10 - Souvenirs, souvenirs...

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Mes liens détachés, je n’étais pas plus avancé. J’aurais pu me cacher derrière une chaudière et assommer, à l’aide d’un objet contondant trouvé auprès des machines, toute personne qui entrerait dans cette soute. Et après ? Il me serait impossible de quitter l’aéronef en vol, et je ne savais même pas combien de personnes il y avait à bord. Les jumeaux, le Chaman — à moins que je l’aie rêvé —, un pilote, forcément, un navigateur, sans doute, et un ou deux mécaniciens. Cela me faisait bien trop de monde à neutraliser.

Pour dissimuler mes liens défaits, je poussai ma chaise jusqu’à la paroi d’aluminium, me rassis et disposai les ligatures du mieux que je le pus.

J’étais en proie à une étrange nervosité, bien loin de mon flegme habituel. Bien que prisonnier, je ressentais une extraordinaire impression de liberté. Les pensées bouillonnaient à une telle vitesse dans mon cerveau que j’avais peine à en capter quelques-unes. Sans doute était-ce un des effets de la drogue. Ou du fait que je n’aie plus mon chapeau ? Il n’était pourtant pas si lourd. En y réfléchissant d’ailleurs, il m’avait semblé bien léger, sur le chemin de retour du chantier.

Les rêves affreux provoqués par la drogue, et certainement aussi par les pouvoirs du chaman, avaient fait surgir tous les souvenirs enfouis qui se présentaient maintenant à ma conscience avec une précision douloureuse.

Ada, Ada… Nos belles années d’étudiants, moi Hershel, futur archéologue, et elle la mathématicienne, les nuits qu’elle passait penchée sur ses calculs alors que je l’attendais dans notre chambre, nos disputes. Elle était pacifiste dans l’âme tandis que moi, je ne pensais qu’à partir guerroyer dans les contrées lointaines.

Quelle nostalgie en me remémorant cette époque lointaine !

Notre rêve se brisa en même temps que mon beau vase en porcelaine de Soissons qu’elle m’avait jeté à la figure : J’avais osé m’engager dans l’armée coloniale !

Ironie de l’histoire : c’est cet épisode qui m’a fait choisir, bien plus tard, le nom de Clovis lors de ma reconversion dans le civil, quand de chercheur, je devins trouveur !

Puis le départ pour l’Ailleurs, l’Orient, les guerres sordides en compagnie de mercenaires sans foi ni loi. Le capitaine Boris, et mon aide de camp, le minable Flavis... La rivalité entre notre vertueux commandant K. Tarsis et le sinistre capitaine qui profitait de la situation pour terroriser une population déjà affamée.

Ma blessure à la cuisse, les retrouvailles avec Ada que mes exploits militaires n’impressionnaient pas du tout. Son beau visage marqué par le manque de sommeil et une angoisse qu’elle refusait de partager. Ce dîner à Londres, où je lui avais fait rencontrer Boris et K. Tarsis, récemment promu au grade de colonel. Quelle naïveté, quelle stupidité de ma part ! Les deux hommes lui avaient fait une cour éhontée, rivalisant ainsi une fois de plus.

Mais au fait, le général, objet de mes recherches, ne s’appelait-il pas Kenneth Sastir, anagramme de Tarsis ?

La décision de nous séparer, Ada et moi, son cadeau, ce haut-de-forme à plume, détenteur d’un secret, avait-elle prétendu — et ce devait être vrai, vu l’intérêt qu’il suscitait —, ses larmes, et mon coeur qui s’était brisé à jamais. Elle m’avait donné son réveil, pour que je pense à elle chaque jour. Je n’aurais pas besoin de le remonter, il suffisait de le secouer et si les aiguilles tournaient à l’envers, il indiquait cependant l’heure juste.

Effectivement, depuis, chaque matin je la maudis, en envoyant voler cet engin diabolique dans le décor !

C’est à ce moment-là que notre monde a changé. Le développement industriel et technique avait été trop rapide, on ne le maîtrisait plus. Aussi, dès qu’ils furent au pouvoir, les militaires décidèrent d’en prendre le contrôle et pour commencer, de stopper tout. Pour bien marquer le changement, on repartirait à zéro et on décompterait les années à l’envers, afin de décourager toute tentative de progrès technique ou social. Quelle stupidité ! Comme si le temps allait se plier au calendrier inventé par une poignée d’hommes…

L’économie bloquée, les industries détruites, hormis les fabriques d’armes et d'engins de transport, les nombreux suicides, les déportations, la fuite des cerveaux à l’étranger... Pour avoir exprimé mon désaccord, j’avais été radié des services secrets, où, après la guerre, on m’avait affecté en tant qu’archéologue. Cinq années de bannissement hors du pays, mais qui m’avaient permis d’explorer des contrées encore mal connues.

