1.

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An 1450.

Toujours le même rêve.

Elle se retrouva seule dans un paysage désertique. Le ciel ensoleillé fit soudainement place à un temps orageux, avec un amoncellement de gros nuages noirs. En baissant les yeux, elle vit à quelques mètres d'elle la silhouette d'une femme d'âge mûr, habillée majestueusement, telle une souveraine africaine d'un autre temps.

Il s'agissait toujours de la même femme qui apparaissait dans ses rêves. Son visage lui semblait familier, mais était trop éloigné pour qu'elle puisse en distinguer les détails. La femme lui tendit les bras comme pour l'inviter à se blottir contre elle et tandis qu'Awilé tentait de se rapprocher difficilement à cause des vents violents, une main la saisit brusquement par le bras et la tira en arrière.

Elle se débattit pour se sortir de cette étreinte, elle vit au même moment la femme lui crier quelque chose, comme pour la prévenir d'un danger avant de disparaître.

  • Awilé ! Awilé, réveille-toi !


La jeune femme ouvrit les yeux et, avec un léger sursaut, s'assit sur sa natte en raphia tressée, l'air hagard et désorienté. Elle se trouvait dans son espace, aménagé pour son intimité, dans la modeste habitation en terre cuite de sa tante Ilda, qui l'avait élevée comme sa propre fille depuis l'âge de deux ans, dans le village de Mawolo.

Ilda avait pris place sur le bord du sommier et la tint doucement par l'épaule. À ce simple contact, Awilé ressentit instantanément, et malgré elle, l'inquiétude de sa tante.

  • Tu as fait un mauvais rêve, n'est-ce pas ? lui demanda Ilda, qui la regardait avec attention.

Awilé hésita un instant avant d'acquiescer légèrement. Elle n'aimait pas mentir à sa tante, qu'elle considérait davantage comme une mère adoptive depuis le décès prématuré de ses parents lorsqu'elle n'avait que deux ans. Elle hésitait également à inquiéter sa tante en lui révélant qu'en plus de bribes de souvenirs fragmentés qui lui revenaient en mémoire depuis des années, elle faisait le même rêve étrange, et ce chaque nuit, depuis quelques semaines. Cela avait-il un rapport avec son passé et ses parents dont elle n'avait gardé aucun souvenir ?

  • Awilé, parle-moi s'il te plaît, insista Ilda en lui prenant la main. Si tu as vu quelque chose, tu dois me le dire.

Awilé ne put s'empêcher de ressentir l'angoisse de sa tante et regarda dans les yeux celle-ci, qui semblait réellement effrayée par quelque chose. Elle posa son autre main par-dessus celle d'Ilda et cette dernière sembla se détendre progressivement.

  • Je vais bien tante Ilda, la rassura-t-elle. Ne t'en fais pas pour moi. C'est certainement le fait de ressentir au fil du temps toutes ces énergies et émotions, parfois ce n'est pas évident de tout encaisser et maîtriser, surtout pendant le sommeil.
  • Je suis loin d'être dupe, ma chérie, lui dit Ilda avec un léger sourire. Je sais bien que tu fais de ton mieux pour maîtriser ton don d'empathie, de transfert d'émotions et tes autres aptitudes exceptionnelles. Cependant, je sais que tu me caches certaines choses depuis des mois. Tu sais aussi bien que moi que ces choses-là sont mal vues dans le royaume et il serait prudent de me dire s’il y a de nouveaux éléments dont je ne suis pas informée, afin que je puisse mieux te protéger.

Awilé se leva de son lit et embrassa sa tante sur la joue.

  • Tu es ma seule famille et la seule personne de confiance que je connaisse dans ma vie. Tu en as tellement fait pour moi ! Bien sûr que je t'en parlerais si ça devait arriver, tante Ilda.
  • J'aurais pu en faire davantage, murmura Ilda en se levant du bord du lit.

Awilé fixa sa tante et, au ton de la phrase, sentit aussitôt que cette dernière en savait plus qu'elle ne voulait le dire, mais préféra ne pas insister.

  • Bon ! dit Ilda. Je te laisse faire ta toilette et te préparer, pour rejoindre Ouli au marché. Tu sais, je suis vraiment fière de toi, Awilé, ajouta-t-elle tout en l'étreignant par les épaules, l'air ému. Malgré les épreuves de la vie et les difficultés que tu as eu à vivre, tu as toujours su te prendre en main et tu es toujours la même, si gentille, si pleine de vie et intelligente.

Bien évidemment, Awilé eut les larmes aux yeux, tout comme sa tante, mais put contenir son émotion.

  • C'est grâce à toi, tante Ilda. Sans toi, je serais probablement perdue en ce moment. Ou morte.

Au bout d'un moment, sa tante déclara sur un ton étrange en tournant la tête sur le côté :

  • Non, ce n'est pas grâce à moi. C'est plus... compliqué.


Awilé ressentit instantanément quelque chose d'inexplicable, d'autant plus qu'elle n'avait jamais vu sa tante aussi fatiguée et abattue. Celle-ci venait d'entrer dans sa quarante-cinquième année, mais elle semblait en faire vingt de moins, malgré quelques rides çà et là sur son joli visage rond mais bienveillant. Cependant, ce matin-là, elle ne resplendissait pas de sa forme habituelle.

  • Tu cherches à lire dans mes pensées ? lui demanda Ilda, mi-figue, mi-raisin.

Awilé, qui ne s'était pas rendue compte qu'elle fixait encore une fois sa tante dans les yeux, se tira de ses réflexions et alla prendre son pagne de bain.

