Chapitre 1 - Une âme brisée

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— Bien, Mickaël, comment allez-vous aujourd’hui ?

Les mèches brunes en bataille restèrent baissées, occultant une partie du visage de l’intéressé. Un soupir amorça une phrase qui s’acheva en quelques mots énoncés sans motivation :

— La grande forme, doc.

— Où en êtes-vous avec votre traitement ? Pensez-vous que nous pourrions envisager de baisser les doses ?

Le corps mince, exempt de muscles, frémit et son souffle eut un hoquet, trahissant l’inquiétude liée à la proposition. Il secoua la tête, sans la relever.

— Nous avons atteint les six mois, Mickaël. C’est l’échéance que nous nous étions fixés, vous vous souvenez ?

Six mois ? Pour lui, c’était hier. Le sang souillant les cheveux blonds, le regard azur, vide et éteint braqué sur lui, le corps inerte reposant sur le fauteuil de la carcasse broyée... toutes ces images le poursuivaient encore, même en plein jour.

Son expression se tordit dans une grimace de rejet.

Le corps du jeune patient se raidit et ses doigts se serrèrent autour d’un calepin roulé sur lui-même. C’était une idée du psy dans les premières semaines : écrire ce qu’il ressentait, à défaut de pouvoir les raconter.

— Vous voulez qu’on reparle de votre mère ?

La réponse fut la même que souvent ; un silence fermé, sans un regard.

Mickaël Owens avait eu une adolescence compliquée. Résidu d’une enfance tourmentée, il avait appris à déployer une barricade émotionnelle entre les autres et lui ; instinct de protection dû à la relation conflictuelle qui avait opposé ses parents pendant des années. Incapable d'accepter la réalité, il avait développé un imaginaire à la hauteur de ses ambitions, se prenant au jeu des histoires romanesques, à l'opposé de ce qu'il était contraint de subir, jour après jour. La vie était, pour lui, un couloir étriqué, un met sans saveur où l'esprit des gens était formaté. Ses enseignants le qualifiaient « d’éternel insatisfait ». En grandissant, ses volubiles espérances l’avait poussé à s'intéresser à d’autres mondes au-delà du réel, fantômes, esprits, extra-terrestre, tout était bon pour s’échapper du carcan de la vérité. Cette attitude, le dépeignant comme un artiste torturé, avait toujours eu un charme captivant pour la gente féminine. Le mystère ténébreux du poète maudit n’était finalement pas un cliché.

— Mickaël, reprenons à votre arrivée à la fac, vous voulez bien ? Comment avez-vous rencontré Léo ?

— C’était pas voulu, répondit-il d’un ton égal. Le choix arbitraire de l’administration universitaire nous a placé dans la même chambre, voilà tout. On n’avait rien en commun, quoi que si… l’informatique. J’ai toujours aimé ça.

— Pourquoi ?

— Il y existe d’autres univers. Certains d’entre eux, c’est même moi qui les ai créés…

— Les jeux-vidéos ?

— Oui et la programmation. Vous pouvez pas comprendre.

— Parlez-moi de Léo.

— Que voulez-vous que j’en dise ? sourit-il évasivement. Il est tout ce que je ne suis pas. C’est un gars simple, souriant, ouvert aux autres, un « bon vivant » comme on dit. Il est tout ce qu’il y a de plus normal. C’est pas une flèche dans les études, c’est sûr, mais avec lui, on ne s’ennuie pas, il a toujours une blague à raconter, il rit pour deux. Il me dit toujours que je suis déconnecté de la réalité… La vérité, c’est qu’il y est mon ancrage.

Probable que sans cet heureux hasard, les deux amis ne se seraient même jamais adressé la parole. Pourtant, la magie des contraires et la promiscuité induite par une vie commune avaient œuvré dans le sens d'une sincère amitié.

Il poursuivit de son ton monocorde :

— J’étais cet ami un peu taciturne et désenchanté, la tête pleine de mondes fantastiques. Il était mon énergie, ma lumière pour affronter le monde.

Il haussa les épaules.

— C’est bien, Mickaël. Et si ous parlions d’Alix Brown maintenant ?

Sa respiration se bloqua brusquement à l’entente de ce prénom.

Une boule se forma dans sa gorge mais il savait que pour avoir son ordonnance, il devait faire des efforts, c’était donnant-donnant, comme lui avait maintes fois répété le psychiatre.

— Je m’étais inscrit à des ateliers sur la poésie du XIXe siècle. J’aime bien la poésie. C'est lire des sentiments, que la plupart des gens considèrent comme du simple charabia. On se sent privilégié quand on comprend ce que le poète a voulu exprimer... Elle… (lourd soupir) elle y a participé aussi. Je me demande encore ce qui a pu la pousser à me parler. Elle était merveilleuse, charmante, souriante… Elle était comme ces poèmes, elle appartenait à un autre temps. J’ai baissé ma garde.

D’autres mots virevoltaient dans son esprit torturé, mais ils ne parvenaient pas à franchir le seuil de ses lèvres : Je suis tombé fou amoureux d’elle. Jamais je n'avais ressenti de telle complicité. Elle était mon évidence. Avec elle, je reprenais goût et espoir en la vie, elle y donnait un sens.

