Chapitre 18

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Mlle Morvan détailla les prétendus meilleurs élèves de l’école de danse, d’un regard sceptique. Devant elle se tenaient, raides comme des piquets, le fils du directeur, Adrien Silberdorn - qui avait dû jouer de son nom pour obtenir ce rôle -, et Emilie d’Abraracourt, une néophyte au visage poupon sans aucune expérience de la scène.

« M. Silberdorn, Mlle d’Abraracourt. J’ai le plaisir de vous confirmer que si vous êtes tous les deux ici, c’est bien parce que vous avez été sélectionnés pour représenter notre prestigieux établissement au spectacle de Noël. Félicitations, lâcha-t-elle avec un sourire poli. Vous avez passé avec succès l’étape des auditions. »

Son ton se fit soudain plus autoritaire :

« Cependant, le plus dur reste à venir. Je compte sur vous pour fournir un travail sérieux et régulier, aussi bien pendant les nombreuses répétitions que je vous ai programmées, qu’en dehors de vos horaires de cours. Je veux que vous respiriez danse, que vous buviez danse, que vous mangiez danse à toute heure de la journée ! Bref, votre objectif principal sera le spectacle, et il vous faudra l’avoir toujours à l’esprit. Si vous ne faites pas de cauchemars à son sujet d’ici la fin de la semaine, c’est que j’aurai mal fait mon travail. »

Adrien jeta un regard à sa partenaire. Toute couleur avait quitté le visage de la jeune fille, et elle se tenait le dos raide, les mains jointes, les ongles d'une main creusant la peau de l'autre, et la mâchoire crispée. La définition même du stress. Le danseur soupira, exaspéré.

Comment avait-il pu se retrouver dans une situation pareille ? Adrien ne doutait pas qu’il serait choisi à l’issue des auditions. Si son nom n’avait pas forcément suffi à conquérir l’approbation du jury, son talent de danseur ne lui avait pas failli. Il était presque impossible que le rôle principal ne revienne pas au fils du directeur. Ce dernier ne l’aurait pas admis.

Mais ce que le garçon ne s’expliquait pas, c’était le choix du premier rôle féminin.

« Mais euh, vous êtes vraiment sûre que c’est elle qui a été sélectionnée ? fit Adrien, incrédule, en désignant dédaigneusement Emilie. »

Mlle Morvan haussa les épaules et lui répondit avec un regard condescendant :

« J’ai vu de quoi vous étiez capable, M. Silberdorn, et je ne comprends vraiment pas ce qui vous a valu votre rôle non plus. Vous avez tous les deux de grands progrès à faire. »

Adrien lui jeta un regard mauvais et baissa la tête, honteux, remarquant au passage l’air narquois de la jeune danseuse qui se tenait à ses côtés. L'idole d’Emilie avait été à la hauteur de ses attentes, et avait répondu de manière sensée et mature au prétentieux abruti qui devait lui servir de partenaire. Bien sûr qu’ils avaient du travail devant eux. Emilie saurait fournir les efforts nécessaires pour satisfaire la chorégraphe. Son camarade avait tout intérêt à faire de même s’il ne voulait pas s’attirer les foudres de la jeune fille.

« Cependant, reprit Mlle Morvan. Je partage votre inquiétude. Nous ne choisissons d’ordinaire que très peu d’élèves de première année pour le spectacle de Noël, et il n’était encore jamais arrivé que l’un d’entre eux remporte un rôle principal. Il ne suffit pas de pouvoir danser, il faut interpréter l’oeuvre. Ce n'est qu'à l’issue de la première année que les meilleurs élèves sortent des répétitions parfaitement aguerris. Ils ont vécu une véritable transformation, à la fois physique et psychologique, qui permet à l’esprit de la danse de les habiter tout entiers. »

Emi retint son souffle. Les propos de Mlle Morvan l’inquiétaient au plus haut point. Elle n’était pas prête. Adrien commençait à se sentir plus serein ; on allait peut-être lui donner une vraie partenaire, finalement.

« Et pourtant, il semblerait que ce ne soit pas l'avis de M. Silberdorn, père, continua la jeune chorégraphe avec un petit regard pointu vers Adrien. Le directeur aurait vu un certain potentiel en vous, Mlle d’Abraracourt. Il m’en a fait part juste après votre audition. Voyons ce qu’il a écrit. »

Mlle Morvan ouvrit la sacoche en cuir qu’elle avait posé dans un coin du studio, et en sortit un large classeur, dont elle feuilleta le contenu avec son index, qu’elle avait préalablement humecté du bout de ses lèvres rosées. Elle s’arrêta soudain, parcourut rapidement la page qui se trouvait sous ses yeux, s’approcha d’Emi et la regarda droit dans les yeux.

