Murphy

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Devant moi, la putain d’armoire aux vitres salies de traces de doigt et de poussière, aussi massive qu’un chevalier bardé de métal. Et à l’intérieur, dans le ventre malsain du monstre, il y a les bouteilles. Au début, quand je suis arrivée chez mes oncles, elles étaient rangées en ligne avec soin, les plus grandes au fond et sur les côtés, les plus petites au centre et devant. Certaines prennent la poussière mais la plupart ne sont ici que depuis quelques mois. Mon oncle boit vite et beaucoup. En principe, il achète l’alcool le matin, tôt. Il part vers huit heures, il fait ses courses dans un magasin inconnu et il rentre toujours avec deux ou trois unités, jamais plus parce qu’il ne veut pas passer pour ce qu’il est : un ivrogne. Là, il attrape sa petite clé et il ouvre l’armoire avant de les placer. Il referme l’armoire et me lance à chaque fois ce regard qui dit : Ne t’avise pas d’y toucher.

Quand j’étais petite, l’armoire me terrifiait. Je la trouvais laide et j’avais cette impression qu’à tout moment, ses battants pouvaient s’ouvrir et m’avaler toute entière, sans que personne ne s’en rende compte. Je me suis toujours tenue à distance d’elle.

Sauf aujourd’hui.

Déterminée, je serre un peu plus fort le manche de la masse que j’ai trouvée dans le garage, sans quitter des yeux l’armoire. Je sais que mon oncle et Tante Cathy sont partis marcher dans la campagne à une demi-heure d’ici et je sais aussi que bientôt, ils reviendront, ce qui ne me laisse plus beaucoup de temps. Je dois faire vite.

Les bouteilles vides, mon oncle les abandonnait toujours dans ma chambre, une fois son affaire finie, trop bourré pour seulement songer à les cacher. Alors depuis des années, c’est moi qui pars les jeter à la poubelle à verre, à deux pâtés de maison de là, quand mon oncle et Tante Cathy vont travailler. Je me suis souvent demandée comment un humain pouvait consommer autant de rhum sans finir terrassé d’un cancer ou d’une saleté de ce genre. J’espérais qu’un jour ou un autre, une maladie l’emporterait et je serais enfin libérée de mon sort. Je pourrais partir loin d’ici, tout oublier. Mais il n’est jamais mort et j’ai conclu qu’il était différent, plus tenace que la norme, une sorte de machine inexpugnable qui plie mais ne rompt pas. Un vampire vorace qui ne pense qu’à une chose : manger.

Alors que des souvenirs insoutenables resurgissent, un mélange de cris étouffés, de pleurs silencieux et de grognements bestiaux, la fille face à l’armoire ne peut retenir ses larmes plus longtemps. Ce sont des larmes brûlantes de vengeance. Elle lève son marteau et l’assène avec violence dans la vitre qui vole en éclats. Elle se recroqueville pour se protéger de l’avalanche de bris de verre. Elle se dresse à nouveau et frappe la seconde vitre. Tremblante sous la rage et l’adrénaline, elle jette la masse et sans faire attention au verre cassé qui craque sous ses pieds, elle saisit une bouteille de whisky vieille de vingt ans, une belle bouteille immonde, et elle l’envoie exploser contre un mur. L’alcool laisse une trace sombre sur le papier peint à motif fleuri et se répand graduellement sur le tapis. La fille sent à peine l’odeur entêtante qui se dégage du cadavre de la bouteille et en attrape une seconde, qu’elle lance sur la porte d’entrée. Elle en veut plus. Elle ramasse le marteau et distribue de grands coups frénétiques dans les rangées de rhums, de vins, de liqueurs. Une cascade multicolore coule de chaque étage de l’armoire et déverse un lac sur le sol.

La fille titube, se pince le nez pour se protéger des relents. Elle a la sensation d’un travail inachevé. L’armoire est toujours là, inchangée, elle se moque toujours d’elle. La fille pousse un hurlement déchirant et court vers le monstre. Elle cogne la surface de métal avec son poing en jurant, en criant « Tu m’as volé ma vie ! » et finalement, elle concentre toutes ses forces pour renverser l’armoire, qui s’écrase avec fracas sur le sol souillé.

Mon oncle arrive une demi-heure plus tard. Moi, je tourne en rond dans la pièce, comme une folle, une bouteille en main, la gorge déchirée par les pleurs et le cerveau embrouillé par les vapeurs. Mon oncle se fige dans l’embrasure et nous regarde tour à tour, l’armoire et moi. Je sais qu’il a compris ce qu’il se passe, que rien ne sera plus pareil qu’avant. Il fait quelques pas, le regard fou, comme s’il découvrait une scène de crime. Je lui lance un regard de défi en brandissant une bouteille brisée comme un poignard.

— J’ai tout cassé, soufflé-je. Il n’y a plus rien. Tu ne peux rien faire. Tu ne peux plus m’atteindre maintenant ! Je ne me laisserai plus faire ! (il me sourit comme si je mentais et fait mine de me prendre le bras. Je m’éloigne :) Ne me touche pas ! Dégage ! Ne me touche pas j’ai dit !

Il s’en moque et m’attrape à l’épaule. Je pousse un croassement effrayé et vise sa figure avec mon arme. Le verre cassé lui laisse une estafilade sanglante à la joue et il recule, abasourdi.

— Murphy… murmure-t-il en gonflant ses gros yeux noirs. Que fais-tu ?

— Je vais tout dire à Cathy ! Elle saura tout, sur toi, sur ce que tu fais ! Elle m’emmènera loin de toi et tu te retrouveras seul !

Sa bouche se tord en un affreux rictus.

— Ma chérie… Ta tante est partie. Elle ne reviendra plus.

Je constate seulement à ce moment-là que Cathy aurait dû être avec lui, qu’il y a une trace rouge sur sa veste et de la terre sur son pantalon.

— Tu… qu’est ce que tu as fait ?

Il secoue la tête.

— Rien du tout chérie. Je n’ai rien fait.

Prise d’un terrible pressentiment, je le bouscule et prends la fuite. Il retient un juron et court à ma suite sans cesser de répéter : « Je n’ai rien fait ! Je te jure ! » et je pense qu’il est fou, complètement taré et que si je ne disparais pas immédiatement, quelque chose de terrible, plus terrible que tout ce qu’il a pu me faire subir jusqu’à présent, pourrait arriver. Il répète mon nom, il le chante presque en massacrant chacune des lettres. Je n’ai plus la force d’émettre le moindre son, mes jambes sont lourdes comme dans un rêve, mon cœur s’affole.

Dans ma course, il se passe quelque chose, peut-être une branche dressée en travers, un gros caillou, une bosse sur le trottoir, une canette vide. Le sol se dérobe à mes pieds et je roule au sol, tandis qu’une immense silhouette noire s’allonge dans mon champ de vision. Je contemple silencieusement la menace se pencher vers moi et soudain…

… la terre m’avale.

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