Epilogue

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Christian


Mes parents sont partis mais je n’ai pas besoin d’eux. Je marche seul dans la rue ou plutôt j’erre, un peu comme un funambule perdu sur le fil de ses pensées. Je n’ai nulle part où aller aujourd’hui. Je marche, c’est tout.

La ville est un désert. Le dimanche, les gens s’enferment, ils décuvent, dépriment et attendent le lundi. Le dimanche, on pourrait croire que les jeunes sont tous morts, mais non, c’est juste leur pause, le moment où ils sortent du ring.

Qu’est ce qui cloche chez moi ?

J’ai les doigts rougis à cause du froid. J’essaie de les serrer plus fort dans mes poches mais ça ne m’empêche pas de frissonner. Mon manteau est sale : alcool (rhum, vodka ou Get, j’en sais foutrement rien), boue séchée et peut-être, sur la manche, une petite trace de sang à peine visible.

Je passe devant le parc. Des chiens errants fourrent leur truffe dans les paquets de chips à moitié pleins et les emballages de sandwich qui jonchent le sol. Il y en a un qui me jette un regard effrayé, comme si j’allais le frapper et je me contente de froncer les sourcils histoire de lui dire : t’approche pas de moi, je suis pas d’humeur.

Demain, peut-être la fin du monde. Ou une aube supplémentaire.

J’arrive enfin dans la ruelle nauséabonde derrière la salle des fêtes. Je m’assure d’être seul. Je m’avance vers les poubelles où se trouve toujours le sac de couchage, enfoui sous des déchets, chaussures sans semelle, couches pleines et pelures d’orange. Il n’a pas bougé. Merde. Je commence à m’affoler. D’une main anxieuse, je dézippe la fermeture et la tête apparaît, crâne rasé et visage pâle, trop pâle. Je pose une main sur la joue.

Un cadavre.

Un arc électrique zèbre mon corps et transit mes membres. Je me retourne comme pour chercher un témoin inexistant qui puisse me le confirmer : la-fille-est-morte. Comment est-ce possible ? Mon cœur bat la chamade comme un petit oiseau affolé, mes entrailles bourdonnent, mes mains suent froid. Sur le mur, écrit en lettres grenat : Personne ne te sauvera. Les mots sonnent étrangement dans ma tête. J’ai la certitude de ne pas en être l’auteur.

Abasourdi, je referme le sac et le laisse en plan. Quelqu’un finira bien par le trouver. Et là… J’imagine déjà les flics, partout, et moi au milieu. Je ne suis même pas majeur ! Un vide immense m’envahit – Elle est morte – tandis que je réfléchis à la suite des événements, à mon éventuelle défense. Que dire ? Je suis un loup solitaire cerné par les chasseurs, autant signer le cadavre de mon nom, ça ira plus vite.

J’essaie de reprendre mon souffle. J’ai encore un peu de temps. Je peux profiter, continuer à faire semblant même si c’est trop tard, son prénom est gravé dans mon esprit et je visualise son visage à chaque battement de cil. Faire semblant. Oui, c’est ça. Je décide de sortir de cette impasse et allume une clope. Mais même ça, ça n’a plus de saveur. Pendant que le bout se consume, je me demande s’il y a une forme de destin à tout ça, si les choses qui arrivent doivent arriver. Je trouve ma réponse et, soulagé, je décide de ficher le camp et poursuivre mon chemin, vers les Collines au loin.

***

Une voiture de police est plantée sur l’allée devant l’entrée de notre maison. Je la contourne comme s’il ne s’agissait que d’une tache dans le décor et entre chez moi. Le salon est secoué d’une frénésie inhabituelle qui me plonge dans l’incompréhension. S’y trouvent : Murphy, deux flics, Bob et mon frère (sa présence me dérange encore plus que celle des deux policiers). Murphy est roulée en boule sur le sofa et elle dévoile d’une voix chevrotante à la flic faussement compatissante les viols incestueux qu’elle a subis de la part de son oncle depuis des années. Elle l’accuse également d’avoir tué sa tante, portée disparue depuis maintenant deux jours.

