Chapitre II – Et le cœur bien gros, comm’ dans un sanglot

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Août 1914, Pont-Noyelles, France

Le lendemain, ce fut avec le cœur lourd que Jeanne se réveilla. Elle avait peu dormi, ses pensées n’avaient cessées de la conduire auprès de Léon. Elle devait absolument le voir avant qu’il quitte le village. Après une brève toilette et s’être habillée, Jeanne descendit jusqu’à la cuisine pour rejoindre sa mère et sa sœur qui prenaient leur petit déjeuner. La jeune femme garda le silence, perdue dans ses pensées, elle écoutait à peine la conversation qui animait sa mère et sa sœur. Son repas, elle n’y toucha pas, la gorge nouée, elle était incapable de pouvoir avaler quelque chose. Silencieuse, elle le resta toute la matinée et ne décrocha pas un mot durant le repas du midi. Son père était en livraison sur Amiens, s’il avait été là, Jeanne lui aurait demandé quand les jeunes hommes du village allaient partir. C’était l’unique inquiétude de Jeanne, ne pas pouvoir revoir l’homme qu’elle aimait.

« Tu devrais aller le voir, tout le monde sait que tu es amoureuse de Léon, cela ne choquera personne que tu ailles lui parler. » C’était Mathilde qui venait d’arriver dans son dos, sortant sa jeune sœur de sa torpeur. Le rouge monta aux joues de Jeanne, mais elle ne prit pas la peine de le cacher, sa sœur avait raison, elle pouvait aller le voir, mais elle était loin d’être aussi téméraire qu’elle.

« Tu n’es pas inquiète pour Edmond ? » Demanda tout simplement Jeanne à sa sœur. Elle avait le sentiment d’être la seule à souffrir de cette situation.

« Bien sûr, mais je ne le montre pas comme toi. Ricana Mathilde. Tu devrais te voir, même maman a compris pourquoi tu étais aussi pâle. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Edmond va partir, tout comme ses frères et tous les jeunes du village, bientôt il ne restera plus que nous et les vieillards.

— C’est cela qui te préoccupe le plus, que bientôt tous nos amis seront partis et que tu n’auras donc plus de soupirants. S’offusqua Jeanne, qui avait très bien compris où sa sœur voulait en venir.

— Je n’ai pas l’intention de rester vieille fille. J’ai envie de me marier comme n’importe quelle femme, avec Edmond ou un autre peu importe tant qu’il est jeune et beau. »

Mathilde avait toujours été ainsi. Son comportement avait souvent offusqué Jeanne, surtout quand elle la voyait papillonner d’amoureux en amoureux, sans savoir vers lequel porter son intérêt. Elles avaient toutes les deux reçues une éducation catholique, mais Mathilde se plaisait à ne pas se plier face aux conventions de l’époque. Plutôt que d’être mal mariée, elle préférait attendre et choisir le meilleur des partis parmi tous ses soupirants. Mathilde était belle, Jeanne voyait les regards des jeunes hommes, mais elle devrait faire plus attention. Il n’y avait rien de pire que le déshonneur pour une femme, surtout dans un petit village où tout le monde se connaissait.

« Et que fais-tu des sentiments ? Demanda Jeanne qui était curieuse de connaître l’opinion de son aînée sur la question.

— Tu crois vraiment que nos parents étaient amoureux quand ils se sont mariés. Les sentiments viennent après et cela sera pareil pour moi.

— Ce n’est pas ce que je souhaite ! Léon et moi on s’aime et on se mariera ensemble.

— Je te le souhaite Jeanne, vraiment, mais ne te fais guère d’illusion, avec la guerre, ton Léon et toi n’êtes pas encore près de vous marier. Certains disent que cela ne durera pas, mais ce n’est pas l’avis de papa. »

Jeanne aurait bien répliqué à sa sœur que leur père n’était pas un général, mais elle savait qu’il avait de bonnes connaissances dans ce domaine. Cela faisait peur à la jeune femme qui voyait son existence être remise en cause.

