Christian

6 minutes de lecture

Une curieuse odeur de brûlé stagne en ville depuis ce matin, comme l’haleine putride d’un brasier qui nous encerclerait et finirait par tous nous brûler vifs. Cette image ne me quitte pas de l’après-midi. Après notre repas au Néfertiti (Maman était fatiguée et Papa tendu, donc ils sont partis, peut-être à la maison, peut-être dans un hôtel, peut-être dans un autre pays), je pars boire un café dans un bar inconnu. Un ivrogne m’insulte à cause de mes vêtements et il essaie de cracher sur mes chaussures. J’hésite à lui envoyer mon fond de café brûlant à la gueule. Le patron me fusille du regard comme si j’étais la cause de tous ses problèmes. Comme je ne suis pas le bienvenu ici, je pose quelques pièces et m’en vais, tout simplement.

Une fille rencontrée il y a trois semaines à la sortie d’un gymnase ou dans un lieu similaire me rejoint sur une des avenues principales de l’Hospitalet-Centre, devant le magasin de bonbons à la vitrine rose (un rose absolument stupide qui pique les yeux) et comme nous nous ennuyons, nous flirtons un peu. Elle s’appelle Lucie Even et c’est une bombe atomique. Malgré tout, je ne ressens aucune attirance pour elle. Elle me fait croire qu’elle est riche mais je sais qu’elle ment ou qu’elle exagère, parce que les vrais riches n’ont pas besoin d’étaler leur fortune, parce que cela se voit à leur sourire, à leur traits, à leur allure.

— Je n’ai jamais vomi en soirée, m’avoue-t-elle quand nous passons devant le clochard qui empeste ses grands morts.

— Je ne comprends pas la logique des débiles qui se mettent une caisse tous les week-ends, ajouté-je en pensant que c’est une réponse de circonstance.

— Et ceux qui se droguent. Quelle horreur.

— Quelle horreur, t’as raison.

Elle produit une moue dégoûtée avec sa bouche aux lèvres parfaites. Je ne parviens pas à déterminer si cette mimique m’excite ou m’écœure.

Quand je m’apprête à lui dire que je rentre chez moi (à moins qu’elle insiste pour qu’on aille chez elle…), trois types débarquent en moto sur le parking où nous nous trouvons et s’arrêtent juste devant nous. Ils retirent leur casque, je ne les connais pas, et ils s’avancent pour faire la bise à Lucie et quand ils font mine de m’embrasser aussi, je leur dis que je suis malade, alors nous nous serrons la main.

— Christian, je te présente Boug, Abel et Kris P., déclare Lucie sans sourire.

Je ne cache pas mon agacement tout en les observant. Boug est un tas de graisse souriant, Abel un beau gosse insignifiant et Kris P. un espèce de polichinelle rasé au sexe indéterminé, pantalon déchiré – laminé, en fait – recouvert de babioles et de piercings.

— Nous avons le même nom, déclare Kris P. en me voyant.

J’ai presque l’impression que ça le dérange.

— Je m’appelle Christian, en réalité, précisé-je.

— Je m’appelais aussi Christian, avant. Mais Kris sonne moins… mâle.

Je meurs d’envie de lui rétorquer que je m’en tape mais je choisis de sourire et d’acquiescer.

— Que faîtes-vous ici ? demande Lucie aux autres, mais elle regarde surtout Abel.

— On est tombé par hasard sur vous, dit-il en tapotant l’arrière de sa moto.

Je n’aime pas le terme « par hasard ». Avec ce genre de types, par hasard signifie en réalité traque de la localisation sur la carte Snap. Lucie éclate de rire. Je ne comprends pas ce qu’elle trouve si drôle.

— Nous allons mater un film chez moi, précise Abel en recoiffant ses cheveux bruns ondulés. Ça vous tente ?

— Je n’aime pas les films, rétorqué-je sans réfléchir.

— Génial ! me coupe Lucie. Ça roule, de toute manière on s’emmerdait.

Elle grimpe à l’arrière de la moto d’Abel et ils s’en vont, comme ça. Boug les suit et comme il a un seulement scooter et qu’il est plus gros qu’une baleine enceinte, je suis obligé de monter avec Kris P. Je n’ai pas de casque et je prie pour que personne ne me reconnaisse, surtout pas avec ce rigolo costumé. Je l’agrippe à la taille et j’ai la désagréable impression qu’il accélère à fond après chaque feu juste pour que je le serre un peu plus fort.

