Chapitre III – De la brise matinale, je vois la terre si juste

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Août 1914, Pont-Noyelles, France

Les campagnes étaient vidées de leurs jeunes hommes, alors que la moisson battait son plein. Il fallait se soutenir. Il fallait être solidaire et on en appela aux femmes pour combler le manque de bras. Le 6 août, le président du Conseil René Viviani demanda aux femmes de maintenir l’activité dans les campagnes, au nom de toute la Nation. Elles devaient aider le pays à s’approvisionner, elles devaient ainsi soutenir l’effort de guerre. Comment ne pas répondre à un tel appel ? A Pont-Noyelles, tous les bras disponibles se réunirent pour terminer la moisson et ce fut tout naturellement que les Brunel proposèrent leur aide.

C’était seulement pour une moisson. Enfin, c’était ce que tous pensaient. On avait assuré aux français que l’armée marcherait sur Berlin à Noël. Pour la moisson 1915 les hommes seraient de retour, c’était certain. Jeanne Brunel en tout cas y croyait. Dès le départ des hommes, le village s’était organisé. Ensemble, ils aideraient les fermes à terminer leurs moissons. Le village était une communauté d’entraide, chacun avait sa place dans cette organisation. Rose Brunel aidait à la préparation des collations, comme d’autres femmes du village. Ernest s’occupait du transport. La batteuse faisait son œuvre, émerveillant les enfants qui s’amassaient autour, rêvant de pouvoir monter dessus. Tous les ans, c’était la même chose, il fallait les chasser pour ne pas risquer qu’il y ait un blessé. Cette année, il n’y avait pas d’hommes, c’était donc les femmes des exploitants qui étaient autour de la machine à vapeur. D’autres, dont Jeanne et sa sœur Mathilde aidaient à délier les gerbes. Il faisait chaud. Très chaud. De la sueur coulait en dessous du foulard de Jeanne et le long de son dos, pourtant, elle ne se serait arrêtée pour rien au monde. Elle voulait aider. Elle désirait que Léon soit fier d’elle. Dans ces champs, Jeanne se sentait utile, bien plus utile qu’elle ne l’avait jamais été.

Au soir, après une journée harassante on mangeait tous ensemble. De la viande grillée, du pot-au-feu, quelque chose de bien consistant pour remplir les corps qui dès le lendemain allaient connaître le même labeur. Une bonne nuit de sommeil et au matin tout recommençait. C’était une mécanique bien huilée. Les femmes avaient pris les choses en main, les vieillards applaudissaient leur courage et en quelques jours, la moisson fut terminée.

Habituellement, la tradition voulait qu’une grande fête accompagne la fin de la moisson, mais cette année, tout le monde s’en passa. Une messe fut organisée, pour les valeureux héros, puis juste après, tout le monde se réunit sur la place du village pour manger ensemble. Le cœur n’était guère à la fête, trop de personnes était absente, mais le village fut présent dans son entièreté. Jeanne apprécia cet instant. Malgré l’absence de Léon, il fut synonyme de paix, de douceur, comme l’appel aux volontaires ne fut qu’un cauchemar. Cependant, dans les jours à venir, les difficultés seraient bien présentes et pour oublier, chacun se remémorerait ces journées de moisson, les dernières avant le début du cauchemar.

*

L’horreur est omniprésente. L’ennemi en Belgique a commis des atrocités dignes de bêtes féroces. Jeanne ne savait rien de la guerre si ce n’était ce que la presse rapportait. Pour le moment, elle n’avait toujours pas eu de nouvelles de Léon. La Belgique avait été envahie dès le 4 août. Les Allemands n’avaient eu aucune pitié pour les populations locales qui fuyaient. Jeanne tremblait quand on évoquait dans le village les pauvres femmes violées et les vieillards massacrés. L’ennemi allemand était dans toutes les conversations. La presse les comparait aux hordes d’Attila faisant trembler les femmes et rugir les hommes qui espéraient plus que tout voir l’ennemi neutralisé. Jeanne avait peur de cette guerre qui se rapprochait inexorablement des frontières françaises, elle avait peur que Léon se retrouve face à ces hommes sans foi ni loi. Le jeune homme était si doux, si prévenant, arriverait-il à avoir assez de courage pour braver ces animaux ?