Au retour, apprenant qu’Ada était gravement malade, j’avais couru à son chevet. Surveillée par la police, elle avait dû se cacher, dans des conditions insalubres, pour continuer ses travaux et elle s’était exténuée et ruinée. Dans son laboratoire clandestin où j’avais été introduit par la jeune Marion, je l’avais trouvée alitée sur un méchant grabat.

Les dernières paroles d’Ada me revinrent brusquement, me coupant le souffle :

« Mes calculs ont abouti à une machine dont l’intelligence serait bien plus puissante que celle des hommes, capable du meilleur comme du pire. L’humanité n’est pas encore prête. Prends soin de mes enfants... »

Un dernier soupir.

Mais qu'avait-elle voulu dire par "ses enfants" ? Ses étonnantes inventions ou de véritables enfants qu'elle aurait eus durant ma longue absence, sans que je l'aie su ?

À cette évocation, je me mis à sangloter comme un gamin, puis me ressaisis et consultai ma montre : huit heures. Du matin ou du soir ? J’allai jusqu’au hublot à gauche de la soute, pour tenter de deviner l’heure d’après la position du soleil. Il était bas dans le ciel, mais à l’est ou à l’ouest ? Je sortis ma montre de son gousset ; à l’arrière se trouvait une boussole qui m’avait plus d’une fois tiré d’un mauvais pas.

Le soleil était à l’est, c’était donc le matin et j’étais resté inconscient au moins une nuit. L’aéronef se dirigeait vers le nord. À travers les nuages clairsemés, j’aperçus un large fleuve serpentant dans une profonde vallée hérissée de loin en loin d’imposants chateaux. Nous avions dû franchir la frontière de nuit et survolions maintenant l’Austrasie, le territoire ennemi ? Ou bien un pays ami du propriétaire de cet aéronef ?

La cloison avant de la soute la séparait probablement du poste de pilotage ; j’allai y coller une oreille et je reconnus l’accent de Boris qui aboyait des ordres. Il était donc bien le chef de cette bande !

Je courus en tanguant jusqu’aux machines où personne n’était en vue, tandis que l’aéronef continuait tranquillement son bonhomme de chemin. J’avisai une caisse remplie d’outils en fer et la transportai à grand peine jusqu’à la cloison avant, tout en priant que l’effet magnétique du métal puisse être ressenti jusqu’aux instruments de pilotage.

À ce moment précis, les voix se rapprochèrent, je n’eus que le temps de bondir vers ma chaise en réajustant plus ou moins bien mes liens. Je pris un air ensommeillé.

Je fus tiré de mon simulacre de sommeil par un énorme coup de poing dans la figure. Il me fallut toute ma force de caractère pour rester sans riposter et sans me protéger de mes mains. C'est Boris, suivi des jumeaux.

— Tu t’es bien foutu de nous ! Ton chapeau, c’est un tuyau de poêle couvert de tissu, avec une collerette d’aluminium et une vulgaire plume de faisan.

— What did you expect (2) ? répondis-je, lui rappelant ainsi nos années dans l'Ouest Lointain. C’est vous qui me l’avez pris, je ne vous l’ai pas donné.

— ♀ Fais pas ton malin, ♂ on saura te faire causer.

— C'est ça, les enfants, amusez-vous un peu...

Cette fois, j’allais sauter à la gorge de Boris quand quelque chose retint mon attention : la fille portait un corselet de métal mordoré, artistement découpé, avec des incrustations de coquillages et de pierres précieuses. Je sifflai d’admiration :

— Belle pièce, cette broderie sur tôle ! Mais je croyais pourtant que les pierres précieuses étaient réservées à l’état-major ?

J’avais visé juste, les femmes sont d’une coquetterie incorrigible ! Elle rosit de plaisir et répondit en minaudant :

— ♀ Il a été fait sur mesure, par Marion, la célèbre brodeuse sur tôle. Ce ne sont pas des pierres précieuses, mais des éclats d’anciens vitraux, récupérés quand on a fait sauter les églises.

— ♂ Au fait, continua son frère, qu’allais-tu faire chez elle ?

— Lui commander des volets métalliques, on ne sait jamais avec la guerre imminente…

En même temps, je réalisai que le vrai chapeau avait dû être subtilisé par Marion qui l’avait échangé contre cet artefact sommaire. Il fallait y retourner d’urgence avant qu’il disparaisse, et aux mains de qui ?

Boris bousculait les jumeaux pour se jeter vers moi, armé d’un yatagan, quand l’aéronef fut secoué en tous sens et que des cris nous parvinrent depuis le poste de pilotage :

— Patron, les instruments sont fous, l’appareil a fait demi-tour, la gouverne ne répond plus ! Il faut tenter d’atterrir en urgence !

1) Qu’est-ce que tu espérais ?

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