Épopée: Chapitre XXI

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XXI. Le gardien

— Écartez-vous Sol ! s'écria Elio à la vue des prunelles incandescentes.

Le chevalier brandit son arme. Et il l'aurait plongée jusqu'à la garde dans le crâne de la momie réanimée si l'érudit ne l'avait pas arrêté d'un geste autoritaire.

— Non ! Il n'y a rien à craindre de celui-là pour l'instant. Attendons que le sort de stase soit complètement levé.

Le jeune homme était désemparé. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser le mage à protéger cette créature ? Cependant, son instinct lui assurait également que le mort-vivant n'était pas dangereux. Il baissa donc son épée, ses fins sourcils froncés trahissant malgré tout sa méfiance.

La pierre enserrant le corps momifié se détacha petit à petit, tombant au sol en une dizaine de confettis craquelés. Le mort-vivant se détacha enfin de la paroi, sa tête desséchée tomba comme s'il était exténué et un souffle semblable à un courant d'air entre deux rochers sorti de sa bouche sans lèvres. Ses yeux incandescents clignotaient alors qu'il n'avaient aucune paupière. Sol pris la momie par les épaules pour l'empêcher de tomber sur le côté.

— Tout va bien, reposez-vous. Je suis mage de la terre moi aussi, je peux vous aider.

La gangue de pierre était maintenant réduite à l'état de poussière ocre. En dépit de son corps piteux état, les habits de l'inconnu momifié trahissaient une vie de richesse. Une toge, jadis blanche et décoré de motifs en fils d'or rendus ternes par le temps passé dans la pierre, était maintenue en place par un imposant fermoir en alliage doré prenant la forme de ce que Sol avait pris pour un étrange poisson représenté les bas reliefs de la porte à serrure hématique. Une sirène. Autour du cou de la momie pendait un large collier décoré de turquoises, des bracelet ornés de la même pierre ceignaient ses poignets et chevilles. C'est en s'attardant sur ces derniers détails que les aventuriers remarquèrent que le mort-vivant tenait un livre serré dans ses bras rachitiques. Aussi large qu'épais, l'imposant volume devait bien mesuré la largeur des épaules d'Anton... une fois son armure enfilée.

En entendant Sol, la momie releva brusquement la tête et darda ses yeux orangés sur l'érudit, sans pour autant défaire sa prise sur son livre. Un sourire étrange se forma sur sa large bouche noircie.

— Ma...gue ? Magh !

Orm haussa un sourcil en entendant la voix sifflante et enrouée de la momie.

— Au moins celui-ci semble plus réceptif que l'autre armure sur patte... C'était quoi son nom déjà ?

Le barbare voulut tenter quelque chose.

— Oskar Neruda, répondit Anton, lui aussi curieux de la réaction de leur interlocuteur.

À la prononciation de ce nom, le cadavre mouvant eut un mouvement de recul, s'enfonçant le dos contre la paroi en claquant des dents. Il était terrifié et répétait deux mots en boucle tout en se balançant avec son livre.

— Neruda... Tradze... Neruda... Tradze...

Jambar intervint. Lentement, il s'agenouilla à côté de la créature morte, si cela était encore possible, de peur. Il se pencha pour lui parler d'un ton calme et posé, montrant les différents membres de leur groupe. Certains mots avaient quelques difficultés à franchir ses lèvre recouvertes par son foulard articulant chaque syllabe. La momie se détendit peu à peu en écoutant les paroles de Jambar. Celui-ci désigna Sol comme "tenme magh", l'intéressé hocha la tête en souriant, ce qui finit de rassurer le mort vivant. Il voulut d'ailleurs se lever, sans doute par politesse, mais Jambar dut l'aider à tenir sur ses jambes beaucoup trop frêles jusqu'à ce qu'il soit assez stable pour ne pas s'effondrer avant d'avoir fait un seul pas, emporter par le poids de son livre. Seulement, c'est en constatant sa faiblesse toute cadavérique qu'il pris conscience de sa condition. Le mort-vivant se figea, s'observant sous toutes les coutures visiblement en proie à une détresse intense.

— Koli ? demanda-t-il paniqué à Jambar.

— Testa suné, lui répondit tristement l'employeur.

