Christian

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Le tigre avait faim. Dans la jungle hurlante, il mouvait son corps, déterminé. Il ignora les piaillements des oiseaux qui s’envolaient, les cris stridents des primates et ce bruit inconnu, au loin, comme la menace chuchotée de la nature. Le tigre fixait sa proie, à la lisière de la forêt. Un gaur au milieu d’un troupeau de femelles gaur. Bien entouré, mais ça ne le sauverait pas. Ce gaur-là était moyennement robuste, de petite envergure, manifestement faible, lâche, couard. Le tigre n’en ferait qu’une bouchée.

Dès que Rojas Lagrange s’excuse et quitte les filles avec lesquelles il parle (Hannah, Sandra et deux autres que je n’ai jamais vues), je m’élance à sa suite dans la plus grande discrétion. L’idiot ne se doute de rien, il salue quelques potes, murmure une volée de mots gentils à une fille avant de lui donner un léger coup sur l’épaule. Il ne m’a pas remarqué. Il ne sait peut-être même pas qui je suis. Je réduis la distance qui nous sépare afin de ne pas le perdre de vue. C’est la pause du matin et il y a beaucoup de monde dans la cour du lycée. Mais bientôt, nous serons seuls, et personne ne pourra le sauver.

Je ne peux m’empêcher de sourire.

Rojas pousse la porte des toilettes. J’attends trois secondes, vérifie que personne ne m’observe, puis m’engouffre à sa suite. À l’intérieur, personne ne se trouve derrière les urinoirs. Rojas est donc forcément dans une des cinq cabines. Je m’avance vers la première et avise la serrure : vert. La deuxième : vert aussi. La troisième : toujours vert. La quatrième : vert également.

Derrière la cinquième et dernière porte, serrure rouge, je perçois l’impact diffus d’un filet d’urine à la surface de l’eau.

Sans un bruit, je me presse contre la porte, si proche que mon nez doit se trouver à peine à cinq centimètres de sa surface. Et j’attends. Je tends l’oreille.

Le débit faiblit, s’efface. Quelques gouttes, encore. Rojas tourne le rouleau de papier toilette et grommelle parce qu’il ne trouve pas l’extrémité. Il arrache une feuille. Il referme la cuvette et tire la chasse.

Et le tigre poussa un terrible rugissement, si puissant que la puanteur aride de la mort fit presque exploser le cœur du gaur.

Rojas ouvre la porte, laisse échapper un petit cri en me voyant et recule instinctivement. Je tends mes muscles. Il comprend. Il essaie de refermer la porte mais je donne un violent coup de pied dedans. Elle claque. Les murs vibrent. Rojas me fixe avec de grands yeux effarés, incapable de prononcer le moindre mot. Je profite de son état pour le frapper au torse et le propulser contre le mur. Son corps s’écrase sur le miroir du fond de la cabine, qui se fend. Rojas tend les mains en grognant pour se protéger, mais je le balaye de ma jambe droite et il tombe cul sur la cuvette.

Je tourne la serrure afin de nous offrir l’intimité nécessaire. Rojas ne veut pas rester sagement assis et il se relève et il essaie de me frapper mais je pare son coup et le cogne encore plus fort avant de lui infliger avec mon bras gauche un claquement sec à la gorge. Il s’étrangle et j’en profite pour le frapper à nouveau, encore et encore, jusqu’à ce que le sang souille mes mains, et il gueule : « Tu veux quoi, tu veux quoi, tu veux quoi ! » tout en plaçant ses avant-bras devant son visage, comme si ça pouvait m’empêcher de l’atteindre. Je continue de le rouer de coups, surtout au niveau du visage mais aussi dans le ventre et sur le torse. Après trente secondes, il commence à fatiguer et ses mains battent du vide sans jamais intercepter mes poings. Je n’hésite pas une seconde : je maintiens la cadence. Au bout d’une ou deux minutes, il n’oppose plus aucune résistance. Il pousse des petits geignements d’animal blessé. Je lui crie de la fermer. Il se recroqueville et arrête de piailler. Mais il pleurniche toujours.

— Je suis désolé… geint-il sans oser me regarder.

— Ta gueule !

Je commence à angoisser parce que je crois entendre des pas mais il s’agit simplement du vent qui s’engouffre dans le bâtiment et soulève les dalles du plafond. Rojas saigne à la tempe droite, mais j’ai l’impression qu’il s’agit d’une vieille blessure. Son œil n’est plus qu’une fente à peine ouverte et baigne dans le pourpre. Sa joue est enflée et je lui ai peut-être cassé une dent ou deux. Sa lèvre supérieure est complètement explosée un filet de sang coule sur son menton. Je le pensais plus résistant.

— Tu sais qui je suis ? demandé-je en l’attrapant par le col pour le forcer à me regarder en face.

Il essaie de reprendre son souffle mais il est secoué de spasmes. À chaque respiration, un sifflement rauque emplit la pièce.

