Ouija

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Elle se poste à la fenêtre et regarde en contrebas, côté cour. Penchée, la jeune fille dévoile sa silhouette harmonieuse, les fesses galbées par un jean slim. La voix des parents s'élève jusqu'à la chambre. « Bonne soirée, Victoria ! ». Elle se tourne légèrement, une partie du visage dans la pénombre, l’autre étant éclairée par la lumière rasante du jour déclinant. Un joli brin de fille. Elle adresse un petit salut de la main. Les portières claquent et le ronronnement puissant d'un moteur de berline s'éloigne dans la nuit, suivi par le bruit d’une sonnette accompagné d’un crissement de graviers qui se rapproche. Joli chassé-croisé, timing impeccable. Le visage de Victoria s’illumine d’un sourire radieux. Sans attendre, elle court vers les escaliers qu’elle dévale un peu vite. Impatience et insouciance de la jeunesse. Victoria ouvre la porte. Une jeune fille apparaît. D’un geste rapide, elle dégrafe la sangle de son casque de vélo et libère une crinière de longs cheveux blonds qu’elle secoue avec une grâce nonchalante, comme au ralenti. Les deux jeunes filles s'étreignent. Un long hug. Image pleine de sincérité d’une belle amitié adolescente. Victoria prend la parole, visiblement soulagée.

  • Ah, Clare, je suis tellement contente que tu aies pu venir me tenir compagnie ce soir, je t’attendais avec impatience, j’avais peur que tu te décommandes au dernier moment !
  • Je raterais pour rien au monde un soirée avec toi, Vic, tu le sais bien ! répond Clare, surjouant le reproche.

Elles se lancent un regard complice et remontent les escaliers quatre-à-quatre en faisant vibrer toute la maison, puis pénètrent dans la chambre de Victoria, même pas essoufflées. Sans prendre la peine de se déchausser, elles sautent sur le lit et s’assoient en tailleur sur la couette rose bonbon.

  • Bon, on a la maison pour nous toutes seules ce soir. On se mate une petite série sur BBC 1 et on commande des pizzas, ça te dit Clare?
  • Pour les pizzas, parfait. Mais attends, j’ai une meilleure idée que de regarder la télé. Regarde ce que j’ai apporté. J’avais hâte de te le montrer.

La jeune blonde aux cheveux fous pose sur le lit le grand sac de cuir qu’elle portait en bandoulière. Elle en sort une planche en bois verni recouverte de lettres, de chiffres et de symboles ésotériques. Un bien bel objet. Un petit sourire espiègle naît sur son visage.

  • C’est quoi ce truc ? s'étonne Victoria
  • C’est un Ouija. Grâce à cette planche, on peut communiquer avec les morts.
  • Genre, comme du spiritisme ?
  • Oui, c’est ça. J’ai découvert ça dans un film d’horreur il y a deux semaines. Une histoire d’enfants qui s’amusaient avec un Ouija sans savoir qu’ils allaient réveiller des esprits maléfiques. C’était vachement freaky, j’ai passé une bonne partie du film cachée sous la couette pour pas voir ce qui se passait. En parlant de ça, je comprendrai jamais comment on peut laisser des enfants jouer dans des films interdits aux moins de dix-huit ans, ça doit les traumatiser à vie… Moi, déjà, j’ai 17 ans et ça m’a bien fait baliser. Enfin bref, j’ai eu envie de tenter l’expérience, j’ai acheté un Ouija sur Internet, et je voulais le tester avec toi.
  • Tu sais que nous aussi on a moins de dix-huit ans ? J’ai pas envie de me retrouver au milieu d’un film d’horreur, moi...C’est un peu flippant, ton Ouija, là... Tu sais, je ne suis pas d’une nature très aventureuse, moi...
  • T’inquiète, je me suis renseignée. Au pire, ça marche pas du tout et j’aurai perdu 20 £ dans l’affaire. Au mieux, on va vivre une expérience trop stylée !
  • Je sais pas, ce genre de choses ça me plait moyen, les fantômes, les esprits… Tu préfères pas qu’on regarde un petit film tranquillou, une comédie romantique bien gnangnan en mangeant des chamallows ?
  • Allez, fais pas ta chochotte, Vic ! On est pas dans un film… On risque rien si on s’y prend bien, je me suis renseignée sur Internet. Et puis, si ça commence à déraper, on remballe le Ouija et on le fout à la poubelle, t’inquiète ! En plus, tu as vu la baraque dans laquelle tu vis ? On dirait un manoir hanté, c’est obligé que ça fonctionne !