« Je vais à la ferme des Destiennes. » Jeanne était décidée, elle ne pouvait plus attendre. Elle retourna dans la maison et alla prendre son chapeau. Quand elle traversa le village, elle put se rendre compte qu’une certaine euphorie régnait chez les plus jeunes. Les enfants étaient déjà en train de jouer à la guerre, sans savoir quelles conséquences elle allait avoir sur leurs vies. La chaleur était écrasante, Jeanne pouvait sentir la sueur perler dans son dos et sur son front. Comme elle l’avait fait la veille en compagnie de sa sœur, elle prit le chemin vers la ferme des Destiennes. La route était calme, une légère brise vint la soulager quelque peu de cette chaleur. Son cœur battait à la chamade quand elle arriva jusqu’à la ferme, mais ce fut le calme et quelques poules qui picoraient dans la cour qui l’accueillirent. La jeune femme alla frapper à la porte, mais personne ne lui répondit. Cela l’étonna beaucoup, il était en effet très rare que Suzanne Destiennes quitta sa maison. Elle quitta le pas de la porte et fit le tour de la ferme et aperçut au loin Eugène, le plus jeune des fils de la famille qui avait tout juste dix-huit ans. Le jeune homme se trouvait dans le pré et était en train de réparer des clôtures.

« Eugène. Ta mère n’est pas là ? Demanda Jeanne tout en rejoignant le dernier des fils Destiennes dont le front était couvert de sueur.

— Ils sont tous partis à Amiens. Edmond doit rejoindre son dépôt et Léon s’engage auprès de notre armé, mais tu te rends compte, mère refuse que je m’engage aux côtés de mes frères, je vais être le dernier des idiots à rester ici à m’occuper des vaches alors que mes frères seront en train de se battre. » Le jeune homme répondit sur un ton rageur tout en frappant de toutes ses forces sur le poteau en bois comme pour montrer qu’il avait autant de valeur que ses ainés.

De son côté, si elle avait été seule, Jeanne se serait laissée tomber au sol pour laisser couler ses larmes. Léon s’était engagé volontairement, c’était tout ce qu’elle retenait. Son Léon allait partir. Il allait se battre, mettre sa vie en danger tout cela pour sauver la sainte patrie et l’honneur de la France. Tout cela pour récupérer l’Alsace et la Lorraine… Egoïstement, la jeune femme espérait qu’il soit réformé, que les médecins lui découvrent un problème respiratoire ou au cœur. Néanmoins, Jeanne savait que Léon était en pleine forme, il ne serait pas réformé et il allait bientôt partir.

« Mes parents vont essayer de faire en sorte qu’ils soient avec Baptiste. » Baptiste était le deuxième fils de la famille qui était parti faire son service militaire il y a deux ans de cela. Il rentrait de temps en temps en permission, mais là Jeanne se doutait bien que la famille ne le reverrait pas tout de suite. Baptiste avait été tout de suite mobilisé.

« Je te remercie, est-ce que tu pourras leur dire que je suis venue ? Demanda la jeune femme qui ne souhaitait pas s’attarder plus longtemps.

— Oui bien sûr. » Il lui fit un charmant sourire et la salua avant de retourner à ses travaux.

Sur le chemin du retour, Jeanne était morose. Mathilde avait certainement raison, avec Léon ils n’étaient pas prêts de se marier. Le jeune homme était en pleine forme, il n’était presque jamais malade, il ne serait pas réformé. C’était certain. La jeune fille de seize ans parla peu durant le reste de la journée. Elle explique seulement à sa sœur aînée que toute la famille Destiennes était partie sur Amiens pour répondre à l’ordre de mobilisation.

A l’heure du soupé Ernest n’était toujours pas revenu d’Amiens, ce qui inquiéta ses deux filles qui cherchèrent des réponses auprès de leur mère, mais celle-ci répondit que ses livraisons avaient certainement dû prendre un retard. À la fin du repas, les sœurs débarrassèrent la table et commencèrent à laver les assiettes sales, tandis que leur mère gardait au chaud la part du père de famille. Ce ne fut qu’une heure plus tard, qu’Ernest Brunel franchit le pas de la porte. Mathilde était en train de lire à voix haute un roman à l’eau de rose et pendant ce temps-là sa mère et sa Jeanne étaient en train de l’écouter. Le livre fut refermé dès que le père entra dans la pièce et Rose s’approcha, le cœur battant, vers son mari.