— Je… non… je ne sais plus. Je… oublié… Je suis dés…

— Je m’appelle Christian Descartes. Maintenant, tu n’oublieras pas.

Je le secoue, pas trop fort. Sa tête dodeline et il semble perdre ses esprits.

— Répète mon nom, ordonné-je en le giflant.

— Christian…

— Christian Descartes ! Répète !

— Christian Descartes, lâche-t-il dans un souffle.

Je le laisse tomber par terre, dans une flaque d’eau ou de pisse. Je m’accroupis et lui murmure :

— Tu as quelque chose qui m’appartient…

Il secoue la tête.

— Non, non… je ne suis pas un voleur.

— Un veston Christian Dior d’une valeur inestimable.

— Ce n’est pas moi, non !

— Malheureusement, des gens t’ont aperçu fuir avec. Ce qui prouve non seulement ta nature de voleur, mais aussi ta lâcheté.

— Je… je me suis juste trompé, j’avais trop bu et…

— Oh oui, c’est à cause de l’alcool. L’alcool, le coupable idéal… Et après, tu as cru bon de la garder pour toi, pour te faire de l’argent facile. Sauf que c’est raté, parce que le grand méchant loup t’a retrouvé.

— Je voulais la rendre, chouine-t-il. Vraiment.

— Ce que tu voulais ne m’intéresse pas du tout. Ce que je veux, c’est que tu me rendes ma veste.

— Oui, bien sûr. Je vais te la donner, tout de suite…

— Lève-toi. Lève-toi je te dis !

Il obtempère et je lui donne un coup de poing dans le ventre. Violence gratuite. Il se plie en deux et crache un caillot de sang en toussant. Je le regarde essayer de reprendre son souffle, et j’ai l’image d’un bébé affolé qui, après le hurlement primordial, découvre les mille horreurs de l’univers.

Je le plaque contre la paroi :

— Rojas, Rojas, Rojas, Rojas, Rojas… (à chaque Rojas prononcé, je tape la mesure sur le mur) Je connais ton petit nom, ton grand-frère s’appelle Axel, ton père Marius, ta mère Émeline, je sais où tu habites, où vivent tes amis et le reste de ta famille, alors si tu ne coopères pas immédiatement, si tu ne me rends pas ma veste, ma vengeance sera terrible, elle sera atroce, insupportable, cauchemardesque, pour toi et pour tous ceux que tu connais, je tuerai d’abord ton père, puis je tuerai ton frère en l’étouffant avec un sac en plastique jusqu’à ce que sa vieille langue desséchée pende hors de sa bouche, et ton père, je le tuerai avec un pied de biche, ou une clé à mollette, ou une barre de fer, je lui donnerai des coups et lui fendrai le crâne, et je ferai une bouillie avec son cadavre, ce ne sera plus qu’un tas de viande saignant, et je violerai ta mère, pendant des heures, et tu seras obligé de regarder, de la regarder hurler et pleurer, je lui trancherai la gorge et tu devras creuser toi-même leur tombe, tu enterreras ceux qui sont morts de ta faute, et tu creuseras aussi ta tombe, et je te forcerai à rentrer dedans, à t’agenouiller, et je t’ouvrirai les veines aux poignets et pendant que tu te videras lentement de ton sang, je recouvrirai ton cadavre de terre et bientôt, tu suffoqueras, tu reposeras dans un endroit où personne ne te trouvera jamais, tout le monde t’oubliera, tu seras un inconnu de l’histoire, et chaque semaine, je viendrai pisser sur ta tombe en murmurant Rojas, Rojas, Rojas, Rojas, Rojas…

Nous sortons de la cabine sans un mot. Rojas se passe rapidement de l’eau sur le visage, bien que cela ne lui soit d’aucune utilité pour masquer ses blessures. Il contemple ses traits en grimaçant.

— Allons-y, déclaré-je en prenant les devants.

Je vérifie qu’il me suive bien. Il déglutit avec difficulté. Pauvre chou.

— La veste est dans mon sac, dit-il. Avec Hannah et les autres filles.

— Tu vas aller chercher ton sac et tu me donneras discrètement la veste. Ne dis rien à personne, d’accord ?

Il hoche la tête et s’avance d’un pas peu confiant vers ses amies. Je reste à une certaine distance d’eux, pour ne pas me faire repérer. Quand Rojas arrive à leur niveau, Hannah fait mine de palper son visage, il la repousse et elle riposte avec des grands gestes mi-choqués mi-énervés. Les autres filles le regardent sans trop comprendre. L’une d’entre elle a placé ses deux mains sur ses joues en une mimique affreusement enfantine. Rojas récupère son sac et me retrouve à l’endroit convenu. Je lui arrache le sac des mains et l’ouvre pour récupérer moi-même la veste. Elle est bien à l’intérieur, négligemment pliée devant une pile de cahiers et écrasée par une trousse. Je la récupère, l’inspecte avec attention avant de me tourner vers lui et déclarer sans sourire :

— Finalement, tu seras le seul à subir ma vengeance. Juste toi.

Je le laisse partir.

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