  • La télépathie ne fait pas partie de la longue liste de mes problèmes, lui répondit la jeune femme avec un sourire énigmatique, Dieu merci. Mais tu serais la première avisée si cela devait être le cas.
  • Heureuse de le savoir, dit Ilda, qui ne semblait néanmoins pas convaincue en sortant et en laissant tomber le tissu africain qui servait d'accès principal à la chambre de sa nièce.

Une demi-heure plus tard, Awilé avait fini de se préparer pour aller ensuite rejoindre sa meilleure amie Ouli pour leur vente commune et matinale de beignets dans le marché local, qui se trouvait au cœur de leur village.

Elle avait revêtit ce jour-là une belle tunique tissée avec des fils de coton, ainsi qu'un pagne dans le même style et des sandales en cuir toutes simples.

Awilé était assez élancée et se considérait comme "jolie" très modestement, mais elle était en réalité d'une beauté rare avec sa peau d'ébène et ses yeux vairons - l’œil droit de couleur grise et le gauche de couleur marron clair - son visage bien dessiné avec un nez fin ainsi que des lèvres pulpeuses qui lui donnaient un charme particulier et sans vulgarité. Ses longs cheveux noirs étaient inexplicablement teintés de blanc sur un côté de sa tête depuis l'enfance. Cela l'avait quelque peu déstabilisée lorsqu'elle était plus jeune, mais elle avait appris à s'y habituer avec le temps.

Elle alla dans la petite cour bordée par de grandes feuilles de raphia, qui entourait l'habitation de sa tante, pour y prendre la calebasse contenant sa préparation de beignets. Elle s'apprêtait à sortir, lorsqu'une voix retentit dans son esprit :

Ils te mentent tous.


Saisie d'effroi, elle lâcha la calebasse et regarda autour d'elle. Personne.

Réveille-toi ! Ils te mentent tous et tu n'es pas en sécurité. Nulle part. Nulle part.

Awilé ferma les yeux et s'adossa contre un des murs de l'habitation, tout en tentant de reprendre ses esprits. Que venait-il de se passer ?

Cette voix neutre n'appartenait à aucune de ses connaissances et pourtant elle lui semblait familière. Mais ce qui la terrifiait davantage était le contenu et le sens de ces avertissements. Était-elle réellement en danger ? Cela avait-il un lien avec ses rêves répétitifs et qui semblaient prémonitoires ? Et surtout, qui connaissait son secret au point de lui envoyer des messages de manière psychique ? Elle qui pensait il y a peu de temps qu'elle n'était pas dotée de dons télépathiques !

C'était tout simplement invraisemblable.

  • Awilé ? Tu as terminé ? demanda Ilda de l'espace où elle préparait ses remèdes et décoctions médicinales, du fait de son métier d'herboriste et de tradipraticienne. Le soleil est déjà haut, tu risques d'arriver en retard au marché !

La jeune femme se ressaisit aussitôt, ramassa la calebasse - dont le contenu ne s'était pas, fort heureusement, renversé - avant de se rendre auprès de sa tante, l'air enjoué.

  • J'ai terminé, tante Ilda, dit-elle. J'avais oublié d'assaisonner ma pâte hier soir et j'ai dû le faire à l'instant, ce qui m'a pris un peu de temps.
  • Humm, murmura Ilda en scrutant le visage de sa nièce attentivement, comme si elle doutait de sa sincérité. Très bien, passe une bonne journée ma chérie, je t'attendrai pour le repas.

Awilé l'embrassa sur la joue, mais un certain malaise planait dans l'air.

  • Awilé... prends garde à toi, murmura tante Ilda en regardant sa nièce dans les yeux.

Celle-ci perçut cette fois un tel sentiment de sincérité qu'elle prit sa tante dans ses bras pour lui transmettre du réconfort.

  • Ne t'en fais pas pour moi, tante Ilda.

En quittant leur petite habitation, Awilé avait des idées diverses et variées qui s'entrechoquaient dans son esprit. Cependant, elle se dit finalement qu'elle avait bien de la chance d'avoir un parent proche comme Ilda qui l'avait élevée et qui s'occupait d'elle et, sur le moment, elle eut honte de douter un seul instant de sa loyauté.

Elle eut également une pensée pour sa meilleure et seule amie d'enfance, Ouli. Elle vivait à quelques mètres avec sa mère et ses jeunes frères et devait être à l'heure qu'il était déjà en train de vendre ses légendaires beignets salés au marché.

Sur le chemin, Awilé cueillit quelques plantes médicinales qu'elle comptait remettre à sa tante à son retour. Cette dernière savait soigner des maux divers et variés avec un tel savoir-faire que même des notables et des malades des provinces voisines faisaient souvent un long voyage par la route, afin qu'elle puisse les ausculter. Les vrais médecins étaient rares dans le royaume et les médecins traditionnels tels que sa tante étaient très appréciés, même si souvent des imposteurs parvenaient à duper des patients, en leur donnant des traitements inefficaces.

La calebasse posée sur sa tête, Awilé descendit une petite colline sablonneuse, d'où on pouvait déjà apercevoir en contrebas le grand marché du village de Mawolo. De manière instinctive, la jeune femme éveilla chacun de ses sens hyper-développés, car elle sentait que quelque chose n'allait pas.

Elle se retourna brusquement. Excepté quelques habitants du village qui circulaient ça et là et qui vaquaient à leurs occupations, elle ne perçut aucun danger en particulier.

Elle reprit sa marche, sans être rassurée pour autant et avec la désagréable impression que cette journée n'allait pas être de tout repos.

  • Tu penses qu'elle nous a repérés ?
  • Je ne pense pas, mais restons sur nos gardes, d'autant plus qu'elle fait partie des autres. On a pour l'instant l'ordre de surveiller seulement ses moindres faits et gestes.
  • Quand je pense qu'elle est là, à notre portée! On pourrait s'en occuper une bonne fois pour toutes!
  • Chaque chose en son temps.

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