Puis vinrent les bonnes nouvelles. Toujours de la presse. On apprend que l’ennemi tire à côté et qu’il est tellement mal équipé que nos valeureux soldats ressortent victorieux de toutes les batailles. Jeanne était rassurée, même si son père semblait dubitatif face à de tels récits, elle, elle préférait y croire. Elle préférait penser que tous ses amis partis au combat étaient en sécurité. Après tout, si la presse le disait, c’était la vérité. N’était-ce pas le gouvernement qui renseignait les journaux sur la guerre ? Cela pouvait être que vrai.

Septembre 1914, Pont Noyelles, France

Tout n’était que mensonge. Le gouvernement a quitté Paris pour se rendre à Bordeaux. L’armée allemande avance sur le territoire français. Jeanne tremble. Elle craint cet ennemi qui avance inexorablement et que rien ne semble pouvoir stopper. Elle savait que Léon était en vie. Une lettre était arrivée chez les Destiennes à la fin du mois d’août. Les trois frères n’étaient pas ensemble. C’était terrible pour Suzanne qui avait espéré voir ses fils unis, se protégeant les uns les autres. On ne connaissait pas leur position et c’était bien là le plus terrible. Ils pouvaient tout aussi bien être tout proche tout comme à des centaines de kilomètres.

Au matin du 4 septembre Jeanne Brunel quitta sa chambre pour prendre son petit déjeuner, son père était attablé, lisant une lettre de l’un de ses anciens compagnons d’armes. Elle rejoignit la table et s’y installa en silence, écoutant son père.

« La presse, il se moque bien de nous ma chère Rose. S’était-il écrié tout en jetant la lettre sur la table.

— Les nouvelles sont mauvaises. Demanda la mère de famille tout en prenant entre les mains la missive et en la lisant.

— Les Allemands nous repoussent, mais cela bien entendu le gouvernement ne nous en parlera pas. Répondit l’homme avec virulence.

— Papa, que se passe-t-il ? Mathilde qui arriva dans la pièce et s’installa à côté de Jeanne.

— Joffre garde espoir, mais il a fini par céder du terrain aux Allemands. Les Allemands sont tout près et si notre armée ne se ressaisie pas, nous allons perdre.

— Ton ami ne t’en dit pas plus ? Questionna à nouveau Rose.

- Non malheureusement, il n’avait déjà pas le droit de me dire cela. Une bataille décisive aura lieu prochainement. J’ai vu hier de nouveaux trains de soldats partir d’Amiens, ils partent vers l’est.

- Pourquoi le gouvernement nous cache-t-il ces informations ? N’est-on pas en droit de savoir ce qui se passe ? Cette fois-ci, c’était Jeanne qui interrogeait son père.

- Le gouvernement ne veut certainement pas effrayer les populations et aussi qu’on le juge incompétent. Enfin, nous verrons bien, nous ne sommes malheureusement pas les maîtres de cette situation.

- Papa, est-ce si terrible que ça la guerre ? Demanda Jeanne dont le visage dévoilait clairement sa peur.

- Ernest ne réponds pas à cette question. » Coupa Rose qui préférait préserver encore un peu l’innocence de ses filles.

Ernest sembla quelques instants peser le pour et le contre. Il était d’accord avec son épouse, ses filles étaient encore jeunes. Jeanne avait tout juste seize ans, elle était tellement sensible, Mathilde de son côté était beaucoup plus dure, mais saurait-elle assimiler ce qu’il avait à dire ? L’homme regarda les yeux implorants de ses enfants, il soupira et leur accorda la sinistre vérité.

« Vos amis ne sont pas sur un terrain de jeu où l’on joue avec des fusils à bouchon. Les armes font des dégâts, j’ai vu des choses terribles pendant mon service. Les balles traversent les chairs, elles les déchirent, les broient. Vous devez prendre conscience que ce qui se passe est terrible et qu’il y aura beaucoup de mort si tout cela continue. Même si la presse veut nous rassurer, ces pauvres garçons ne sont que de la chair à canon pour nos gouvernants. Vous ne verrez pas les fils de nos ministres sur le champ de bataille, eux seront bien protégés. Non, ce sont nous, les petites gens qui sommes en première ligne, c’est nous qui paierons le pire tribut. »

L’homme vit les regards effrayés de son épouse et de ses filles. Il baissa la tête, presque désolé. Ce qu’il ne dirait pas, c’était que ces jeunes allaient souffrir de cette guerre. Après ils ne seront plus jamais les mêmes. Lui-même en avait souffert. Il avait tué dans le simple but de tuer, parce qu’on lui avait ordonné et non parce qu’il l’avait voulu. Il avait le même âge à l’époque que la plupart des jeunes aujourd’hui qui se battaient pour l’honneur de la France. Ernest ne le dirait pas à sa famille, c’étaient des blessures qu’il gardait pour lui depuis bien des années, mais il avait été brisé par ces morts, par ces visages toujours ancrés dans son esprit.

