Murphy

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Sur un groupe Snap :

Rémi Rodrigo : Vous savez que cette semaine, trois filles ont disparu en ville ?

Mathis Faure : Quelles filles ?

R : Des inconnues. Elles avaient toutes entre dix et douze ans.

M : Kidnapping ?

R : Peut-être. Ou simplement des fugues. Elles voulaient sûrement s’effacer du monde.

M : Une fille de douze ans qui fugue, ça se retrouve vite…

R : Sauf si un grand-méchant-violeur la choppe avant la police.

M : Purée…

R : Cette ville est une antre à pédophiles. Je connais plein de gens qui ont subi des agressions.

M : Et ils portent pas plainte ?

R : Non, pas souvent. Soit par honte, soit par déni, soit par menace.

M : Je ne comprends pas. Moi, je porterais plainte…

R : Tu ne t’es jamais fait violer, trou-du-cul.

M : Et alors ? Je peux imaginer ce que ça fait, non ?

R : Non.

M : Bon…

R : Au fait, le type qui s’est fait bouffer par le chien est sorti de l’hosto.

M : Quel type ?

R : Tu sais… le type, quoi.

M : Ah oui, c’est vrai. Je m’en souviens maintenant. Et il est pas mort ?

R : Non, je t’ai dit qu’il était sorti de l’hosto.

M : Il aurait pu sortir dans un cercueil…

R : T’es un comique, toi.

M : Merci.

R : Il est bien amoché, mais en un seul morceau.

M : Tu le coco ?

R : Peut-être. Ou peut-être que je coco quelqu’un qui le coco.

M : Balance un blase, allez.

R : Paye-moi un kebab, alors.

M : T’as cru que j’allais payer un kebab pour un inconnu ?

R : Qu’est ce qui te dit que c’est un inconnu ?

M : Mon intuition. Bon alors, il s’appelle comment ce type ?

R : Mais si tu le connais, c’est une info en or, et elle vaudrait bien un kebab.

M : Si je le connaissais, je serais au courant.

R : Sauf si tu le connais seulement un peu.

M : Si tu me dis pas son nom tout de suite, je t’achète un kebab, mais pour t’enculer avec.

R : Maman… Il s’appelle Rojas Lagrange.

M : Il me dit quelque chose… Murphy le connaît, non ?

Moi (faisant mon apparition après de longues minutes de mutisme, de flemme profonde) : Rojas Lagrange ?

Mathis : Je savais bien qu’elle le connaissait…

Rémi : Oui Murphy. Rojas Lagrange. Il y a un blème ? Tu voulais le pécho peut-être ?

Je dis à Rémi d’aller se faire mettre et, considérablement inquiète, envoie un message à Rojas. Mais même après deux heures, Rojas n’a toujours pas donné de réponses ni aucun signe de vie (il ne s’est connecté à aucun réseau depuis un jour entier…). Je me mets à paniquer, essaie de me rassurer en me disant qu’il n’a peut-être pas envie de parler, qu’il est fatigué, puis, n’y tenant plus, j’envoie un autre message à Da Costa, qui, je le crois, est un ami proche de Rojas. Dès qu’il répond (environ vingt minutes plus tard), je l’appelle. Da Costa décroche au bout de la troisième sonnerie.

— Quoi ? aboie-t-il, agressif.

— Salut c’est Murphy, on avait parlé ensemble quand je sortais avec Rojas, tu te souviens ?

— Non.

Je ris nerveusement.

— J’ai entendu ce qu’il s’est passé, pour Rojas. Je voulais savoir si tout allait bien.

— Ouais.

— Il va bien ? insisté-je.

— Ouais.

— Et… (long silence, je cherche quelque chose à demander) Il est chez lui ?

— Non. Il est retourné à l’hôpital.

Il insuffle à sa voix un timbre menaçant, dramatique.

— Quoi ? Mais que s’est-il passé ?

Ricanement acerbe à l’autre bout du fil. Je ne comprends pas pourquoi.

— Il a pété les plombs à cause d’une certaine fille… Tentative de suicide, ce genre de conneries.

— Tentative de s… Quoi ? Et à cause de quelle fille, déjà ?

Silence. Puis un soupir.

— Écoute, laisse tomber, d’accord ?

— Mais je tiens à lui ! Je suis… son amie.

Je ne saurais dire si cette dernière phrase est une assertion ou une question.

— Bien sûr, ironise-t-il. Va donc lui dire ça, il sera ravi.

— Je ne comprends pas…

— Alors t’es complètement conne.

Et il raccroche. Comme ça. Sans un mot de plus.

