Chapitre 14

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« Adrien Silberdorn. »

A l’annonce de son nom, le danseur se posta devant le bureau de Mlle Morvan. Cette dernière le détailla de la tête aux pieds, le rendant très mal à l’aise. Son collant semblait le serrer plus qu’à son habitude et ses mains, jointes derrière son dos, étaient moites. Pourquoi est-ce que les auditions – cette formalité stupide – le stressaient autant ? Le regard sévère de son père y était peut-être pour quelque chose.

« Channelle Goutte de l’Ardèche. »

Oh non.

« Bonjour, bonjour ! entonna d’une voix chantante la nouvelle venue. »

La partenaire d’Adrien pour son audition. Il en avait des sueurs froides. Channelle Goutte de l’Ardèche, cette pintade au rire niais, avait, en plus du pire nom de famille de l’Histoire de l’Humanité, une manière de danser assez particulière. Disons... voluptueuse.

« Bonjour, répondit calmement Mlle Morvan en avisant la jeune danseuse. J’ai assisté à votre performance l’an dernier, et j’espère bien être encore plus impressionnée aujourd’hui qu’à cette occasion. »

A ces mots, le visage de Channelle prit une teinte rosée et elle accepta le compliment de la célèbre chorégraphe avec un sourire timide. Lorsque son regard croisa celui d’Adrien, il se fit aguicheur. Mlle Morvan rappela leur attention vers elle :

« Vous n’êtes pas sans ignorer que votre audition se déroulera de manière très codifiée, aussi je me contenterai juste de vous rappeler quelques points importants. Il s’agit d’une épreuve d’improvisation d’une dizaine de minutes sur le thème musical de votre choix. Vous aurez un quart d’heure pour la préparer en binôme. Deux contraintes majeures doivent être prises en compte : tout d’abord, il vous faudra désigner un danseur dirigeant pour initier des mouvements que l’autre danseur devra reproduire en miroir tout au long de votre audition et, deuxièmement, votre position finale devra être statique, avec l’un des danseurs s’appuyant sur l’autre. Cela vous semble clair ? »

Les deux élèves acquiescèrent.

« Bien. Je vous laisse signer la feuille d’émargement, et je lance le chrono ! »

Aussitôt dit, aussitôt fait. En moins d’une minute, Mlle Morvan avait disparu du studio, laissant les deux danseurs seuls. Channelle et Adrien se mirent immédiatement au travail. Mode examen, activé.

« Ravel, Boléro ? »

Adrien haussa les épaules :

« D’accord. Inspiration Maïa Plissetskaïa ? »

Channelle opina du chef.

« On commence dos à dos.

  • On termine avec un porté ?
  • Tu crois que c’est ce qu’elle recherche ?
  • J’imagine.
  • Qui mène la danse ?
  • Toi. »

Adrien jeta un regard à l’horloge. Le temps leur manquait. Il glissa un regard inquiet à sa partenaire. Channelle s’efforçait de respirer lentement et profondément, une main posée sur son ventre. Lorsqu’elle croisa les yeux du jeune homme, elle lui lança un sourire confiant.

« Tranquille, Adri. On est les meilleurs danseurs de l’école. »

Adrien lâcha un petit rire arrogant, goguenard.

« Je sais ce que je vaux. C’est pour toi que je m’inquiète. La contrainte du miroir peut rendre la tâche plus compliquée si l’un des danseurs n’est pas à la hauteur. »

Channelle, loin de s’offusquer, lui répondit avec un sourire complice :

« Tu m’as déjà vue danser, Adrien. Je suis sans conteste la meilleure ballerine de cette école. Et je me souviens encore du pas de deux que nous avons brillamment présenté ensemble à la fin de ta première année. »

La danseuse s’approcha de lui. Le garçon sentit son souffle chaud sur sa nuque.

« Ce qui compte dans un duo, Adrien... »

Channelle posa sa main sur l’avant-bras du danseur.

« … c’est le niveau d’alchimie entre nous. »

Adrien déglutit.

« Nous allons décrocher les rôles principaux, tous les deux. »

La jeune fille se hissa sur ses pointes pour lui susurrer du bout des lèvres :

« Je ne te décevrai pas. »

La porte du studio s’ouvrit avec fracas.

« Temps écoulé ! Je vous laisse sélectionner le morceau que vous avez choisi, nous présenter succinctement votre processus de création, et puis vous pourrez commencer à danser. »

Adrien vit Channelle s’éloigner de lui au ralenti, comme dans un songe. Son coeur battait la chamade. Elle le terrifiait. Le garçon délivra robotiquement un petit discours, lança la musique, et se positionna contre le dos de sa partenaire. Quand les premières notes s’élevèrent, la danseuse se décolla de lui, et entama une série de mouvements qu’il enregistra et recréa avec une perfection singulière. Ils répétèrent plusieurs fois le même motif, et parvinrent progressivement à une synchronicité parfaite. Channelle jeta un regard furtif à la chorégraphe. Il lui sembla que l'ombre d'un sourire flottait sur les lèvres de Mlle Morvan. La danseuse en fut rassurée.

Confiante, la jeune fille risqua des pas plus complexes, ondulant gracieusement en de vastes gestes rythmés et sensuels. Heureusement, les réponses en miroir de son partenaire restèrent régulières. Adrien était un véritable prodige ; son père devait être tellement fier. Channelle glissa un coup d’oeil au directeur. M. Silberdorn observait son fils d’un oeil critique, les bras croisés, mais les coins de sa bouche étaient relevés, trahissant sa satisfaction.

En réalité, il paraissait à Adrien que son corps évoluait sans aucune interaction avec son cerveau. L’esprit du danseur était à mille lieues de penser à ses pas de danse. Il se sentait flotter à travers la salle, mais n’en ressentait aucun effort, aucune difficulté. Le jeune homme était en transe, et son regard ne quittait pas celui, brûlant de désir, de la fille qui lui faisait face. Une seule pensée occupait son esprit, et s’il l’avait pu, Adrien l’aurait exprimé à voix haute. Cela aurait ressemblé à un appel à l’aide. Channelle n’était pas foncièrement laide, mais bon. Non.

Le danseur retint son souffle lorsque la danseuse vint s’accrocher à lui. Il resta immobile, les muscles tendus. C’était exactement le genre de posture finale que Mlle Morvan avait demandé. Sans Adrien, le danseur porteur, Channelle tomberait. C’était l’équilibre fragile de cette position statuesque qui la rendait si belle. La chorégraphe coupa la musique ; les danseurs se détendirent. C’était fini.

Adrien fuit, plus qu’il ne quitta, le studio. Il percuta M.A. dans le couloir, lui présenta de rapides excuses, et disparut.

Emi ne le remarqua même pas. Il lui restait encore de longues minutes d’agonie avant l’heure fatidique. Adrien était le cadet de ses soucis. Soudain, elle lâcha un petit cri rauque, le souffle coincé dans sa gorge. Charlotte se retourna vers elle, intriguée.

« Je viens de croiser le regard de Lise Morvan, là, dans l’embrasure de la porte, expliqua Emi d’une voix étranglée. Elle m’a vue ! Elle m’a vue !! »

Et sa panique reprit de plus belle.

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