Le regard brillant de la momie se perdit dans le vide, ses mains osseuses se resserrèrent encore sur son livre et ses jambes manquèrent de se dérober sous lui une nouvelle fois. Cette fois, ce fut Sol qui aida Jambar à le soutenir pour l'emmener s'asseoir là où étaient Orm et Emilia. Le cadavre animé se morfondait en récitant une sorte de litanie dans son étrange langage. Ils l'assirent sur la pierre froide, ses bijoux pendant lamentablement autour de ses membres squelettiques, même sa toge semblait avoir rétréci sur ses os, comme si les siècles avaient finis par rattraper les vêtements et leur antique porteur. Recroquevillé sur l'énorme tome qu'il berçait dans ses bras en chantant sa complainte.

— Pauvre homme... s'attrista la jeune magicienne.

— Trois cent ans dans la face, ça doit pas être facile à digérer, commenta Anton.

— Il va lui falloir du temps pour s'en remettre, ajouta Sol.

— Une minute ! J'aimerais qu'on m'explique !

Elio se passa une main sur la figure et se massa les paupières. Une fois l'attention du groupe captée, il s'exprima :

— Premièrement ! Qui est cet... homme ? Deuxièmement ! Pourquoi était-il enfermé dans un caillou ? Ensuite ! Pourquoi est-il encore en vie malgré son état ? Ça c'est plutôt facile : c'est un zombi.

Les autres lui firent signe de baisser le ton.

— Attention ! s'offusqua l'érudit. Ce n'est pas la peine de le lui rappeler. Ça ne ferait qu'empirer son état.

— Mais il ne parle pas notre langue ! fit remarquer le chevalier.

— C'est pas une raison, intervint Orm. Imagine-toi te réveiller d'un sommeil de trois cent ans, apprendre que ta civilisation a été entièrement ravagée et changée en monstres par un maniaque incarnant le mal absolu et que, en plus, tu t'es transformé en momie qui parle !

Un grand silence suivit les paroles du colosse, les bras écartés de chaque côté de la tête pour marquer l'exclamation. La momie avait arrêté de psalmodier et regardait Orm avec des yeux jaune pâle. Sa bouche sans lèvres formait un rictus de tristesse, il laissa échapper un soupir. Le barbare se frotta l'arrière de la nuque en voyant la moue désapprobatrice de Sol à son encontre. Gêné, Orm vint se placer en face du mort-vivant et l'étreignit.

— Allez sans rancune mon gars.

Les yeux gris de Jambar s'ouvrirent en grand et on jurons étouffé jaillit des replis de son écharpe. Les autres restèrent bluffés, la momie comprise, dont la tête nue s'agita en direction de Sol et Jambar comme pour appeler à l'aide. Quand le colosse relâcha enfin son emprise, une drôle d'expression se dessina sur son visage buriné, il lorgnait en direction de l'épaule du mort-vivant. Sol réfugia son visage dans la paume de sa main. Le corps frêle de la momie n'avait pas exactement supporté l'étreinte d'Orm, la pliure de son bras gauche avait pris un angle assez incongru. Le cadavre malmené n'avait cependant rien remarqué et, vraisemblablement, il ne ressentait aucune douleur non plus, trop absorbé à dévisager le barbare avec une représentation assez étrange de ce qu'un visage desséché depuis plusieurs siècles pouvait exprimer en termes de perplexité. Soit une bouche figée en un sourire de travers. Sans dire un mot, la momie posa son livre, se releva soigneusement après avoir clignoté plusieurs fois des yeux et posa ses deux mains sur les épaules d'Orm. Le bras tordu reprit sa forme original dans le mouvement, ce qui produisit un craquement assez écœurant. Le mort vivant posa ensuite son front contre celui du barbare, ce dernier percuta alors que la momie faisait la même taille que lui et devait sans doute avoir un physique assez impressionnant de son vivant, à en jugé par sa largeur d'épaules. Leur contact se maintint pendant quelques secondes, où Orm se retint de tousser à cause de l'odeur de caveau dégagée par la momie. Celle-ci se redressa, toujours en tenant Orm par les épaules, et déclara :

— Diéki.

Orm jeta un coup d’œil à Jambar qui lui chuchota :

— Ça veut dire "merci".

Le colosse sourit.

— Ah Ah ! Un bon câlin ça remet toujours d'aplomb, argua-t-il avant de lorgner vers le bras gauche de la momie.