Il était bien heureux de ne pas avoir à revivre ça. Il était certain qu’il n’y aurait pas survécu, pas une seconde fois.

Le silence fut alors de mise à table. Plus personne n’osa prononcer de mots. Jeanne avait eu sa réponse. Elle avait entendu la terrible vérité et ce fut donc silencieusement qu’il quitta la table et qu’elle alla se réfugier dans le poulailler pour laisser sa peine sortir. Ce soir encore, elle accorderait toutes ses prières à Léon. Il devait survivre à cela. Pour sa famille qui avait besoin de lui. Pour elle.

*

Les jours s’écoulaient dans l’attente. Celle d’une bonne ou d’une mauvaise nouvelle. Chaque matin, les familles ayant un proche sur le front guettaient le facteur, espérant que celui-ci apporte une lettre du soldat et ne désirant surtout pas recevoir celle qui annoncerait une perte tragique. Les lettres des soldats arrivaient toujours, mais bien vite, on comprit que celles-ci étaient censurées. Les soldats ne devaient pas parler de ce qui se passait au front et les nouvelles restaient anodines et parlaient surtout du manque de la famille. Jeanne avait vu certaines lettres que les garçons Destiennes avaient écrites à leur mère. La jeune fille avait également reçu sa propre lettre de Léon. Les mots qu’il avait écrits à son intention, elle les chérissait et chaque soir elle les relisait.

La moitié du mois de septembre venait de s’écouler. Une bataille décisive avait eu lieu dans la Marne les 5 et 9 septembre. Jeanne ne savait pas si l’homme qu’elle aimait s’y trouvait. Il pouvait être n’importe où, mais elle savait une chose, il se trouvait bel et bien en Enfer. Comme tous les jours, la jeune fille se rendait à la ferme des Destiennes. Aujourd’hui, elle y était allée dès le matin, pour apporter les vêtements que Suzanne avait confié à Rose Brunel pour qu’elle puisse les raccommoder. La matinée était douce, comme ce fut le cas de ce début de mois. La météo clémente prolongeait l’été, même si personne n’avait le cœur d’en profiter. Quand Jeanne arriva à la ferme, elle trouva Suzanne devant ses clapiers à lapin. La mère de famille était en train de nourrir ses animaux et de nettoyer les cages. Avec sa douceur habituelle, Jeanne la salua et elle fut accueillie par un immense sourire. Même si elles étaient déjà proches, les deux femmes s’étaient rapprochées, depuis le début de la guerre. Suzanne considérait Jeanne comme la fille qu’elle n’avait jamais eue et sa douceur naturelle lui mettait du baume au cœur dans cette période où son esprit était à la tourmente.

« Viens prendre un verre de lait et un morceau de gâteau, tu l’as bien mérité pour tout ce travail. Proposa Suzanne auprès de Jeanne quand elles rentrèrent toutes les deux à la maison.

— Ce n’était rien et ça me fait plaisir de vous aider. Répondit une Jeanne dont les joues avaient pris une douce teinte rosée. Elle s’installa à la table de cuisine et laissa Suzanne lui servir ce qu’elle lui avait promis.

— Tu es bien bonne Jeanne, mais tu en fais beaucoup trop, entre la couture, tes corvées et venir ici tous les jours, je ne veux pas que tu te surmènes. Même si je dois avouer que j’apprécie beaucoup ta compagnie.

— Alors c’est ce qui compte, j’aime venir ici et mes parents ne voient pas d’un mauvais œil que je vienne vous aider un peu.

— Ils sont bons aussi. Tes parents ont beaucoup de chance de ne pas avoir de fils, ils ne sont pas tourmentés comme moi à savoir où ils sont et s’ils vont bien. »

Jeanne posa sa main sur celle de Suzanne en signe de réconfort. Que pouvait-elle dire de plus ? Cette pauvre femme souffrait de l’absence de ses fils, elle s’inquiétait pour eux et c’était légitime. Personne ne pouvait lui retirer cela.

