Chapitre 9 - La chose

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— Alors pourquoi ne faites-vous rien ? demanda Léo.

— La journée n'est pas finie, et il est encore trop tôt pour s'engager sur quoi que ce soit, votre Altesse. Je sais ce qu'il n'est pas, pas encore ce qu'il est.

— Et qu'est-ce qu'il n'est pas ?

— Beaucoup de choses, fit-il pour taire la conversation. Le temps que j'ai demandé pour définir cette chose n'est pas terminé. Il est encore trop tôt pour donner mon verdict, expliqua-t-il sans donner la possibilité d'exiger autre chose.

— Bien, acquiesça le prince sans en demander plus.

*

— Nous avons pas mal évoqué mes exploits ce midi, mais qu'en est-il de vous, Purificateur ? questionna le chevalier.

Chloé retint un bruyant soupir qu'elle couvrit par le masticage de sa viande. Tous trois attablés, les domestiques leurs avaient encore servi des mets qu'on ne déguste qu'en haute société : des épaules de sangliers farcis aux truffes cette fois-ci et accompagnées d'une purée de courgettes et de carottes semblait-il. Même grincheuse, Chloé se régalait. Le vin rouge n'étant point à son gout, elle fit une horrible grimace alors que son coéquipier suivit de cet empoté le sirotaient avec élégance.

Sylas s'arrêta pour jouer un moment avec le liquide du verre avant de faire tinter son pied cristallin sur la table.

— Je ne fais que mon boulot. Les exploits dont vous parlez ne sont que le point de vue des ignares, répondit-il.

— Et vous ne vous qualifiez pas comme ignare.

— Non votre Altesse.

— Alors la cicatrice qui vous défigure est le signe d'une forte négligence ? interrogea Léo.

— Je dirais plutôt que la créature était si puissante qu'elle avait réussi à percer sa garde, supposa la rouquine. Et qu'il était seul sans personne pour le soigner ! C'est pourquoi il en garde une cicatrice, voilà tout.

— Je préfère bien mieux cette explication, lui donna-t-il raison d'un petit sourire en coin.

— Et quelle était donc cette heureuse élue qui ajouta une pierre à l'édifice ? demanda le prince en reprenant une bouchée, curieux.

— Une Berkgolm, justement.

— Alors ce petit jeu de cache-cache devrait être du gâteau si vous en avez déjà abattu un !

— Une, rectifiât-il. C'était une Berkgolm cette fois-ci et non, ce n'est pas du gâteau. J'ai dit que je sais ce qu'elle n'est pas, et cette chose n'est définitivement pas un ou une Berkgolm, annonça-t-il.

— Et vous poser de nouveau la question sur son identité ne servira à rien j'imagine, soupira-t-il lascif.

— Et si tu nous parlais de ton combat contre elle ! s'imposa Chloé.

La petite maligne en profita. Si elle n'avait pas eu le droit plus tôt, peut-être que cette fois-ci était la bonne. Elle doutait fortement d'avoir à nouveau l'occasion de lui demander sans que cela ne l'agace, qu'il ne pousse un soupir et que par n'importe quel moyen il ne lui ordonne de s'occuper de son joli fessier tacheté.

— Quelle bonne idée tu as là, acquiesça le prince. Je vous en prie, racontez-nous.

Sylas soupira longuement en finissant sa bouchée. Il avala, prit une autre cuillerée de la purée et s'affala sur sa chaise.

— J'ai... hésita-t-il un instant. Une Berkgolm avait jetée son dévolu sur moi quelques mois après avoir reçu mon diplôme de Purificateur. Elle a aspiré mon énergie pendant... se coupa-t-il, semblant de nouveau réfléchir. Seulement quelques jours. Puis après-

— Tu l'as exorcisé ! coupa Chloé.

— Exorcisé ? Et puis quoi encore. Nous ne parlons pas d'un fantôme mais d'un monstre. Il a dû lui couper la tête, bien évidemment, protesta Léo.

Le professionnel se pencha à nouveau sur la table, découpant un morceau de sa viande.

— Je me suis réveillé en pleine nuit et l'ai coupé en deux, finit-il en remplissant sa bouche de nourriture.

— Pas possible. Et c'est tout ? L'histoire commence aussi facilement et se finit aussi facilement ? Avec quelque chose d'invisible ? C'est pas ce que tu m'as laissé sous-entendre dans la voiture, rouspéta Chloé.

— Ce que j'ai dit est vrai. C'est parce que je ne l'ai pas senti que je me suis fait avoir.

