Chapitre 9 : Mise à nu

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Le Cercle fut fondé en 1988 par Lucian Levkin. Sa femme, Tasha, apporta sa pierre à l'édifice en insufflant une âme aux idéaux de son mari. Leur souhait était de dépasser les frontières du réel. Ils aspiraient davantage que ce que la science et la technologie de leur temps avaient à leur offrir. Toute innovation qu'on leur présentait n'était qu'obsolescence à leurs yeux. Ils voulaient que l'inconnu se fonde dans la réalité. C'est ainsi qu'ils eurent l'idée de l'Expérimentation. Pensant en faire profiter le monde, ils croyaient naïvement que celui-ci serait prêt à concevoir leurs connaissances comme étant le pilier du futur de l'Homme. Hélas, ils réalisèrent très vite qu'ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes.

Guidés par cette dévotion presque folle qu'ils avaient pour la science, ils achetèrent un entrepôt en ruine qu'ils rénovèrent et embauchèrent une équipe de scientifiques. Lucian travaillait dans un laboratoire pharmaceutique, Tasha était chercheuse dans le domaine de l'agro-alimentaire et, malgré leur vocation totalement opposée, la volonté de faire évoluer l'être humain et d'étendre son potentiel les rapprocha. Le personnel qui entourait les deux fondateurs travaillait quasiment à l'aveugle. Bien entendu, ils recevaient les indications de Lucian et Tasha sur les tâches à accomplir, toutefois ils n'avaient aucune idée de la portée de leur travail et de sa finalité. S'ils cherchaient à en savoir davantage, ils étaient aussitôt remerciés. Lorsque le couple accueilli James l'année suivante, il dut faire face à un bouleversement qui changea leur comportement. Leurs avancées étaient souterraines, car ils voulaient épargner leur enfant des dommages causés par la science.

Finalement, l'audace de soutenir un projet aussi ambitieux leur a valu d'attirer l'attention de divers investisseurs, plus ou moins liés à l'appareil étatique. Dix ans plus tard, Lucian et Tasha étaient à la tête d'un empire et ils signaient des contrats avec des multinationales et des dignitaires d'Etats étrangers. Ils fournissaient des équipements technologiques de pointe aux services de l'armée qui en faisaient la demande. En peu de temps, le Cercle devint non seulement un enjeu stratégique essentiel dans les affaires internationales, mais aussi et surtout un objet de convoitise. Pour garantir la pérennité de leurs activités, l'emplacement géographique de l'entreprise n'était pas fixe. Sa localisation était étroitement liée à l'état des relations qu'entretenait le Cercle avec le pays hôte. Pour prévenir des fluctuations de cette entente, le siège du Cercle se déplaçait tous les deux ans. En plusieurs années d'existence, l'entreprise s'était installée dans plusieurs pays et l'Islande était le dernier pays à avoir accueilli l'œuvre monumentale de Lucian et Tasha.

Ses yeux turquoise représentaient tout ce que j'avais aimé. Ma vie pouvait s'arrêter demain ou dans une heure que je ne voudrais quitter son regard. Ce n'était pas tant les nuances de couleur qui commençaient par le bleu froid et glaçant de l'océan jusqu'à prendre vie dans les plus hautes feuilles des arbres, allant jusqu'à frôler le ciel bleu d'une journée ensoleillée. Non, ce qui m'intéressait, c'était ce qu'on pouvait y lire. Un amour indescriptible et une fierté remarquable. Sa voix, réconfortante à souhait, pouvait toucher n'importe quel mal pour le rendre insignifiant. Je regrette encore ce jour où tout s'écroula et où je vis ma famille imploser. Il m'arrivait parfois de remonter le temps et de laisser mon esprit me replonger à une époque où nous vivions tous les trois heureux, liés par l'amour et la complicité. Le mépris et l'indifférence ont fini par avoir raison de nous alors que nous devenions spectateurs de notre détresse.

Lorsque j'avais 13 ans, j'ai vu quelque chose que je n'étais pas censé voir. Traversant les couloirs du bâtiment abritant à l'époque les locaux de l'entreprise, je quittais l'étage qui nous était réservé pour rejoindre ceux qui m'étaient interdits, échappant à la surveillance du personnel. Je n'avais pas le droit d'être là, car je pouvais représenter une menace pour mes parents. En effet, mes yeux pouvaient piéger une faille dans le système si bien rodé qu'avaient instauré mes parents. J'aurais pu construire un souvenir à partir d'une erreur qu'ils avaient commise et ainsi, mettre en péril ce qu'ils avaient mis tant de mal à construire. Il y avait une femme enceinte ainsi que mes parents dans la pièce. Du matériel médical ultra performant s'étalait du sol au plafond. Profitant du fait que la porte soit entrebâillée, je pénétrais à l'intérieur, me faufilant à quatre pattes entre les tables avant de m'arrêter derrière une étagère, me positionnant de manière que je puisse les observer tous les trois. Je tendis alors l'oreille et jetai un coup d'œil à mes parents, vérifiant qu'ils ne m'avaient pas vu et je soufflai de soulagement lorsque je compris que ce n'était pas le cas. Tous les trois discutaient, ou plutôt, ils se querellaient si on étudiait leur gestuelle et le ton qu'ils prenaient. Mes parents échangèrent en russe tandis que la femme, caressant son ventre arrondi, oscillait entre de l'anglais et du russe, le tout exprimé en des termes très approximatifs. Elle paraissait être en difficulté alors que ses yeux larmoyants regardaient tour à tour Lucian et Tasha, répétant des phrases qui sonnaient comme des suppliques.

