Épopée: Chapitre XX

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XX. Les profondeurs :

Le tunnel était assez large pour que les aventuriers y avancent deux par deux. Elio et Orm avaient pris la tête du groupe. Le barbare y avait tenu en dépit des lourds sacs de provisions qu'il portait. Les mages les suivaient éclairant la voie, Jambar et Anton fermaient la marche. Le mercenaire était nerveux, en cas d'affrontement il ne pourrait pas utiliser son imposante arme dans le couloir de pierre. Il tenait donc fermement son poignard dans la main droite, jetant de temps à autre un coup d’œil dans leur dos. Aucune carcasse cliquetante n'était sur leur talon, pour l'instant. Mais ce n'était pas tant les squelettes que l'impossibilité d'utiliser pleinement son équipement qui tracassait Anton.

Pourquoi Jambar semblait-il si sûr de lui ?

Leur employeur n'était certainement pas le genre d'homme à prendre une décision à la légère, encore moins dans une situation désespérée comme tout à l'heure. S'il les avait empressé de s'engouffrer dans ce trou sombre c'est qu'il savait ce qu'il faisait. Mais l'ancien commandant préféra en avoir le cœur net.

— Jambar, chuchota-t-il à l'homme au foulard à côté de lui. Tu sais où on va ?

Il parlait à voix basse, espérant que les autres soient trop occupés par leur progression pour l'entendre.

— Oui. Mais nous ne sommes pas encore assez profond, répondit l'autre dans un murmure. Je vous expliquerais tout une fois arrivé.

Le mercenaire hocha la tête. En partie satisfait par cette réponse. Il eut le temps de capter le regard anxieux d'Emilia, devant eux. La jeune femme se retourna vivement pour cacher sa crainte. Instinctivement, Sol posa une main rassurante sur son épaule sans détourner sa concentration de la source lumineuse dont les rayons bleutés se réverbéraient sur les lames dégainées, mouchetant la pierre d'éclats.

Ils continuèrent ainsi leur marche silencieuse, attentif au moindre son, à la moindre anfractuosité de roche grise pouvant dissimuler des menaces invisibles. Aucun d'entre eux n'aurait pu dire depuis combien de temps ils marchaient. Le tunnel allait tantôt descendant, tantôt grimpant, si bien qu'ils n'avaient pas la moindre idée de la profondeur à laquelle ils se trouvaient. Seul Jambar paraissait totalement calme. Et ils progressaient toujours plus en avant dans le boyau où flottait maintenant une odeur désagréable, mélange d'humidité et de végétaux en décomposition. Le sol du tunnel devint glissant et accidenté. Ils durent se baisser à plusieurs reprises sous la voûte dégoûtante de stalactites. Enfin, après une éternité de marche où ils manquèrent plusieurs fois de déraper dans la pente douce que prenait le couloir. Elio s'exclama, pour chasser la monotonie ambiante.

— Il fait beaucoup plus frais par ici ! Nous approchons.

Approcher de quoi ? Nul d'entre eux, à part Jambar, toujours drapé dans son mutisme, ne le savait. Ils étaient simplement soulagés d'arriver au bout de l’éreintant tunnel de pierre. Le chevalier pressa le pas, enjambant quelques concretions rocheuses et descendant avec précaution les derniers mètres encore plus glissants. Un faible éclat blanc filtrait à travers la roche, devenant plus intense au fur et à mesure de leur progression. L'armure du chevalier était nimbée d'une aura argentée, le faisant ressembler à un quelconque prince charmant décrit dans les contes pour enfants. Le reste du groupe suivit donc leur compagnon rutilant jusqu'à la fin du tunnel. Celui-ci passait par une large ouverture circulaire en entonnoir. Des restes de pilier, sculptés à même la roche, étaient visibles sous une épaisse couche de calcaire. Une imposante porte de pierre nue ruisselante fermait l'endroit, les vestiges d'un large fronton se devinaient au-dessus. Sol s'y arrêta, approchant sa lumière pour détailler les reliefs taillés dans la pierre.

Il put distinguer plusieurs formes humanoïdes, dont la corrosion avait en partie effacé les traits, ainsi que des bâtiments et un animal étrange, s'apparentant à un poisson.

— Ce n'est pas là qu'il faut regarder, lui lança jambar en s'avançant.

Une étincelle de malice s'éveilla dans les yeux gris de l'employeur. Il s'accroupit devant la porte, passa ses doigts sur la pierre en murmurant des mots dans la langue aux accents rocailleux qu'ils avaient entendu de la bouche du géant, Oskar Neruda. La langue de l'Empire déchu de Tragentopolis. En s'approchant à son tour, Sol vit qu'une frise de lettres courait en spirale le long de la jointure des battants de granite. Cependant, il apparut au mage que ces gravures étaient beaucoup plus récentes que la porte ou le fronton.

— Qu'est-ce que cela signifie ? demanda l'érudit.

La Cité Souterraine est heureuse d'accueillir les enfants et alliés de l'Empire qui en ont payé le prix, traduisit Jambar. Je vous épargne les vers et les tournures de phrases.