Clare affiche un large sourire. Elle doit souvent l’utiliser comme argument, ce sourire, il pourrait faire craquer n’importe qui. Décidément, cette fille dégage une fraîcheur et une insouciance renversantes.

Victoria semble hésiter, puis demande, avec une frayeur largement surjouée, semblant déjà convaincue :

  • Tu es sûre qu’on ne risque rien ?
  • Certaine.
  • Et si ça tourne mal, on arrête l’expérience ?
  • Promis.
  • Bon, OK, je te fais confiance. On s’y prend comment ?
  • Super, je savais que t’allais accepter, tu vas voir ça va être fun ! On va d’abord s’agenouiller face à face en pliant les jambes sous les cuisses, il est indispensable que nos genoux se touchent. Et on va mettre la planche de Ouija entre nous. Je t'explique comment ça fonctionne : à gauche, on a toutes les lettres de l’alphabet, de A à Z. Et à droite les chiffres de 0 à 9. En haut à gauche, le symbole du soleil, qui veut dire “oui”. En haut à droite, celui de la Lune, qui veut dire “non”, et en bas, le mot “Goodbye”, pour dire qu’on arrête la séance. Puis tu as une planchette mobile. On va la tenir toutes les deux. Lorsque le fantôme voudra communiquer avec nous, elle va bouger de lettre en lettre pour nous faire passer un message, on aura juste à suivre le mouvement. Si le pointeur va toujours vers le 8, c’est que l’esprit est en colère, et qu’il faut arrêter.
  • Et comment on les invoque, tes fantômes ?
  • Ah, ça c’est la partie délicate. Je vais te montrer.

Clare sort de son sac un long cierge blanc comme on en voit dans les églises, et l’allume en précisant que le blanc est symbole de pureté et de protection. La flamme commence petite, mais au bout de quelques secondes, prend une belle vigueur. Puis d’un bond, elle laisse en plan son amie pour aller actionner l’interrupteur de la chambre qui se retrouve subitement dans la pénombre, avec pour tout éclairage la lumière vacillante de la bougie. La jeune blonde revient s’installer sur le lit, juste en face de Victoria. Clare prend un air sérieux, inspire longuement, et regarde son amie droit dans les yeux. Victoria esquisse un petit sourire, elle a envie de pouffer, mais Clare lui lance un léger regard de reproche et une moue boudeuse, puis reprend, solennellement.

  • Maintenant, donne-moi la main, et dis avec moi : “Qu’il n’y ait ni démon ni force démoniaque”.

Les deux filles prononcent la formule magique de protection, puis ferment les yeux et attendent en silence.

La grande fenêtre à meneaux s’ouvre alors en grand, d’un seul coup. Un vent violent détache du mur les posters de films qui s’égaillent dans toutes la pièce. Par terre, les affiches de Birdman, Time Code, Silent House, Gravity... Spectaculaire et surprenant. Les deux filles se regardent avec inquiétude d’un air entendu.

  • Je crois que ça y est, dit Clare, il est là.

La jeune fille regarde le Ouija et interpelle le fantôme, d’une voix qui se veut confiante, mais qui au fond transpire d’angoisse refoulée.

  • Esprit, es-tu là ?

Immédiatement, la planchette mobile se dirige vers le soleil. Oui, l’esprit est bien là. Victoria est tétanisée, elle ne quitte pas la planche des yeux, elle ne semble pas réaliser. Clare, elle, est excitée, mais essaye de ne pas trop le montrer. On entend un bruit de tonnerre, au dehors, le temps se gâte, ajoutant à la tension qui se met en place.

  • Ca marche, ça marche ! Combien y a-t-il d’esprits dans la pièce ? continue Clare.

La planchette se dirige vers le chiffre 2. Un couple d’esprits.

  • Êtes-vous de bons esprits ? insiste Clare.

La planchette va de lettre en lettre à toute vitesse sous le regard médusé des deux adolescentes pour former le message : “PEUT-ETRE”.

