me fait craquer... Tu veux bien me montrer comment ça fait, un gars gentil ?

 — Je peux essayer, répondit-il, luttant pour retrouver cette douce excitation qu'elle avait réussi à faire naître tout à l'heure.

 Il toucha sa poitrine et elle se pâma dans un soupir. Malgré la douceur de la peau diaphane, malgré les murmures enjôleurs, pour lui, le charme était brisé, l’excitation envolée. Il trouvait à présent cette fille totalement vulgaire avec ses cheveux presque blancs.

 — Ne dis à rien à Joe, on a une histoire tous les deux... Il me tuerait.

 Elle le releva puis le conduisit en-dessous des marches, où l'herbe froide se mêlait à des épines de pins odorantes. Les ombres dessinèrent des stores vénitiens sur ses seins, au moment où elle ôta sa robe. Il la suivit comme un automate.  Etait-ce l'effet des médicaments, des drogues, de l'alcool, était-ce lui tout simplement lui ; malgré la compression physique dans son jean, son esprit n'était plus là. 

— C'est fou, souffla t-elle d'une voix excitée qui sentait le mauvais alcool, avant de basculer au-dessus de lui, ses cheveux l'inondant complètement.

 Mike ne garda qu'un vague souvenir de la suite. Seuls quelques couinements murins et une odeur de bois trempé restèrent dans sa mémoire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire Ophélie Datiche ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0