Orm déposa les sacs au sol, fit craquer ses épaules, renifla et toqua du bout du doigt contre la pierre lisse.

— Ils acceptent les centrians ? J'ai oublié de faire changer ma monnaie, ricana le colosse.

Il perdit son sourire lorsqu'il vit Jambar empoigner l'un de ses couteaux de lancer.

— Ce n'est pas de ce genre de prix dont il est question je le crains, déclara l'employeur, énigmatique.

Jambar retira ensuite le gant de sa main gauche, laissant apparaître sa peau couturée de cicatrices et s'entailla la paume. Du sang sombre s'écoula de la plaie qu'il porta à la porte, y laissant une empreinte écarlate. La marque s'affina petit à petit pour rentrer dans la fente entre les battants, disparaissant tout à fait, comme aspirée dans la pierre. Le tunnel se mit à vibrer. Les veines de roches luminescentes autour d'eux changèrent de couleur, passant peu à peu du blanc immaculé au rouge vif. Les vibrations s'amplifièrent quand des gonds calcifiés se mirent en branle et que la porte commença de s'ouvrir avec une lenteur toute minérale.

— Une serrure hématique, commenta Sol. Les tragentopoliens maîtrisaient donc la magie du sang...

— En partie seulement, le corrigea Jambar. Ce tunnel date de bien avant l'Empire. Mais je crois que notre ami chevalier a déjà une idée de qui étaient ses constructeurs.

Effectivement, à la vue des éclats de lumière rouge dansant contre les parois, Elio serrait la garde de son épée, ses yeux sombres chargés de colère.

— Un temple proskunéen... dit-il, amer.

Alors que les portes finissaient de s'écarter, Jambar déclara, toujours en tenant son couteau :

— Pas un temple, mais une ville. Bienvenue à Lubinapolis !

Le passage était maintenant entièrement ouvert. Leur arme dégainée, Elio et Anton s'étaient préparé à ce qu'une créature hideuse leur saute à la gorge. Mais il n'y eut rien. Les plis de l'écharpe de Jambar dessinèrent une expression de surprise.

Il n'y avait pas de ville.

Rien qu'une caverne d'une taille colossale. D'autres veines de roche luminescente s'étendaient jusque sur le plafond pierre, incroyablement haut. Un lac aux dimensions tout aussi titanesques recouvrait la quasi-totalité de l'endroit, son eau cristalline reflétant les hauteurs de la caverne. Cela donnait l'illusion de deux ciels d'un noir d'encre, parcourus d'étoiles filantes à jamais immobiles, suspendues dans l'eau et piégées dans la pierre. Le lac s'arrêtait à une vingtaine de mètres de l'entrée où les aventuriers distinguèrent une jetée taillée dans une roche claire, semblable à du marbre. Jambar marcha, hagard, jusqu'à l'appontement.

— Je ne vois aucune ville, observa Anton, dubitatif. Juste une énorme étendue d'eau impossible à traverser... Tu es sûr de savoir où nous sommes ?

L'employeur se tenait sur la jetée dégoulinante, la carte entre les mains. Le mercenaire le rejoignit pour en savoir plus sur leur route. Pendant ce temps, Sol leva le nez vers le plafond de la grotte en plissant les yeux, comme s'il cherchait les détails d'une peinture démesurée. Elio sortit l'épée d'argent de son fourreau et s'éloigna pour explorer les alentours. Orm trouva un rocher à peu près plat où il déposa les sacs et s'assit pour souffler un peu. Emilia le rejoignit, la jeune femme regardant elle aussi les méandres de pierres lumineuses au dessus d'eux. Le barbare s'allongea sur la pierre froide et humide, son armure de cuir intégral et la hache ramenée sur son ventre ne le dérangeaient pas plus que cela. Le colosse et la magicienne restèrent donc à admirer la voûte.

— Un vrai ciel étoilé, c'est magnifique, commenta la jeune femme.

L'autre émit un grognement en guise d'assentiment. Orm avait les mains croisées derrière la tête, un sourire espiègle aux lèvres. Alors qu'ils retournaient à leur contemplation, une grosse goutte d'eau s'écrasa sur le front du barbare. Ce dernier sursauta et se releva d'un bon en agitant les mains devant ses yeux, croyant être attaqué par une quelconque bestiole baveuse. Il baragouina quelques insultes en s'essuyant le visage et, voyant Emilia se retenir de rire, finit par pouffer à son tour.

Sur le ponton de pierre lisse, Sol avait rejoint Jambar et Anton, toujours penchés sur la carte. L'érudit s'accorda un regard en direction de son apprentie. Depuis qu'il l'avait pris sous son aile, il avait toujours compté sur sa maîtrise de la terre pour les sortir d'une situation délicate... comme l'incident avec la licorne. Rien que d'y penser, le vieil homme se fustigeait toujours de ne pas avoir strictement interdit à Emilia de tenter de caresser l'animal. En fait, il ne se souvenait pas avoir jamais été dans une impasse. Un problème que même sa magie ne pourrait résoudre. Ce voyage commençait à lui faire toucher la limite de ses capacités du bout des doigts. Peut-être avait-il été trop aventureux de permettre à son élève de l'accompagner ? C'est en voyant la jeune femme rire de bon cœur avec Orm qu'il ravala ses pensées. Le colosse, qui l'avait remarqué, lui lança un clin d’œil complice. Un sourire s'étira sur les traits burinés du mage. Heureusement, ils n'étaient pas seuls dans cette aventure. Il se tourna enfin vers les deux autres, encore en train de se demander si le groupe devait rebrousser chemin, quitte à risquer un affrontement avec les squelettes.