« Réformé. » Répondit tout simplement le père de famille à la question muette de son épouse. Ce fut un soulagement pour Rose et un choc pour les filles. Ainsi leur père s’était rendu à Amiens pour répondre à l’ordre de mobilisation. Des larmes perlèrent dans les yeux de Jeanne, elle s’approcha de son père et le serra contre elle.

« Oh, je suis tellement soulagée. » Elle recula et laissa son père s’installer à la table. Tout en essuyant ses larmes elle alla remplir l’assiette du plat qui avait été gardé. Mathilde de son côté servit un verre de vin à son père et tous s’installèrent de nouveau à table.

« Mais pour quel motif ? Demanda Rose qui réalisait que son mari pouvait très bien avoir un problème de santé.

— Trop vieux, ils préfèrent avoir des jeunes pour soldats et ma vue commence à diminuer.

— Nous avons de la chance, au moins nous allons pouvoir rester ensemble. Commenta la mère de famille.

— Oui, nous avons de la chance, mais cela ne sera pas le cas de tout le monde. Je n’ai jamais vu autant de monde sur les routes. J’ai croisé aussi les Destiennes avec Edmond et Léon. Les pauvres garçons, ils ne savent pas ce qui les attende et les parents, leurs trois premiers fils vont partir à la guerre. » Déplora Ernest qui avait soudainement attiré l’attention de sa plus jeune fille.

« Est-ce que tu sais s’ils vont être mobilisés tout de suite ? Demanda la jeune fille de seize ans qui avait tellement d’espoir dans le regard.

— Je n’en sais pas plus pour eux, mais j’ai entendu dire que tous les garçons allaient partir rapidement. »

On frappa à la porte, faisant sursauter les Brunel qui ne s’attendaient guère à avoir de la visite à une heure aussi tardive. Bien que le ciel n’ait toujours pas sombré dans la nuit, habituellement, au village, on préférait rester dans la fraîcheur des maisons, surtout durant ces chaudes nuits d’été.

Ernest, venant de terminer son repas, se leva de table et alla ouvrir la porte, laissant entrer le jeune Léon, la tête baissée, qui avait toujours trouvé impressionnant le père de celle qu’il aimait.

« Eh bien Léon. Qu’est-ce qu’il t’amène à cette heure ? Demanda le père Brunel.

— Monsieur, si cela ne vous embête pas, j’aurais voulu parler à Jeanne. Mon frère Edmond faisant partie de la réserve doit partir demain pour son dépôt et je me suis porté volontaire.

Le jeune homme préférait concentrer son regard sur le père de famille, il ne voulait pas lire la déception dans celui de Jeanne. Parce que oui, elle serait déçue d’apprendre qu’il s’était porté volontaire, mettant en suspens leurs nombreux projets.

« C’est très courageux de ta part mon garçon. » Commenta tout simplement Ernest qui trouvait cet acte complètement stupide et dangereux de la part du jeune homme. Quel bonheur il avait de ne pas avoir de fils. Pour beaucoup cela aurait pu être un châtiment de ne pas pouvoir faire perpétuer son nom, mais pas pour Ernest, il aimait ses filles et il était certain de ne pas les voir partir à la guerre.

« Merci, monsieur. » Répondit le jeune Léon. Il posa alors son regard sur Jeanne qui avait détourné son visage pour ne pas montrer ses yeux humides.

« Jeanne, accompagne Léon dans le jardin pour que vous puissiez parler. » Ernest regarda sa fille. Il savait que Jeanne était attachée à ce jeune homme. En d’autres temps, il aurait pu donner son accord pour qu’ils se fiancent et se marient aux dix-huit ans de sa fille, mais avec cette guerre les mariages étaient compromis.

En sortant dans le jardin, Jeanne évita tout bonnement le regard de Léon. Elle ne comprenait pas. Pourquoi s’était-il porté volontaire ? Pourquoi alors qu’il aurait pu rester avec ses parents tout comme son jeune frère Eugène.

« Jeanne. Je suis désolée. » Commença piteusement Léon.

Jeanne ne répondit pas, elle lui tournait le dos, tentant d’essuyer les larmes qui commençaient à couler le long de ses joues.

« S’il te plait, regarde-moi. » Il s’approcha d’elle et lui attrapa le bras, la retournant pour qu’elle puisse le regarder.

