Rojas

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Après avoir rendu le sac à Serena (bon débarras), je file retrouver les copains en ville. Je peste parce que toutes ces conneries m’ont ralenti et qu’ils ont certainement déjà commencé à manger. Au parc, Laura me repère aussitôt et me fait un signe de la main en souriant, geste plutôt mignon. Ma colère s’envole graduellement à mesure que nous mangeons nos kebabs (la pizzeria était fermée, le couple qui la tenait engagerait une procédure de divorce, c’est ce que j’ai lu sur Instagram) et parlons de tout et de rien. Avec joie, je me dis que l’affaire est quasi réglée et que je pourrai pécho Laura à la soirée de samedi. Un peu plus loin, Da Costa, qui mange avec tous les autres, ne cesse de me lancer des clins d’œils complices et mime avec ses doigts des gestes obscènes. Gamin.

Et puis je les remarque.

Tapis dans l’ombre, juste à côté de la fontaine, à une vingtaine de mètres seulement de nous. Hurle et Strige. Je sens mon rythme cardiaque s’accélérer dans ma poitrine et tente tant bien que mal de me rassurer, parce que je n’ai aucune raison de m’affoler. Ils doivent simplement vouloir manger au parc par une journée ensoleillée et passer du bon temps comme n’importe quel jeune de notre âge.

— Hé ? Tout va bien ?

Laura me secoue le bras. Je sursaute. Je me rends compte que je n’ai pas écouté un traître mot de ce qu’elle vient de me raconter.

— Désolé, je suis un peu crevé… Tu disais ?

— Oh, j’espère que ce n’est pas parce qu’on a longtemps parlé cette nuit…

Je lui souris.

— Non, c’était cool. C’est juste que… les cours m’ont assommé. Contrôle de français, tu vois ?

— L’horreur.

Elle enchaîne aussitôt sur sa mésaventure à la soirée chez Prune, vendredi ou samedi dernier et je me concentre sur le son de sa voix pour essayer d’oublier tout le reste. Mais les deux dealers ont les yeux braqués dans ma direction et il est évident qu’ils sont ici pour moi. Je regarde mon téléphone : quatorze heures moins dix. Je me dis que de toute façon, j’ai encore dix minutes et qu’ils peuvent au moins m’accorder ça, mais Strige se met alors à faire de grands signes de main dans ma direction, m’invitant à le rejoindre. Hurle, à ses côtés, m’observe comme un limier devant un pavé de bœuf saignant.

— Excuse-moi, soufflé-je à Laura, il y a un gars qui veut me voir. J’en ai pour deux minutes, je reviens.

Elle ne cherche pas à cacher son mécontentement et pousse une plainte frustrée. Lentement, je me lève et m’avance, mon kebab à moitié mangé dans la main gauche, vers les deux compères qui m’attendent à la fontaine. Avant même que je ne parvienne à leur niveau, Strige crie :

— Je ne vois pas le sac. Où est le sac ?

Un groupe d’amis qui pique-niquent juste à côté se retourne et nous regardent d’un drôle d’air.

— C’est quoi cette histoire ? répliqué-je, anxieux. Serena vient de le récupérer à votre place.

— Qu’est ce que tu me racontes ?

Strige, agressif, colle quasiment son visage contre le mien.

— Elle ne vous a pas prévenus ? bredouillé-je faiblement.

Ma voix s’éteint avant que je n’achève ma phrase. Un sourire mauvais tord les lèvres de Strige :

— Non, elle ne nous a pas prévenus.

— Maintenant, vous savez. Elle vous le rendra bientôt, j’imagine.

Je m’apprête à revenir vers Laura quand Strige m’immobilise le bras. Aussitôt, Hurle se place à côté de lui, prêt à le défendre.

— Mon gars, ça fait deux fois que tu nous la fais à l’envers…

— Mais c’est la vérité ! protesté-je. Demandez à Serena, au pire !

Il hésite. Puis me lâche le bras. Je n’ose pas bouger.

— Okay. On va faire ça. Je vais lui envoyer un message. Tu bouges pas.