« — Il y avait bien une ville ici, fit-il simplement remarquer.

Anton et Jambar se retournèrent. Sol continua.

— Regardez cet appontement, et le plafond de cette grotte.

Il pointa du doigt certains endroits de la voûte où les veines de minerais fluorescents étaient les moins vives, recouvertes de taches noires.

— Ça, ce sont des marques laissées par de la fumée de cheminée. Or, s'il y avait des cheminées, il devait aussi y avoir des conduits permettant d'évacuer la fumée à l'extérieur. De même pour les déchets. Je doute que les citoyens tragentopolien jetaient la totalité de leurs détritus dans ce lac qui existait certainement déjà comme le prouve la jet... »

Jambar leva la main pour interrompre l'érudit dans son exposé. Sol remarqua qu'il avait remis son gant.

— Je sais tout ça, intervint l'employeur. Je...C'est marqué sur la carte.

Le mage jeta un œil à l'emplacement que lui pointait l'homme à l'écharpe. Un dessin à l'encre, brunie par les années, représentait un château orné de plusieurs tours et entouré d'un lac. Plusieurs ronds, relier au château par de fines lignes donnaient l'impression d'une pieuvre étendant ses tentacules sur la carte. Anton prit la parole.

« — D'après Jambar, nous sommes entrés par là.

Le mercenaire mit son doigt sur le rond le plus au Sud, remontant jusqu'au château.

— Et là, c'est... Lubinapolis. Où nous nous trouvons. sauf que les autres tunnels menant à la surface ne sont accessibles que par la ville qui... a disparu. »

— Pas disparue, objecta Jambar. En dernier recours, Lubinapolis disposait d'un système de défense unique permettant de précipiter la cité au fond des eaux du lac. Une magie héritée des bases proskunéennes de la cité. Car oui, cet endroit n'a pas été aménagé par l'Empire Tragentopolien, il a d'abord abrité les cultes proskunéens. Initialement, il n'y avait qu'un seul tunnel d'accès. Le plus vieux qui servait pour les visites officielles, celui que nous avons emprunté, d'où la porte et sa serrure hématique. Maintenant pour ce qui est de la ville, j'ignore comment lui faire refaire surface. Tout ce que je sais c'est que "le chant des gardiens ouvre la voie".

Tous trois restèrent songeurs. Qui étaient les gardiens ? De quel chant s'agissait-il ?

Elio poussa son inspection jusqu'à la limite des berges du lac. À part quelques ondulations à sa surface, sans doute dû à quelques poissons remontant pour respirer, le chevalier ne distingua rien d'anormal. De même pour la terre ferme, rien d'anormal si ce n'était les fluctuations lumineuses de la pierre. Arrivé au bord de l'eau, le jeune homme s'attarda pour scruter sous la surface de l'eau sans voire ni algues, ni poisson, rien que la pierre se creusant petit à petit pour disparaître dans les profondeurs insondables. Il s'en retourna donc vers ses compagnons pour leur faire part de sa ronde. Mais quand son regard rencontra de nouveau la paroi de la caverne en se retournant, il fut intrigué par un rocher se détachant du reste, plus rond, plus clair. On aurait dit que la roche s'était ramassée sur elle-même après avoir "coulé" de la paroi. Le chevalier ne savait trop pourquoi, mais ce rocher, avec sa drôle de forme, l'intriguait énormément. Cet aspect recroquevillé lui semblait étrangement familier tout en le mettant mal à l'aise. Il s'en approcha et tapota la pierre de la pointe de sa lame. Il constata avec étonnement que sa surface était plutôt friable et que des fissures commençaient à apparaître. Il tapa alors du plat de sa lame sur le dessus du rocher, comme lorsqu'on casse la coquille d'un œuf avec une cuillère. Un morceau large comme la paume d'une main se détacha et glissa au sol en se fracassant davantage. Le rocher était-il donc creux ? Elio se pencha pour regarder de plus près et recula vivement, se prenant presque les pieds dans une pierre. Les autres virent sa réaction et accoururent le plus vite possible.

Dans l'anfractuosité créée par le chevalier, ils virent un crâne noirci, en partie calcifié, rattaché au reste du rocher. Les traits de la personne étaient encore visibles sous les quelques couches de silice lui grimpant sur les joues. Peut-être un homme, ni jeune ni vieux, ses orbites vides tournées vers le lac. La roche s'était attachée à ses os comme si la caverne avait voulu l'avaler.

Sol se baissa pour l'inspecter, cette découverte semblait profondément l'agiter. Quand il fut à quelques centimètres du crâne, deux prunelles jaunes s'allumèrent.

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