— Donc c'était bien une question de négligence... conclut son Altesse.

— Ou de manque d'expérience, corrigea la petite voulant défendre son ami.

— Ou bien les deux, mit-il froidement fin à tout débat.

— Nous commençons tous quelque part, rassura le chevalier. Pour ma part, mon premier vrai combat était avec un Kappa. Il sortait de l'eau quand je l'ai pourfendu de mon épée pour sauver mon chaperon. C'était un acte imprudent et courageux pour l'enfant que j'étais...

Léo s'était lancé dans ses grands récits de monstres et combats épiques. Il leur racontait à quel point il avait eu affaire à des monstres ignobles, gros ou bien petits mais redoutables; à quel point il en avait bavé pour arriver là où il en était aujourd'hui; que les longues expéditions à la recherche d'une bête destructrice lui manquait. Ses exploits, du moins pour un humain plus développé que la moyenne, étaient nombreux qu'ils aient été faits en équipes ou en solitaires.

Alors que Chloé tirait une moue aussi jalouse que dégoutée face à la vanité du personnage, Sylas comprenait pourquoi sa réputation le précédait si bien. Cet homme était une figure héroïque pour les pauvres gens. Ancien orphelin, il venait de la basse société et pourtant il fut élu au rang de prince en étant adopté par le Roi et la Reine de Slemorean. Et ça ne s'arrêtait pas là car cet emblème de réussite, pour le bas peuple, vers un monde grandiose avait réussi à devenir chevalier et de par ce billet : défendre les malheureux en tuant les monstres qui terrorisaient le Royaume. Et toutes ses actions ont sans conteste été narrées en le clamant comme héro; le monde ne pouvait que l'aimer.

Un ex-citoyen du bas peuple devenu chevalier, et dont ses combats sont comptés partout et ailleurs, allait monter sur le trône et en épousant par-dessus le marché la princesse apparemment tant convoitée car ses parents possèdent les plus grosses alliances de l'histoire. Sacré palmarès; il avait pour sur de quoi être célèbre.

Et c'est sur un bout de chemin de son histoire que se termina le repas.

*

— Putain mais quelle chambre ! s'exclama l'adolescente en posant une main sur son front tant l'étonnement était grand.

— Je sais, mes goûts ne m'ont jamais fait défaut, acquiesça Léo de son beau sourire.

— Non mais, elle est juste immense ! Et tout ça pour une seule et unique personne ! Heureusement qu'on remplit l'espace cette nuit, ajouta-t-elle.

— Certes...

La chambre était en effet incroyablement grande. La tapisserie était blanche, décorée de fines dorures fleuries et le plafond s'y accordait parfaitement. Les meubles étaient tous faits d'un bois clair et fin aux décors et gravures somptueuses. Quant au lit, il était si grand que quatre personnes pouvaient y dormir aisément; heureusement que deux bons gros matelas étaient posés sur le grand tapis de fourrure insinuant qu'ils n'allaient, en effet, pas dormir avec lui. Voilà qu'elle était rassurée.

La suite des évènements se passa très vite. Il était tard et Léo, qui était fatigué, leur ordonna de se retourner le temps qu'il se dévêtît pour se glisser dans des draps soyeux et frais. Une fois qu'il leur donna son feu vert, l'unique ordre qu'il donna pour cette fin de journée était de ne pas le déranger, de le laisser dormir.

— Je peux emprunter ta salle de bain pour me changer ? demanda Chloé. Si tu exiges qu'on ne te regarde pas, j'exige de même !

L'homme soupira.

— Oui, oui... Fais donc.

Le balafré sentait de la douleur dans la réponse de son employeur. Sa tête devait être bien douloureuse et son corps bien épuisé. À son avis, il avait dû avoir attendu ce moment depuis des heures, peut-être même depuis son réveil. Cette pensée le fit réfléchir davantage en se déshabillant pour enfiler une blanche robe de chambre qu'on lui avait intimé de porter; il se coucha, suivitde près par Chloé qui lui chuchota :

— Bonne nuit.

— Mh, acquiesça-t-il.

La petite s'endormie comme une tombe, paisiblement. Le prince, lui, avait une lourde respiration en dormant. Et Sylas ferma les yeux, mais ne céda pas tout de suite au sommeil.

*

Le Purificateur ouvrit de grands yeux dans la pénombre. Le flux du monstre était si puissant, si présent dans la pièce qu'il les avait réveillé lui et son instinct. Il fixa longuement le plafond sans bouger, seulement à penser à la créature qui devait terroriser le sommeil de son contractant. Celui-ci poussait de petits cris peu rassurant, et d'un coup sec, il entendit quelque chose heurter le mur; mais rien d'alarmant, Léo venait simplement de se cogner en dormant.