Après avoir remercié Orm, cette dernière s'en alla du côté de l'appontement de pierre, son épais ouvrage de nouveau serré dans ses bras. Jambar lui emboîta le pas mais l'autre lui fit signe de rester où il était. L'employeur se figea et retourna vers ses compagnons.

— Peut-on enfin savoir qui c'est ? s'impatienta Elio.

Jambar se frotta les yeux, perturbé.

— C'est... je ne sais pas vraiment comment vous traduire ça, commença l'homme à l'écharpe. On pourrait l'appelé "le gardien des Chants", poruo cantaei en tragentopolien. Celui qui garde l'accès à Lubinapolis et active le système de défense de la cité sur ordre du régent.

— Donc on a de la chance si je comprends bien, conclut Emilia. Il va sans doute nous permettre de traverser cet immense lac ! Mais j'aimerais savoir quel est ce livre qu'il ne quitte jamais.

— Le Livre des Chants, répondit Jambar. Son outil de travail en quelque sorte.

Anton haussa un sourcil en se grattant la barbe.

— Un artefact magique ? questionna le mercenaire. C'est ce qui l'a maintenu en vie ?

— Du tout, c'est simplement un très gros livre. Mais je pense que notre ami géomancien a une idée de ce qui l'a gardé vivant dans ce rocher.

L'érudit se frotta les mains, préparant un autre de ses fameux exposés.

« — En plus de sa fonction, que messire Jambar vient d'énoncer. Je suis certain que cette personne est un mage de la terre, tout aussi voir plus puissant que moi-même.

Tous ouvrirent de grands yeux, surtout la jeune apprentie, jusqu'alors persuadée que son maître ne comptait pas d'égal dans sa discipline. Sol continua :

— En effet, la gangue de roche dans laquelle sire Elio l'a retrouvé est le résultat de sortilège de stase particulièrement ardu. Il s'agit à la base d'un maléfice d'emprisonnement, comme mon sort d'entrave par exemple, en plus poussé. Sauf que notre homme se l'est infligé lui-même. Sans doute pour empêcher le Seigneur Noir de mettre la main sur son livre maintenant que j'y pense. Seulement, il est impossible que le sortilège l'ai maintenu en vie aussi longtemps, preuve en est de son... état actuel. Je suis d'avis qu'il a été touché, pendant sa stase, par un maléfice du même acabit que celui qui a créé les Ombres.

— Donc son sort de stase l'a empêché de se changer en Ombre ? hasarda Elio qui plissa le front pour recoller tous les morceaux du constat de l'érudit.

— Exactement chevalier ! se réjouit Sol. Ce qui signifie qu'il reste un témoin encore vivant de la chute de l'Empire Tragentopolien !

— Certes, si on compte aussi les deux prêtresses banchees, cette brute de Neruda et les quelques milliers d'Ombres qui nous collaient aux bottes à Pentapolis, ironisa Jambar. Et quelque chose me dit que la liste pourrait encore s'allonger...

Sol s'empourpra.

— Par "témoin", je sous-entendais bien sûr quelqu'un prêt à coopérer ! D'autant plus que, comme vous l'avez fait remarquer, c'est une personne de haut rang ! Dans la hiérarchie de cette ville tout du moins. Et je suis persuadé qu'il...

Jambar interrompit Sol d'une tape amicale dans le dos.

— Je vous taquine. Mais regardez plutôt par-là, Jambar pointa le gardien du doigt. Vous allez rater le spectacle.

Effectivement, le gardien des Chants était arrivée au bout du ponton de pierre. Ses épaules se soulevèrent et s'abaissèrent dans un grand soupir, puis il enleva sa toge qu'il déploya sur les dalles lisses et détrempées. Il déposa ensuite le livre sur le tapis improvisé et l'ouvrit vers la fin en se mettant à genoux. Son index squelettique courut sur les pages jaunies. Les aventuriers tendirent l'oreille comme il semblait marmonner quelque chose. Enfin, il hocha la tête, repris le livre dans ses mains, le toucha du front comme il l'avait fait avec Orm, puis, toujours agenouillé, il reposa le tome, déploya ses longs bras maigres et releva la tête. Après une autre inspiration...

— Qu'est-ce qu'il a besoin de respirer ? Il est mort, chuchota Orm à Sol.

— C'est pas le moment ! murmura le mage.

... Le gardien entonna son chant.

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