Aussitôt, j’appelle Serena. J’écoute patiemment la sonnerie lancinante. Je me demande si j’ai réellement envie de discuter avec elle, d’essayer de comprendre, ou peut-être de lui faire comprendre. Mais comprendre quoi, au juste ? Peut-être que tout le problème est là : je ne sais pas quel est le véritable problème.

— Salut Murph’ ! piaille-t-elle, étonnement enjouée.

J’inspire profondément. Puis je déclare en tachant d’être la plus glaciale possible, histoire de donner le ton :

— Tu… es… une… sorcière.

— Quoi ? Murphy, tu es là ? Je t’entends pas tr…

— Rojas a failli se foutre en l’air à cause de toi ! crié-je.

— Rojas ? Se foutre en l’air ? C’est quoi cette histoire ?

Elle semble parfaitement innocente. Menteuse, menteuse, menteuse !

— Arrête de jouer avec lui, continué-je. Juste… arrête, d’accord ?

— Murphy, je ne comprends rien du tout à ton charabia. De quel jeu parles-tu ?

— Rojas est amoureux de toi. Il est amoureux de toi et toi… tu… tu t’amuses, d’une manière ou d’une autre, avec ses sentiments, parce que tu sais qu’il t’aime et pour toi, c’est une proie facile, un jouet amusant. Mais Rojas est… il est gentil, sincèrement gentil. Il ne mérite pas de souffrir, tu comprends ?

Alors, elle se met à rire, d’abord faiblement, puis rapidement, son rire enfle et raisonne comme une sinistre menace dans le téléphone. Il me laisse une désagréable impression, celle de flotter derrière la ligne de touche d’un terrain, regardant un match sans en comprendre les règles.

— Murphy… souffle-t-elle, peinant à retrouver son souffle. Oh ! Mais Rojas est amoureux de toi. C’est toi qu’il aime, pas moi.

La déclaration me prend de court. J’aimerais que ce soit juste une stupide blague, mais je sens qu’elle dit la vérité.

— Mais… tu ne m’as rien avoué ?

— Eh bien… je pensais que tu t’en doutais, disons.

— Mais toi, comment tu le sais ? Il te l’a dit ?

Nouveaux rires. L’envie me brûle de la gifler… virtuellement.

— Il n’y a pas besoin de le dire. Ça se voit. C’est… évident. La façon qu’il a de te regarder, ou de ne pas te regarder, en fonction des situations. Rien n’a changé depuis l’année dernière. Je n’arrive pas à concevoir que tu n’aies rien vu.

Je ne sais pas quoi ajouter de plus. Il n’y a rien à dire. Pourquoi suis-je si stupide ? Si aveugle ? Et pourquoi m’aime-t-il, lui, maintenant ? Pourquoi ne peut-il pas se détacher de moi ? Je ne suis pas spéciale. Je suis juste une fille comme les autres. Banale. Interchangeable. Comme il en existe des millions d’autres sur terre. Ne peut-il pas en choisir une autre ? Une qui veuille bien de lui ? Qui puisse le rendre heureux ?

Je suis si bouleversée que je n’ai pas entendu la porte de ma chambre s’ouvrir. Un bruit mat me fait sursauter et quand je me retourne, mon oncle me regarde, une lueur étrange dans le regard. Dans sa main : la bouteille de rhum.

— Tout va bien ? souffle-t-il. J’ai entendu crier…

Serena murmure quelque chose dans le téléphone, quelque chose comme « Qui parle ? » ou peut-être est-ce « Connasse » et je raccroche précipitamment, d’une main tremblante.

— N… non, bafouillé-je. Tout va bien. Promis…

Il s’avance un peu plus. Toujours ce regard…

— Tante Cathy n’est pas là ? demandé-je, désireuse de briser le silence.

Il sourit. Ça veut dire non. Je recule de quelques pas, puis bute sur le rebord de mon lit.

— Cathy a un rendez-vous chez le gynéco, murmure-t-il. Cathy ne revient pas avant… une bonne heure. Au moins.

Je hoche la tête, jette un regard désespéré à la fenêtre, comme si je pouvais me transformer en fantôme et sortir par là.

— Tu as peur, constate-t-il, sans émotion.

— J’aimerais… je dois rappeler Serena, expliqué-je en attrapant mon téléphone.

— Ton amie peut attendre.

— C’est un travail important. S’il te plaît…

— Ton amie peut attendre. Moi, je n’attends pas.

Il est tout près de moi, à présent, et me surplombe comme une immense statue d’acier.

— Non, s’il te plaît… Pas maintenant. Non… non… non…

Il pose sa bouteille sur le lit.

— Si.

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