La chose n'était pas un Berkgolm, mais qu'était-elle ? Il se repassa cette journée en boucle dans sa tête. Des caractéristiques étaient évidentes mais rien qui lui permettait de mettre un nom sur la créature. Alors il s'énuméra ses apparitions ou non; dans la serre il n'y avait eu aucune trace tout comme durant la séance d'escrime en plein air. En revanche, sa présence était apparue crescendo au fil de la journée. Tout d'abord, il l'avait senti pour la première fois au bain de son Altesse, puis celle-ci les a suivi dans les couloirs jusqu'à la salle à manger en se tenant tranquille dans un coin et enfin jusqu'à la salle de réunion. Sa présence était devenue quasi omniprésente et Sylas c'était fait une raison. Si la réunion avait duré un peu moins de trois heures, au lieu dès cinq heures habituelles, c'était à cause d'elle en plus du stresse. Par la suite, sa présence était telle dans la bibliothèque qu'il l'avait ressentie comme étant une personne à part entière qui les suivait telle une ombre; et maintenant, au beau milieu de la nuit, son flux était si puissant qu'il avait l'impression de partager la chambre d'un être démoniaque plutôt que celle d'un Prince.

Cette chose suivait Léo Théodore BALMUND et uniquement lui; la créature devait être liée à lui. Celle-ci n'aimait apparemment pas la lumière et préfère l'enceinte du château; à moins qu'elle ne puisse seulement pas sortir du dit château, qu'elle y soit restreinte ou enfermée. Elle semblait aussi prendre en puissance au cour de la journée et maintenant que la nuit était à son apogée, sa présence aurait même pu être ressentie par un aveugle muet et sourd ayant perdu le gout.

Cette chose ne venait pas d'ici. Elle ressemblait davantage à un fantôme qu'à un monstre, et pourtant elle puisait les ressources de sa proie et lui parlait dans son sommeil telle des chuchotements indistincts, de légers sifflements.

Cette chose était plus sournoise qu'un fantôme et plus imaginaire qu'un monstre.

*

Le prince se retenu de bailler et alors qu'il montrait son preux visage, il détourna vite la tête l'air de rien. Des cernes noires profondément marquées creusaient son joli visage pâle. Ils avaient beau être allé se coucher tôt, il n'était absolument pas reposé; une nuit blanche lui aurait peut-être même fait moins de mal que de tenter le diable.

Il se leva sur les nerfs mais garda néanmoins la tête haute en voyant que Sylas était réveillé.

— Réveille Chloé. Une fois que vous vous serez apprêtés, rendez-vous dans la serre et j'attends un compte rendu de vos observations, monsieur le garde du corps et son assistante.

À ses ordres, il quitta la pièce. Sylas se leva alors à son tour et vint s'accroupir auprès de la petite. Il lui toucha le front avec insistance faisant bouger sa tête sur l'oreiller en plume, un petit sourire au coin des lèvres devant la marmotte qui grogna.

— Allez, debout. Le travail n'est pas terminé.

— Mmmh... Dieu que t'as une sale gueule... T'as combattu le monstre sans moi en fin de compte ?

— Non, et encore, tu n'as pas vu celle de Léo. J'ai cru qu'il revenait d'entre les morts. Lève-toi maintenant, son Altesse attend.

*

Sylas avait expliqué tout son raisonnement. Il fallait bien que Monsieur queue de cheval comprenne qu'il ne s'agissait pas d'un simple monstre ou bien d'un fantôme. Que c'était plus spécial que ça, moins drôle encore.

— Vous êtes surveillé, continua-t-il son explication.

Léo, qui était déjà bien blanc, devint encore plus blafard. Il écouta attentivement l'employé sans réflexions.

— Ce que j'appellerai une ombre s'est glissée par l'aide d'un intermédiaire dans vos appartements.

— Un intermédiaire ? Est-ce que vous pourriez m'en dire un peu plus à ce propos ? demanda-t-il.

Sylas acquiesça.

— J'entends par là qu'un objet que vous avez trouvé ou bien que l'on vous a donné s'est glissé dans vos appartements. En la touchant vous avez dû sceller quelque chose ou peu importe. Elle est aussi piégée que cachée donc elle ne peut pas fuir comme vous ne pouvez pas la fuir vous non plus si vous amenez cet objet avec vous ou si vous ne quittez pas le château. Dans tous les cas elle s'est lié à vous, et comme pour un fantôme elle vous hante.