James, toujours accroupi derrière le meuble, se demandait ce qu'il se passait alors que l'inconnue continuait de débiter des paroles insensées. Sous ses yeux, la scène semblait se dérouler au ralenti. Le garçon vit d'abord sa mère plonger sa main dans l'une des poches de sa blouse pour en sortir un objet brillant. Il ne comprenait pas que l'objet était un scalpel, mais il frissonna quand la femme enceinte écarquilla les yeux, sentant le danger. L'adolescent n'eut pas le temps de fermer les yeux que le coup fut infligé. Sa mère enfonça la lame en profondeur dans le cou de la femme enceinte, ne retirant le scalpel qu'au moment où elle arrêta de se débattre pour s'effondrer au sol. Son mari, qui n'avait pas réagi au geste de sa femme, posa une main sur son épaule comme s'il avait voulu la soutenir. La mère de James releva alors la tête, les mains pleines de sang et elle lui sourit. Traumatisé par ce qu'il avait vu, James resta recroquevillé dans sa cachette pendant de longues heures avant que ses parents, affolés, finissent par le retrouver. Il n'avait pas quitté des yeux une seule fois la femme au ventre arrondi qui gisait par terre. Même lorsque ses parents quittèrent la pièce et que des hommes arrivèrent pour débarrasser le corps et nettoyer la pièce, il resta là à regarder. Lucian et Tasha réalisèrent leur erreur au moment où ils virent le visage de leur fils, James, baigné de larmes. Ils tentèrent de le réconforter, lui expliquant que cela était nécessaire et que la femme n'avait pas souffert, en vain, car il savait que ce meurtre resterait à jamais ancré dans sa mémoire. Les semaines et les mois qui suivirent le meurtre furent difficiles, tant pour les parents de James que pour l'enfant lui-même qui n'arrivait plus à parler à ses parents, ne voyant pas comment il pouvait pardonner un geste aussi terrible.

Tasha Levkin mit fin à ses jours un matin d'automne, ne supportant plus de lire la peur dans les yeux de son enfant et écœurée par son geste, à mesure qu'elle prenait conscience de ce qu'elle avait fait. Etrangement, son décès eut pour conséquence de rapprocher Lucian et son fils. Le père ayant un jour laissé entendre à James que la mort de Tasha n'était ni plus ni moins qu'une erreur et que c'était à eux d'effacer ce défaut avant qu'il ne nuise à l'avenir de l'entreprise. Vers l'âge de 17 ans, James devint officiellement le bras-droit de son père, tous les deux poursuivant les travaux laissés en cours par Tasha, notamment l'Expérimentation. Ce projet titanesque consistait à déployer sur Terre les prémices du futur de l'Homme. Pour cela, ils étudièrent de manière approfondie les gènes de nombreux individus, sélectionnés dans différentes régions du globe. Leurs résultats les poussèrent à creuser davantage, cherchant à résoudre tous les paramètres inconnus qui se trouvaient sur leur chemin. Ils s'intéressaient particulièrement aux anomalies.

Une marque rouge apparue sur son épaule et il sourit. La femme allongée à ses côtés murmura quelque chose à son oreille avant de déplacer son visage de sorte que ses lèvres rencontrent celles de son compagnon qui en profita pour resserrer son étreinte et caresser sa peau, les yeux fermés. Lorsque la blonde finit par se redresser, elle s'assit à califourchon sur lui et murmura.

  • La séance a été productive aujourd'hui. Elle a duré plus longtemps que prévu et je crains d'être obligée de te facturer les heures supplémentaires.
  • Tu me coûtes cher. Moi qui pensais que tu abaisserais le prix de la consultation sachant que je suis un patient de longue date, me voilà bien embêté.
  • Ne t'en fais pas, j'en suis certaine que tu me pardonneras assez vite quand j'en aurais fini avec toi.
  • Vraiment ? Je suis impatient de découvrir ce que tu as en tête. Mais nous devrions reporter...

Il s'arrêta de parler quand il sentit les mains froides de sa partenaire s'attarder sur ses clavicules et parcourir avec une insupportable lenteur son torse. Un soupir s'échappa de ses lèvres lorsqu'il sentit ses doigts glisser vers la partie de son corps qu'il chérissait le plus. Au même moment, quelqu'un toqua à sa porte. Aussitôt, les gestes divins de sa compagne cessèrent et il fit la moue. Elle s'assit au bord du lit et s'empressa de se rhabiller, tournant le dos à son compagnon. James se rassit dans le lit, remettant le drap correctement sur lui. L'individu qui attendait devant la porte s'impatienta que personne ne daigne répondre et pénétra dans la pièce. Il n'était pas surpris de voir son fils et sa dernière conquête.