« Pourquoi ? Elle pleurait, elle n’arrivait pas à masquer sa peine.

— Edmond est réserviste, Baptiste est déjà au dépôt. Les copains du village vont aussi s’en aller. Ils vont tous les deux se battre et moi je resterai ici à ne rien faire. Je ne pouvais pas l’accepter. J’aurais beaucoup trop honte Jeanne.

— Alors tu vas me laisser.

— Seulement pour mieux te retrouver. Tout le monde le dit, avant Noël nous serons rentrés. On va enfin se venger de ces sales boches et nous rentrerons. »

Le jeune homme avait cette fois-ci pris les mains de Jeanne, les serra contre les siennes et contre son cœur. Il ne voulait pas la laisser seule, mais il lui ferait cette promesse, celle de lui revenir.

« Je reviendrai et nous nous marierons. » Ajouta Léon.

— Tu feras attention à toi. Promet-le moi.

La voix de Jeanne était suppliante. Elle avait besoin de savoir qu’il ferait attention. Elle voulait entendre cette promesse de sa part.

« Je serai avec mes frères, avec eux, il ne m’arrivera rien et j’aurais ta photo avec moi, elle sera mon porte bonheur.

— Léon, je ne peux pas m’empêcher d’avoir un mauvais pressentiment. Comme si…

Elle se tut, préférant ne pas prononcer la suite de peur de porter malchance au jeune homme qu’elle aimait. Pourtant, elle avait cette impression que jamais elle ne serait vraiment heureuse.

— Ne t’inquiète pas pour moi. »

Il la serra contre lui. Il savait que les Brunel devaient les observer de l’autre côté d’une fenêtre, mais il voulait avoir Jeanne contre lui. Cela serait la dernière fois avant un bon moment qu’il le pourrait.

*

Le lendemain, tout le village était en émoi. On improvisa un défilé pour les soldats qui s’étaient engagés et les réservistes rejoignant leurs dépôts. La famille Brunel était également présente sur la place du village.

Le prêtre bénit les futurs héros et ensuite l’orchestre du village joua la Marseillaise que tous entonnèrent en cœur. Pendant le chant, Jeanne et Léon ne se quittèrent pas du regard. Etant auprès de sa famille, la jeune fille n’osait pas se joindre au jeune homme, elle ne se sentait pas légitime de le serrer contre elle en public. Ils n’étaient pas fiancés après tout.

Le cœur battant, la jeune femme aux cheveux châtains observa les jeunes défiler sous les applaudissements de la foule. Des mères, des épouses, des enfants pleuraient ceux qu’ils allaient devoir quitter sur cette place. Combien allait revenir ? Jeanne refoula ses larmes, mais son père finit par remarquer sa détresse et il posa sa main sur son épaule pour la réconforter. Mathilde de son côté ne montrait rien. Elle était enjouée, elle applaudissait, remerciait ceux qui allaient se sacrifier pour la France. Comment arrivait-elle à dire adieu à ses amis sans ressentir aucune peine ? Parfois elle ne comprenait pas une telle différence entre elle et sa sœur. Elles avaient les mêmes parents, elles avaient été élevées de la même manière, pourquoi sa sœur était-elle aussi sans cœur ? Jeanne ferma les yeux. Ce n’était guère l’heure de s’épancher sur cela.

L’orchestre continua à jouer même après l’hymne national. L’heure des adieux était arrivée. Des couples s’embrassèrent sans retenue faisant fi des personnes autour d’eux. Les parents serrèrent leurs fils, leur donnant les dernières recommandations. Jeanne observa de loin ces au revoir. Léon était avec ses parents en compagnie de ses deux frères. Leurs regards se croisèrent de nouveau. N’écoutant que son cœur, Jeanne se précipita vers lui. En cet instant, ils se moquèrent bien des regards qui se posaient sur eux. Ils s’enlacèrent. Une dernière fois avant que Léon aille défendre la mère patrie. Ils restèrent ainsi de longues minutes, puis vint le temps de monter dans la charrette qui les conduirait à Amiens. Léon déposa un baiser sur le front de la jeune fille et ils se séparèrent sans savoir de quoi leur avenir serait fait.

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