Après un échange de sourire, Suzanne retira sa main de celle de Jeanne et elle mangea un morceau de gâteau.

Quelques minutes plus tard, Pierre et Eugène Destiennes entrèrent également dans la cuisine. Une forte odeur de vache les accompagnait, signe qu’ils revenaient tous les deux de la traite. Sans ses trois autres fils, les tâches de la ferme étaient beaucoup plus longue pour le père de famille, mais il avait su s’adapter et bientôt, un autre jeune du village voisin de Querrieu viendrait les aider dans leurs travaux. Pierre était soulagé d’avoir ces bras en plus, mais ils ne remplaceraient pas ses fils.

Les hommes étaient en train de se restaurer et parlaient du dernier veau qui était né dans la nuit quand on toqua à la porte. Suzanne alla ouvrir et elle laissa entrer le facteur qui avait le teint blême.

« Eh bien Gaston te voilà bien pâle, serais-tu malade ? » Questionne Pierre Destiennes tout en ayant un grand sourire sur les lèvres.

Le facteur ne parla pas et il retira son képi. Il tendit une lettre à Suzanne et tous finirent par comprendre. C’était une mauvaise nouvelle.

« Je suis désolé, j’aurais aimé ne jamais devoir porter ces lettres. » Tête baissée, il n’osait pas regarder la famille et la petite Jeanne qui malgré elle assistait à toute la scène.

Pierre Destiennes s’était levé et il prit la lettre des mains de son épouse qui commençait à pleurer. Eugène alla prendre sa mère dans ses bras et celle-ci se laissa aller, pleurant de tout son saoul. Jeanne s’accrochait à la table, le poing serré. Et si c’était Léon ? Les secondes lui parurent des heures quand Pierre arracha l’enveloppe et commença à lire la lettre. Il tomba lourdement sur une chaise et tout le monde put voir que des larmes commençaient à baigner ses yeux.

« Pierre. Qui ? Demanda Suzanne entre deux sanglots.

— C’est Baptiste… Il est tombé dans la Marne, tué au combat. Mort pour la France. C’est son lieutenant qui nous écrit. »

Suzanne s’effondra, si elle n’avait pas été tenue par son fils, elle se serait certainement laissée tomber au sol. Le facteur ne savait pas quoi faire face à tant de détresse. Pierre Destiennes alla auprès de sa femme, il la prit dans ses bras. Il ne pleurait pas, mais sa détresse était également présente dans son regard.

« Gaston, Jeanne, pouvez-vous nous laisser seuls ? » Demanda le père de famille tout en les regardant tous les deux. Ils acquiescèrent et Jeanne passa la porte en même temps que le pauvre Gaston qui s’en voulait d’avoir été le messager du malheur de cette famille.

« Quelle tragédie. Pauvres gens, ils ne méritaient pas ça. » Il remit son képi sur son front et se tient quelques instants à son vélo. Combien de lettre comme celle-ci allait-il devoir amener aux familles, avant la fin de cette guerre.

Jeanne était silencieuse. Elle n’en revenait pas d’avoir assisté à une telle scène. Cela aurait pu être Léon. Un instant elle avait été soulagée d’apprendre que ce n’était pas lui, mais elle s’en était voulue pour tant d’égoïsme. Le malheur était là, les Destiennes venaient de perdre l’un de leur fils et rien ne pourra réparer leur peine. Jeanne quitta les lieux en courant, les larmes coulant le long de ses joues. Une fois loin, elle s’arrêta et pleura contre un pommier en bordure de chemin.

Quand elle rentra, elle avait les yeux rougis et dans la journée, tout le village avait appris que l’un de ses fils était mort. La guerre était bien là et elle n’épargnerait personne.

*

Dès le lendemain, une messe fut donnée en hommage à Baptiste Destiennes, ce jeune héros qui s’est battu pour la France. A l’école, on inscrivit son nom au tableau, pour que chacun se souvient de cet héros qui s’est battu dans la Marne et qui a permis aux troupes allemandes de stopper leur progression. Vingt et un mille soldats étaient morts au cours de cette bataille et quatre-vingt-quatre mille étaient portés disparus. Le corps de Baptiste restera à tout jamais dans la Marne en compagnie de ses autres compagnons d’armes.

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