— Poursuivez, Mickaël, c’est très bien.

— On venait de fêter nos un an et le lendemain, il y avait cette soirée, à laquelle elle voulait absolument qu’on aille. Certains de ses amis l'organisaient pour célébrer je ne sais plus quel événement important. Je ne pouvais rien lui refuser, sourit-il évasivement. On s’est amusé, on a dansé… on a bu. Au retour, c’est moi qui ai pris le volant. Moins ivre que les autres, j'ai été désigné pour les ramener. Ils avaient confiance en moi, grimaca t-il en secouant la tête. Ils étaient surexcités et moi, ça me donnait l'impression d'être tout-puissant. Je roulais beaucoup trop vite sur cette route, avec tous ces arbres. Je le savais, mais je n’ai pas ralenti.

Son regard se perdit dans le vague, tandis que sa voix poursuivait d'un ton monocorde :

— La musique était à fond, elle résonnait dans l'habitacle. Les autres, déchaînés, me hurlaient d'accélérer, ils étaient grisés par la vitesse. J'entends encore leurs encouragements, mon nom scandé. Je me souviens de l'air glacé qui s'engouffrait par les vitres ouvertes. Je revois Alix, à côté de moi, qui a posé sa main sur mon bras en me demandant d’aller moins vite. Je lui ai souri, je lui ai dit que ça allait. Je me sentais invincible, j’avais le contrôle... J'suis trop con. Pourquoi je ne l’ai pas écoutée ?

— Continuez. Vous allez y arriver.

Il soupira lourdement.

— Non, j'ai rien écouté du tout, reprit-il. J’ai encore appuyé sur l'accélérateur. Je transperçais littéralement la nuit. Les arbres n'étaient même plus visibles... plus rien n'existait que cette voiture qui fonçait à toute allure dans les ténèbres... Les pneus ont crissé sur l’asphalte. 

L’écho de sa voix se suspendit et ses yeux se fermèrent, submergés par ses souvenirs. Le ton se fit plus grave.

— J’ai perdu le contrôle. Je n’ai même pas eu le temps de comprendre ce qui se passait, des graviers sur la route peut être ou autre chose. Juste moi qui avais fait un mauvais geste ?

Il émet un rire maussade en portant la main à son front : C'est complètement stupide, je me souviens d'avoir vu un gars en noir sur le bord de la route. Je devrais vraiment être bourré... 

Ses doigts se croisent dans ses cheveux et ses yeux bruns s'égarent vers le plafond.

— On est parti en vol plané. Je me souviens de la scène au ralenti, comme un mauvais film. La voiture s’est retournée. Une fois, deux fois... Toutes les conneries qu’on amasse dans une bagnole volaient autour de nous et venaient nous frapper au visage. C'est fou comme une simple bouteille vide peut faire mal ! Dans ce monde à l'envers, ce monde suspendu, la chevelure d'Alix flottaient et dansaient dans l'air comme un drap battu par la bourrasque... Je me suis accroché. La course folle de l’auto s’est stoppée contre un arbre. Je me souviens clairement du choc, la violence et le bruit de craquement de la tôle.

Il chercha à reprendre son souffle, des larmes coulaient en silence sur ses joues.

— J’étais à peine sonné. Je me suis retourné pour m’assurer que personne n'avait rien. Et je l’ai vue. Je n’ai vu qu’elle. Alix, le visage en sang, ses beaux cheveux blonds maculés de rouge, ses grands yeux encore ouverts, empreints d'une expression de surprise. Sa bouche magnifique était figée dans une moue terrifiante.

Il ne put poursuivre, sa voix se brisa et il se recroquevilla sur sa chaise.

Une enquête avait été ouverte sur les circonstances de l’accident et avait duré deux semaines. Malgré l’évidente responsabilité du jeune homme et contre toute logique, la famille de l'étudiante, très attachée à Mike, avait fait peser son témoignage pour que le procureur allège au maximum sa sanction. Les autres jeunes qui s'en étaient sortis avec quelques contusions appuyèrent aussi sa défense, attestant qu’ils avaient tous insisté pour qu’il conduise.

Peu importaient ce tourbillon juridique et les charognards de journalistes qui s’emparaient du dramatique faits divers. Mickaël avait plongé dans une sorte de catatonie suite au traumatisme et était dans l'incapacité de comparaître devant le juge. Il passa un mois en institut psychiatrique puis fut finalement libéré, sous condition d'un suivi médical constant et d'une lourde médication.

La culpabilité et la mort d'Alix était pire que toutes les peines qu'on aurait pu lui infliger. Il aurait même préféré subir un châtiment aux yeux de la loi qui aurait eu l'avantage d'être rédempteur. Ignorant son besoin d’expiation, la vie quotidienne reprit son cours, mais lui n'était plus que l'ombre de lui-même. C'était comme si quelqu'un avait appuyé sur le bouton off de ses émotions : il était tout bonnement éteint.

Par la suite, il s'interrogera sur ce tragique événement en se demandant s'il l'avait prédisposé à ce qui l'attendait dans les mois à venir... ou si, quoi qu'il fasse, le destin ne lui aurait laissé aucune autre alternative.

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