Abel habite dans un immeuble dans une rue de pauvres dans un quartier de pauvres. Les poubelles débordent et l’endroit grouille de chats maigrelets et de rats qui détalent quand on les surprend. Glauque. Pourtant, Lucie y semble parfaitement à son aise. Peut-être est-elle née ici, ce qui prouverait son mensonge sur la fortune de ses parents.

Chez Abel, nous nous asseyons sur les canapés et Abel allume la télé sur une chaîne au hasard. Puis il ouvre un tiroir, sort un peu d’herbe et tout en regardant le film, roule un joint, tire une taffe et nous le passe. Quelqu’un se douche dans la salle de bain et il y a un poster érotique sur le mur, juste à côté de la brune de Pulp Fiction.

Le film, un James Bond vieux d’un bon demi-siècle (pourquoi portent-ils des espèces de ponchos hideux en guise de tenue de baignade ?) est si ennuyant que je me demande si je ne vais pas sauter par la fenêtre, là, tout de suite. Boug la Baleine s’est assoupi et son allure de morse avachi me donne presque envie de le frapper, de lui gueuler « Debout, va courir, crame tes calories, devient beau, séduisant et refais ta vie ! ». Lucie a posé sa tête contre l’épaule d’Abel, qui ne l’a même pas remarquée, trop occupé à mater les filles en maillot qui orbitent autour de Sean Connery. À côté de moi, Kris P. me lance parfois des œillades et essaie de se rapprocher de moi sur le canapé.

— Je me demande comment Bond arrive à tirer droit avec tous les verres qu’il s’enfile… bougonne Abel en glissant une main à la taille de Lucie.

— C’est des effets spéciaux, dit Lucie en lui caressant les cheveux. Je suis sûre que l’acteur ne tire pas de vraies balles.

— J’avoue, il risquerait de tuer quelqu’un sur le plateau.

— Mais t’es complètement con toi, grogne Boug qui vient miraculeusement de s’éveiller. L’acteur ne boit pas vraiment d’alcool. C’est… je sais pas moi, des sirops, du jus d’orange. De la pisse.

— Tu connais pas Hollywood, rendors-toi, grince Abel.

— Ouais, ajoute Lucie. Rendors-toi.

Boug hausse les épaules (toute la graisse de son ventre est parcourue d’une avalanche de vibrations) et une fois sa tête posée contre l’accoudoir, il sombre à nouveau dans le sommeil.

— Il est con, celui-là… chuchote Abel suffisamment fort pour que nous l’entendions tous.

Je décide de ne plus écouter leurs stupidités et me noie dans les notifications de mon téléphone. Une fille – Murphy Muller – s’est abonnée à moi et veut parler. J’accepte de lui donner un peu de mon temps et elle me parle de la soirée de la veille. Elle n’a pas mon veston Dior. Je décide néanmoins que c’est elle que j’ai chopée, chose qu’elle réfute aussitôt (les filles ont un égo démesuré). Je me lasse rapidement de cette conversation ; elle n’aura qu’à m’envoyer un message quand elle sera prête à remettre ça, point barre.

Un peu plus tard (bien plus tard, en fait, la soirée s’achève), un numéro inconnu sonne, je raccroche mais ça rappelle deux fois et je décroche au bout de la troisième, agacé. Mon interlocuteur s’appelle Alan Weiss, c’était l’hôte de la dernière soirée et il déclare qu’une pote à lui aurait aperçu un garçon attraper ma veste pendant mon sommeil.

— Comment il s’appelle ? demandé-je en fronçant les sourcils.

— Rojas Lagrange, répond Alan.

Je le remercie. Aussitôt, je me lève et déclare aux autres que je dois les quitter. Seul Kris P. me salue, Lucie et Abel ont plus ou moins engagé des préliminaires sur le canapé et Boug poursuit sa sieste, imperturbable. Dans les escaliers, je décide de ne plus jamais parler à Lucie ni à aucun de ses copains.

Quant à toi, Rojas Lagrange, je viens te chercher.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Luciferr ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0