  • Et qui êtes-vous exactement ? demande Victoria, d’une voix blanche.

La réponse ne se fait pas attendre, et Victoria pousse un cri en la découvrant : TES PARENTS.

Victoria panique totalement. Elle se lève, ne se contrôle plus... Elle est bouleversée … Bascule le Ouija… éjecte la girafe ! l'éléphant et l'ours en peluche de son lit ! Une vraie crise d'hystérie ! Clare tend les bras vers elle, pour la calmer, mais Victoria ne peut s’empêcher de hurler comme une vraie furie, debout sur son lit, hors d'elle.

  • Mes parents ? Mes parents ? Attends, il se passe quoi, là ? C'était pas du tout prévu ! C'est pas possible ! Je les appelle de suite, hurle-t-elle en sortant son mobile de sa poche.

Elle n’a pas le temps de composer le numéro que son téléphone sonne. Victoria regarde l’écran et dit d'une voix étranglée : “C’est Maman”. Elle décroche fébrile. “Maman, c’est bien toi ?” . Au bout du fil, on entend la mère répondre : “Oui ma chérie, qui veux-tu que ce soit ? Qu’y a-t-il ? Ca n’a pas l’air d’aller ? J’appelle juste pour savoir si tout se passe bien.”

Victoria se calme, rassure sa mère puis raccroche et part d’un grand rire nerveux, relâchant l’émotion qu’elle avait accumulée.

  • Tu t’es bien fichue de moi, toi ! C’est toi qui bougeait la planchette depuis le début et tu voulais me jouer une mauvaise farce, c’est ça ?

Clare se défend avec véhémence, elle semble sincèrement surprise, ouvre de grands yeux ronds.

  • Je te jure que non, je n’ai rien fait ! Je comprends pas ce qui se passe non plus ! Je suis aussi surprise que toi ! Il faut qu’on réessaye pour comprendre ce qui s’est passé.
  • D’accord, mais cette fois, il n’y a que moi qui tiendrai la planchette, on va voir ce qu’on va voir ! lance Victoria d’un air bravache.
  • OK, on va voir si ça fonctionne.

Les deux amies s’installent une nouvelle fois sur le lit, la planche entre elles, puis reprennent le rituel du début. La planchette bouge dès qu’elle pose la première question, et donne la même réponse que précédemment. L’esprit est bien là, il ne s’agit pas d’une blague. Clare lance un regard à son amie qui semble vouloir dire : “Tu vois, je l’avais bien dit”.

  • Que voulez-vous ? demande Victoria, impatiente et légèrement courroucée.

La planchette mobile bouge de nouveau, pour former la phrase suivante : “VIENS AVEC NOUS ”

  • Où ? demande Victoria en essayant de rester sérieuse.
  • DANS L’AU-DELA.

Victoria devient blanche comme un linge. Clare s’agite et lui intime d’arrêter l’expérience : “les choses commençent à mal tourner, il s’agit peut-être de démons menteurs qui cherchaient à nous manipuler”, tente-t-elle d’argumenter. Mais Victoria ne l’écoute pas et continue à s’adresser aux esprits, sur un ton de reproche.

  • Mes parents, je viens de les avoir au téléphone et ils vont bien. Pourquoi vous vous faites passer pour eux ?

Le Ouija entre subitement en lévitation, contourne Victoria puis fonce se fracasser sur le mur, renversant au passage le bocal du poisson rouge. Au même instant, des éclairs zèbrent la pièce d’une lumière crue et bleutée, instaurant le jour en pleine obscurité, à l'inverse d'une nuit américaine. Un coup de tonnerre retentit, suivi d'un autre qui fait vibrer toute la chambre, trembler les meubles et le lustre. C’est le chaos, la furie, des objets volent dans la pièce, les deux adolescentes semblent toutes les deux au milieu d’un tourbillon, l’effet est stupéfiant, elles sont si petites et si perdues...

Victoria perd totalement ses moyens et hurle, toujours perchée sur le lit :

  • Il se passe quoi, là ? Il faut qu’on se barre d’ici !