Il pianote quelques mots et nous attendons religieusement la réponse de Serena. Je me demande combien de temps ça va prendre, parce qu’elle n’est pas du genre à répondre vite.

Pas du genre à me répondre vite, en tout cas, puisque la notification arrive seulement une minute plus tard. Strige lit le message, puis ses yeux se remplissent de fureur et il me montre la conversation :

STRIGE : Rojas t’as donné le sac ou pas ?

SERENA : Non pourquoi ?

J’ai l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Serena… Que fait-elle donc ? Pourquoi leur ment-elle ? Je lui ai rendu le sac ! Il n’y a même pas une heure ! Et elle m’a dit : « T’es un ami », elle semblait désolée, si désolée, et si reconnaissante du service que je lui avais rendu. Je relis plusieurs fois le message, pour être sûr que ce n’est pas un bug, une incompréhension. J’attends avec impatience qu’elle ajoute Oh, si, désolée, j’avais complètement oublié ou Pardon, je n’avais pas bien compris ta question, il me l’a rendu, tout est OK, mais rien de ce genre n’arrive. Rien n’arrive du tout. Serena m’a trahi. Et Strige boue de rage. Littéralement.

— Perdu, connard. Bon maintenant, fini de jouer. Tu me passes le sac ou Hurle explose ta sale tronche.

— Elle vous ment, affirmé-je en reculant instinctivement. Je vous jure, elle ment !

— Bien sûr, elle nous ment. Et tu es innocent. Tu te prends pour qui ? T’es sacrément culotté, Serena avait pourtant confiance en toi ! Tu t’imaginais quoi, que tu pourrais en profiter pour vendre la beuh et te faire un peu d’argent ? Ben non, bouffon, ça ne marche pas comme ça !

— C’était une amie, protesté-je, pourquoi j’aurais fait ça ?

Sa main fuse et me saisit à la gorge. Il me plaque contre un arbre, pendant que Hurle fait le guet afin que personne ne nous surprenne.

— Où-est-le-sac ?

Sa poigne m’empêche de parler, de respirer. J’agrippe sa main et essaie de desserrer l’étau, en vain. Je secoue la tête en dénégation et ma bouche produit une série de sons incompréhensibles.

— Tu te sens moins malin d’un coup, hein ? raille-t-il en cognant ma tête contre le tronc de l’arbre (le coup résonne dans mon crâne et je me demande si je vais mourir là, maintenant). Et estime-toi heureux que ce soit moi, et pas Hurle, qui te règle ton compte. Pour l’instant… Où est le sac ?

Il relâche sa prise, quelques secondes, le temps de me laisser respirer.

— Je sais pas, balbutié-je, je l’ai pas.

Il assène son poing dans ma figure. Je tombe par terre. Je sens le sang glisser sous mon arcade.

— Je te laisse le choix, crache Strige en se faisant craquer les doigts. Soit tu ramènes la drogue, soit tu ramènes mille balles. Mille. Lundi, dernier délai. Après ça…

Hurle se penche alors vers moi, un sourire cruel aux lèvres, et attrape le kebab que j’ai lâché pendant que j’étouffais. Il croque dedans, mâche avec lenteur et déclare :

— Dégueulasse.

Il me lance le sandwich entamé au visage avant de se frotter les mains. Et ils s’en vont, l’air de rien, comme ils sont venus. Personne n’a rien vu. Quelque part dans le parc, Laura doit attendre mon retour. Elle pense que je suis un connard qui l’a laissée tomber. Je me mets à sangloter, quelques secondes. J’essaie d’essuyer mon blouson maculé de gras et de sauce mais je tremble tellement que je me salis encore plus. Du bout du doigt, je palpe mon arcade droite et il est rouge quand je le retire. Ça fait mal. Je recommence à sangloter, puis j’attrape un mouchoir et nettoie mon blouson, mon sang et mes larmes. Après avoir jeté le mouchoir par terre, je me relève en inspirant profondément, et me dirige vers ceux qui m’attendent, mes amis, un sourire innocent sur les lèvres.

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