  • Anne, je suis bien étonné de voir que vos méthodes pour soigner vos patients aient autant évolué. Je dois dire que l'idée est pas mal. Quoi de mieux pour une psychiatre pour mettre en confiance ses patients que de procéder à un échange de fluides avec eux. Je suis certain que vous allez révolutionner le monde médical, lui dit Lucian, provoquant ainsi le rire de James qui alluma une cigarette.
  • Je suis vraiment désolée, Lucian. Cela ne se reproduira plus, lui répondit-elle.
  • J'y compte bien. Et à l'avenir, tâchez d'aider les personnes qui en ont vraiment besoin. Ne perdez pas votre temps avec mon fils, vous et moi savons très bien que c'est une cause perdue.

Cette fois-ci, c'est elle qui ricana aux dépens de James qui, lui, leva les yeux au ciel. Lorsqu'elle sortit de la chambre et qu'elle referma la porte, Lucian s'adressa à lui.

  • Tu as 26 ans. Tu es en âge de te marier et de fonder une famille. Je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi tu t'entêtes à coucher avec le plus de femmes possibles alors que tu pourrais être heureux avec une seule personne.

Lâchant une bouffée par les narines, James retira la cigarette d'entre ses lèvres.

  • Merci de vous enquérir pour moi de ce point de vue là, mais ma vie sentimentale se porte à merveille. Disons juste que je verse davantage dans les relations de très courtes durées plutôt que dans les mariages au destin funeste, lui répondit James, adressant un regard plein de reproches à son père.
  • J'étais très heureux avec ta mère et tu le sais très bien. Cependant, les choses ne se sont pas passées comme… Comme nous l'espérions tous les deux, mais…
  • Assez. Je ne veux pas parler de maman, le coupa-t-il

Lucian observa un instant le visage de son fils et changea de sujet.

  • Dans ce cas, parlons plutôt du fait qu'un des sujets de l'Expérimentation a tué six personnes.
  • Comment ça ? Les sujets sont incapables de se servir de leurs pouvoirs pour faire du mal à autrui. C'est impossible que cela ait pu arriver.
  • Et pourtant… Tout porte à croire que l'impensable s'est produit. Cela s'est passé en France et le sujet 7.15 est directement impliqué. Je veux que tu rassembles toutes les informations disponibles sur cette affaire. Si le drame venait à s'ébruiter ou si la police l'arrêtait, cela nous mettrait dans une situation vraiment délicate.

James enfila son sous-vêtement ainsi que le reste de ses habits en vitesse, puis il mit ses chaussures et se releva.

  • Je m'occupe de la police. Je vais envoyer une équipe là-bas pour qu'ils la récupèrent, répondit James.
  • Ne t'attends pas à ce que ce soit simple. Les médias se sont déjà emparés du fait-divers et la police est prête à tout pour découvrir le coupable. De plus, si le sujet défaillant a réussi à utiliser ses pouvoirs, il pourrait réitérer et il serait alors impossible de l'arrêter.
  • Je crois avoir un moyen de la rendre inoffensive. Quant à la police, je vais y placer des hommes à moi là-bas. Ils me feront un compte-rendu de tous les éléments de l'enquête. Et au pire, il est très facile de falsifier des documents.
  • Tu m'as l'air bien sûr de toi. J'espère pour toi que tu as raison.

Lucian sortit de la chambre, accompagné de son fils qui insista pour lui montrer sa nouvelle découverte qui se trouvait dans son labo. James, qui avait suivi des études poussées en sciences et qui avait été initié à la recherche dès son plus jeune âge, réussi à réaliser un exploit jusqu'alors inédit. En isolant la séquence génétique prélevée dans l'ADN d'une personne, il pouvait le combiner au gène de l'hôte qui recevrait la greffe afin de recréer un ADN commun. Adrien, l'un des sujets de l'Expérimentation, était malade et il accepta de subir cette expérience pour espérer guérir du mal qui le rongeait. Lorsqu'Adrien reçu l'ADN modifié, il réagit étrangement. Il faisait un rejet de cette greffe et son corps ne lui obéissait plus. Il n'arrivait pas à contrôler ses réactions et agissait comme s'il était infecté. Il devint violent et s'attaqua au personnel. Difficilement maîtrisable, son état oscillait entre le délire et la lucidité. Au bout de quelques heures, il se stabilisa et l'ADN greffé modifia son information génétique. James expliqua alors à son père qu'Adrien avait reçu de l'ADN du sujet 7.15 et qu'il était désormais devenu insensible à ses pouvoirs. Ainsi, ils avaient la possibilité de lancer Adrien à la poursuite du sujet 7.15 sans qu'elle ne soit en capacité de riposter avec ses pouvoirs.

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