— Mais ça n'en est pas un, conclu le prince.

— Absolument pas. Les ombres sont créées par la Reine des Démons ou ses puissants subalternes dans le but d'épier des gens ou alors certaines personnes en particulier, comme vous. D'autant plus que vous êtes actif dans la vie politique et que vos conversations peuvent ma foi... être fortes instructives. À mon avis, ça fait un moment qu'elle est sur votre dos mais elle a commencé à perdre patience et à s'ennuyer. Elle prend un peu trop ses aises et en assurance.

Les poils du concerné se hérissèrent bien droit et un frisson lui parcourut le corps. Il se crispa, serra les dents et ses yeux suivis de ses lèvres tremblèrent légèrement.

— L'A-... L'Alrune ? bégaya-t-il. L'Alrune m'espionne ? Elle nous espionne tous alors ?

Il secoua vivement la tête, refusant cette situation. Le prince semblait affolé et bien plus stressé encore.

— Non, c'est impossible. Je refuse cette possibilité.

— Et pourtant il va bien falloir l'accepter, rétorqua Chloé. Tu es tellement important, forcément que tu attires l'attention ! On est en temps de guerre et tu es un Prince qui à son mot à dire sur l'armée de Slemorean...

— Non, tu ne comprends pas Chloé ! J'ai envoyé mes soldats se faire massacrer en pensant tendre une embuscade à ses monstres pour protéger un village. Sauf que si tout ce que dit le Purificateur est vrai, l'Alrune a totalement prit conscience de mes plans et au mieux elle va dilapider le village plus tôt que prévu, pour les déjouer, au pire c'est elle qui va tendre un piège pour dilapider et le village, et mes hommes. Dans tous les cas nous aurons des pertes, dans tous les cas c'est un échec.

— C'est... les risques du métier, bredouilla la petite visiblement touchée par la nouvelle.

— Des risques que je n'aime pas encourir quand ceux-ci ne m'assurent pas une victoire ! Surtout de cette envergure quand autant de vies sont en jeu, s'exclama-t-il, le visage se couvrant peu à peu de sueur.

— Ça... Ça aurait pu être pire ! bégaya-t-elle. Elle aurait pu déjouer des plans bien plus grands encore ! essaya-t-elle de le rassurer.

— Et qui me dit qu'elle ne l'a pas déjà fait à cause de ma négligence ? Regarde le nombre de fois ou mes hommes sont rentrés avec moitié moins des effectifs que nous avions envoyé, dont la majorité sont rentrés blessés voir presque morts. Beaucoup trop. Ce n'est pas parce que nous avons la meilleure capacité militaire en termes de nombre, que je peux me permettre de les envoyer comme du bétail. Ça ne marche pas comme ça.

— Si je puis me permettre votre Altesse, ce n'était pas de la négligence. Vous n'auriez pas pu savoir avant que celle-ci ne gagne en présence. D'ailleurs, peu de personne peuvent y faire quelque chose car c'est une technologie trop dépassée même pour les plus aguerris des Purificateurs, sauf exceptions, et il en va de même pour les nécromanciens et exorcistes. Cette chose n'est ni physique, ni psychique.

— Dites-moi que vous faites partie de ces exceptions, s'il vous plait. Je vous implore.

Léo était dépassé par les évènements. Si ce problème n'était pas réglé, comment allait-il faire ? Il ne pourrait plus gérer de conflits politiques, et lui qui ne peu plus dormir sans avoir l'impression de s'épuiser doublement qu'en restant éveillé : il mourrait à petit feu ou deviendrait fou, ravagé par la fatigue et l'angoisse.

— Non, je ne fais pas partie des exceptions. Je suis désolé, je ne peux rien faire pour vous.

Léo sembla mourir sur place. Il ne savait que faire, quoi dire. Bien évidemment qu'il y avait toujours plus fort que soit, mais être en incapacité de devoir riposter lui était insoutenable. Il voulait avoir la possibilité de se battre, d'essayer encore. Comment vont-ils prendre le fait que leur Prince ne peut même pas rester dans sa propre demeure, que même celle-ci, la mieux garder du Royaume, n'est pas sûre ? Il ne pourrait pas prétexter un voyage d'affaire bien longtemps...

Alors que son Altesse se perdait dans de nombreuses spéculations cherchant une quelconque solution, l'Invocatrice s'avança d'un pas peu assuré, presque timide et la tête baissée elle déclara :

— Je connais peut-être une exception...

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