« Effectivement, M. Silberdorn a vu un grand potentiel en vous, malgré votre jeune âge et votre manque d’expérience. Selon lui, lorsque vous dansez, vous paraissez prendre vie. Vos yeux brillent et un sourire immense dévore votre visage. »

La chorégraphe saisit le menton de la jeune danseuse.

« C’est vrai que votre bouche ressort sur votre peau anormalement pâle. Presque cadavérique. Je vois ce qu’il a voulu dire. »

La femme éloigna sa main parfaitement manucurée du visage d’Emi, avec un sourire qui n’atteignait pas ses yeux.

« Mais ce n’est pas tout d’avoir de jolies dents. Si vous voulez garder votre rôle, il faudra me prouver que vous savez danser. Votre audition n’a pas suffi à me convaincre. »

Emi déglutit. Elle resta un instant figée, incapable d’émettre le moindre son ou mouvement. Trop d’émotions l’avaient traversée en peu de temps. Mlle Morvan, qui était tout de même une célébrité avec une page Wikipédia, l’avait touchée ! Elle ne se laverait plus jamais le bas du visage.

« Qu’attendez-vous ? questionna la chorégraphe d’une voix sèche, en lui montrant la barre, Il me semble que je vous ai demandé une démonstration de vos talents. »

La jeune danseuse sursauta. Elle ne pensait pas que Mlle Morvan lui demandait de prouver, là, tout de suite, de prouver qu’elle méritait sa place ! Son pouls s’affola et sa respiration se fit irrégulière, étranglée par le trac.

« Je peux passer d’abord, si Mademoiselle n’est pas prête. »

La voix d’Adrien dégoulinait de sarcasme. Une occasion d’humilier Emilie venait de se présenter, et il n’avait pas pu s’empêcher de la saisir. Peut-être qu’il parviendrait à l’intimider avec son talent, à l’effrayer suffisamment pour lui faire renoncer à ses rêves de grandeurs dérisoires. Mais c’était sans compter sur la volonté farouche de la jeune danseuse.

« Certainement pas, répliqua cette dernière avec une assurance retrouvée. Ce n’était qu’un moment d’absence, je suis prête à vous prouver que je mérite d’avoir décroché ce rôle. »

Elle lança un regard de défi au jeune homme, qui resta un moment interdit devant la détermination de la belle blonde. Il garda son regard fixé sur Emi, tandis qu’elle s’avança vers la barre d’un pas léger.

Mlle Morvan lui lança un hochement de tête approbateur.

« Allez-y, montrez moi de quoi vous êtes capable. »

Emi prit une longue inspiration. Elle lui présenterait une routine un peu complexe qu’elle maitrisait à la perfection grâce à des mois de travail acharné avec sa chère répétitrice, Dianna.

Adrien ne perdit pas la lycéenne du regard, tandis qu’elle s’élançait, bras allongés, muscles tendus, le visage affichant une expression de paix et de tranquillité. Etonnamment, elle ne se débrouillait pas trop mal. Le jeune garçon sursauta lorsque la main de la chorégraphe se posa sur son épaule.

« Rejoignez-là. Voyons si cette demoiselle est douée de cette qualité indispensable aux bons danseurs : l’adaptabilité. »

Le jeune homme lui lança un regard désespéré. C’était vrai qu’il avait complètement oublié la principale raison pour laquelle leur duo l’horrifiait. Le garçon allait devoir danser avec cette agaçante personne.

« Ou alors, est-ce à vous qu'il manque cette faculté ? »

Adrien se sentit piqué au plus profond de son ego par les derniers mots de la chorégraphe. Il s’avança d’un pas déterminé, et arriva sans crier gare derrière la jeune danseuse, qu’il empoigna par la taille.

Cette dernière, totalement prise dans la danse, ressentit la présence de son cavalier comme une plume qui se posait sur elle. Elle suivit sans difficulté les indications qu’il lui donnait et restait calme. Lorsque la musique fut terminée, elle rouvrit les yeux et fixa son cavalier, en face d’elle. La gêne la gagna. En transe, la jeune fille avait complètement oublié que c'était lui.

Le couple se sépara rapidement, et Adrien se tourna vers la chorégraphe.

« Et euh… le thème du spectacle, cette année, ce sera quoi ? »

Adrien savait que le ballet choisi ne lui plairait probablement pas. L’année précédente, il s’agissait de Mary Poppins ; la chorégraphe pouvait tout de même difficilement faire pire cet hiver.

Mlle Morvan émit un petit ricanement.

« Pour cette année, j’ai choisi quelque chose d’atypique, du jamais vu, une histoire mythique revisité dans un spectacle moderne qui fera parler de lui... »

Emi dévora son idole du regard. Elle avait confiance en son jugement, et hâte de découvrir dans quel type de décor elle évoluerait, quel style de costume elle enfilerait, quel style de danse - contemporaine, classique, hybride ? - l’attendait…

« ... Tarzan. »

Adrien fut pris de vertiges, saisi d’horreur. Emi était aux anges.

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