Mais Clare ne réagit pas. Quelque chose vient de changer en elle. Elle s’est raidie, ses yeux sont clos. Victoria se penche sur elle et la secoue brutalement, lui intimant de se lever. Clare rouvre alors les paupières. Ses yeux sont recouverts d’un voile laiteux. Comme ceux d’un aveugle. Puis elle ouvre la bouche, et se met à parler d’une voix caverneuse, qui jure avec le physique si doux de la jeune fille.

  • Nous sommes entrés dans le corps de ton amie. Nous ne lui voulons pas de mal, ne t’inquiète pas. Nous avons envoyé valser ce Ouija archaïque car nous avons trop de choses à dire et si peu de temps à perdre avec le lettre-à-lettre… Ecoute-nous bien… Nous nous appelons Peter et Mary. Nous nous sommes rencontrés en 1991, nous étions tous les deux ce que la société appelle des “marginaux”... Nous avons emménagé rapidement dans un squat de Nottingham où nous vivions bien, en communauté. Un jour, Mary a appris qu’elle était enceinte de toi et est allée à l’hôpital. Les services sociaux l'ont appris et ont débarqué lors du sixième mois de grossesse pour vérifier que nous serions en mesure de t’élever, comme le prévoyait cette foutue loi de Thatcher. Après quelques questions et une visite rapide du squat, ils ont décrété que les garanties n’étaient pas suffisantes et que nous ne pourrions pas t’élever. Ils t'ont enlevée dès ta naissance afin de te placer dans une famille qui saurait s’occuper de toi convenablement. Tu nous as été volée, et tu n’es pas la seule dans ce cas, c’est un scandale dont on ne parle pas. Par la suite, Mary a fait une lourde dépression, tandis que moi, j’ai tout tenté pour retrouver ta trace, sans succès. De désespoir, nous avons mis fin à nos jours ensemble, nous ne pouvions pas vivre sans toi. Depuis, nous errons sous forme d’esprits, car nous n’avons pas trouvé la paix intérieure, nos tourments nous poursuivent. Et par miracle, tu nous as appelé aujourd’hui. C’est un miracle, tu nous entends ? Ta place est avec nous. Nous t’attendons depuis si longtemps, nous saurons te rendre heureuse. Il faut que tu nous rejoignes. Sache que ce choix sera irréversible, mais que nous t’aimons… choisis vite, nous avons très peu de temps.

Victoria est en larmes, visiblement bouleversée par le récit des deux revenants, qui sort de la bouche de son amie aux yeux de lait. Son regard à elle est rougi par la peine, son innocence et sa candeur se sont évanouies, elle tremble de partout, tandis que tout s’est calmé autour d’elle. L’émotion est intense, vraie, sincère. Victoria est touchante de fragilité, elle semble hésiter. Puis elle ferme les yeux, sourit. Quelque chose vient de changer en elle, elle s’est détendue. Elle respire un grand coup et s’effondre sur le lit comme une poupée de chiffon. Au même moment, Clare semble reprendre conscience, et regarde son amie allongée, hébétée. Ses yeux sont redevenus bleus.

COUPEZ !

Le réalisateur se lève de son siège l'air ravi, et applaudit à tout rompre, suivi par les assistants. “Vous avez été FOR-MI-DABLES, les filles ! Quelle émotion ! On tient là un grand moment de cinéma, un plan-séquence d'une grande qualité ! Et cette improvisation au milieu, je vous tire mon chapeau ! quelle imagination, vous avez su sortir du scénario pour en faire quelque chose de très fort ! Ah, le coup du "Tes parents", puis l'appel impromptu de la mère, et ensuite la voix caverneuse, les yeux blancs - faudra m'expliquer le truc ! - et enfin la révélation finale des revenants, quel réalisme ! Tenez, ça me donne de nouvelles idées pour le développement de l’intrigue ! Et bravo à tous les techniciens pour vos effets spéciaux du tonnerre, c'est le cas de le dire, vous avez assuré vous aussi dans l'improvisation ! Bon, allez, c’est fini pour aujourd’hui, on remballe, je vais encore travailler le script toute la nuit s’il le faut, et on reprend demain.”

Les techniciens se regardent d'un air ahuri.

Moi, je continue à filmer... L'actrice aux cheveux blonds est toujours penchée sur le corps de sa partenaire. Tout comme moi, elle a compris que ce n’était pas du cinéma.

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