Plus tôt, quand Murphy m’a avoué ses secrets tandis que je la ramenais chez moi (sa maison l’effrayait trop), je n’ai pas su trouver les mots capable de l’apaiser donc j’ai simplement décidé de garder le silence et l’écouter parler. À la fin, je l’ai serrée fort dans mes bras et j’ai dit : « Demande à Bob d’appeler les flics, je reviens, je dois réfléchir. » Murphy a opiné et moi, je suis parti faire un tour en ville.

Bob est perché dans un coin du salon, apparemment submergé par la situation. Il n’a aucune idée du protocole à suivre dans de telles conditions. J’imagine qu’il a déjà appelé Papa et que celui-ci lui a simplement demandé de garder les flics à l’œil. À côté de lui, mon frère Rutger observe cette scène irréelle d’un air émerveillé, insensible à la gravité des événements récents. Quant au deuxième flic, il note des trucs sur un papier en grimaçant.

Je me dis que Murphy aura dix-huit ans dans quelques mois, tout comme moi. Elle pourra venir vivre ici, chez moi. On partira en vacances sur une île lointaine et on boira au bord de la mer des cocktails aux noms exotiques. On louera un petit bateau et on s’évadera au large. On sentira le vent soulever nos vêtements et on pensera que finalement, la vie vaut la peine d’être vécue.

Mais si elle mérite ce bonheur, ce n’est pas mon cas. Non, certainement pas. En une demi-seconde, ma décision est prise. Je jette un rapide regard à Murphy qui ne m’a pas encore vu. Il est temps.

Je tire une chaise et grimpe debout dessus avant de battre des mains pour capter l’attention de l’auditoire. Je demande à mon frère de filmer, et d’envoyer la vidéo à mes parents quand j’aurai terminé. Peut-être que ça leur arrachera un semblant d’émotion : mépris, pitié ou dégoût, n’importe quoi, pourvu qu’ils ressentent quelque chose.

— Je dois faire un aveu, commencé-je d’une voix un peu aiguë (Ils se tournent tous vers moi, mi-étonnés mi-agacés. Rutger a pointé son téléphone dans ma direction. Bob fronce les sourcils et sait d’avance que mes propos ne lui plairont pas). Je… euh… je dois confesser un meurtre.

Le silence s’abat sur la pièce. Murphy me jette un regard horrifié.

— J’ai… dis-je mais ma voix s’éteint alors je me racle la gorge. J’ai tué Serena Blin. C’était une fille de mon lycée. Je l’ai frappée jusqu’à l’inconscience, avec une bouteille d’alcool vide et je l’ai ensuite déposée, derrière les poubelles de la salle des fêtes. Elle est morte là-bas. Ce… je n’ai pas voulu la tuer. Mais je ne regrette pas mon acte, parce que Serena était une personne fondamentalement mauvaise. Je pense avoir suffisamment de preuves pour prouver ma culpabilité : je me suis absenté pendant un quart d’heure après minuit. Une dizaine de personnes, dont Murphy, pourront témoigner. J’ai également assommé un jeune gars qui flirtait avec elle. Le corps de Serena est toujours derrière la salle des fêtes, j’ai regardé il y a une heure. Vous pouvez envoyer vos gars vérifier.

La flic me jette un regard suspicieux. Elle doit penser que je suis un clown en manque d’attention, et elle a sûrement raison. Mais malgré tout, elle contacte ses supérieurs. Bob proteste avec vigueur et déclare que je dois avoir de la fièvre, que j’ai certainement consommé de la drogue, que cet aveu n’a aucune légitimité. Mon frère a blêmi mais il continue de filmer.

Je croise le regard de Murphy. Ses yeux brûlent de rage. Elle doit me détester. J’ai tué sa meilleure amie. Pour la protéger, mais ça, elle ne le sait pas. Elle va peut-être vouloir me frapper, arrêter de me parler ou juste me serrer dans ses bras et pleurer. J’aimerais lui dire que je l’aime mais les mots s’étranglent dans ma gorge.

Bientôt, les policiers trouveront le corps et ils reviendront ici. Papa et Maman devront poser une virgule à leurs vacances insouciantes et revenir ici pour constater l’impensable. Peut-être que je serai placé dans un centre de détention, peut-être que des gens voudront ma mort. Peut-être que moi-même, je souhaiterai que tout ça s’arrête, un jour.

Alors je pourrai enfin me relever, le bon petit ange me regardera droit dans les yeux et il dira : bravo.

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