102 -

6 minutes de lecture

Cornélia se débattit faiblement, mais le poids d'Aegeus la clouait au sol et la migraine qui vagissait dans sa tête ne cessait de déferler, puis de refluer, comme une vague qui lui battait les tempes. Sapant toutes ses forces.

– Il ne faut pas ! siffla Aegeus à son oreille, comme s’il pouvait lire dans ses pensées. Crois-moi ! Jamais les premières fois. Tu veux devenir tarée pour de bon, c’est ça ?

C’est toi qui va me rendre tarée ! Tout irait mieux si je pouvais au moins voir mon corps ! Mon propre corps !

D’une main, il lui écrasa la tête contre le sol, et de l’autre il immobilisa sa longue nuque osseuse. Elle ferma les yeux, rendue nauséeuse par son environnement qui dansait la gigue autour d’elle, et ne put retenir un râle furieux. Une queue battait l’air au-dessus d’elle, giflant l’homme qui la plaquait par terre. Elle finit par comprendre que c’était la sienne.

– Ce n’est pas ton corps, rétorqua-t-il d’une voix d’acier. Pas encore. Ta stupide cervelle ne le considère pas comme tel et tant que ce sera le cas, il ne faudra jamais te regarder dans un miroir. Le choc te ferait perdre la raison. Tu fous suffisamment le bordel comme ça !

Le bordel ? s’étrangla-t-elle en pensée. Tu n’es qu’un… C’est toi qui m’a mis ce maudit masque ! Tout est ta faute !

– Parce que tu aurais préféré faire ta première métamorphose dans la Strate, en terrain ennemi, entre nos camions géants et la meute d’Actéon ? gronda-t-il. Idiote !

Il lui attrapa la queue et la tordit violemment ; la douleur la transperça du dos jusqu’au front, comme une aiguille chauffée à blanc. Elle ne put que couiner, incapable de continuer à se débattre.

– C’est mieux ! commenta-t-il en relâchant doucement sa prise. Maintenant, tu vas arrêter de faire la rebelle et filer doux. Tu es magnifique, ma petite Corny, mais crois-moi, si je dois te casser une ou deux vertèbres pour te remettre les idées en place, j’hésiterai pas.

Magnifique ? pensa-t-elle stupidement.

C’était bien la première fois de sa vie qu’on associait ce mot à son prénom.

Elle sentit les doigts d’Aegeus tâtonner quelque part vers son menton, puis remonter le long de sa joue, cherchant quelque chose.

Il dût le trouver, puisqu’une seconde plus tard, elle perdit la vue.

Puis toute sensation physique disparut complètement, et elle sombra dans un océan d’obscurité.

***


Cornélia reprit conscience une éternité plus tard. Le silence régnait autour d’elle. Les plis d’un drap soyeux s’imprimaient sur sa joue. Quand elle ouvrit les yeux, elle tomba nez à nez avec les cheveux ambrés de Blanche, étalés sur un gigantesque oreiller bordeau. Sa sœur lui tournait le dos ; une respiration paisible soulevait son épaule. La queue poilue de Greg lui balayait doucement le dessus de la tête, signe caractéristique de quand il se couchait sur sa figure ou juste devant son nez.

L’incompréhension heurta l’aînée de plein fouet.

Où est-ce que je suis ? Où ? Depuis quand je dors avec Blanche ?

Elle inspira à fond pour chasser ce début de panique. Elle haïssait cette odieuse sensation de se retrouver perdue dans un lit inconnu, sous un plafond inconnu – en l’occurrence, un baldaquin somptueux – sans réussir à se souvenir de ce qui l’avait menée là. Vulnérable comme une enfant.

Elle voulut se redresser, pour s’asseoir sur ce matelas moelleux à la belle couleur parme, mais s’en révéla incapable.

Le souffle coupé, elle cessa de forcer. Elle était ligotée.

Pire encore : sous les sangles qui lui râpaient la peau, elle se sentait affreusement nue.

Tout lui revint en tête d’un seul coup.

Aegeus ! Espèce de…

Elle eut envie de hurler, de se débattre, de griffer et mordre quelqu’un – de préférence l’homme qui les traitait comme des cobayes.

Mais quel salopard ! Quelle raclure ! Je vais le tuer ! Le tuer !

À la place, elle essaya de libérer ses bras, de plus en plus fort, en se contorsionnant dans des gestes fébriles. En réaction, le drap qui la couvrait jusqu’au menton commença à glisser. Elle put vérifier que ses sens ne l’avaient pas trompée : elle était nue. Son sang ne fit qu’un tour. Une crainte sordide lui hérissa la peau.

D’un coup d’œil, elle vit que Blanche aussi, dans son sommeil paisible, était ficelée avec des sangles. Le buste hors du drap, la cadette portait encore ce qui restait de son t-shirt, enfilé n’importe comment, les bras hors des manches ; le tissu avait l’air d’être passé sur une grille de barbecue, comme si des braises l’avaient troué et fait noircir à plusieurs endroits. Cornélia la contempla un instant, interloquée.

Une voix indolente lui parvint soudain.

– Si j’étais toi, je me calmerais.

– Aaron ! s’exclama-t-elle d’un ton à mi-chemin entre la fureur et le soulagement.

– Cornélia ! singea-t-il en reproduisant ce mélange improbable.

Elle eut envie de l’étrangler. En s’appuyant sur ses coudes, elle parvint à se redresser suffisamment pour jeter un coup d’œil vers lui. Il se tenait assis dans le fauteuil, ses jambes de sauterelle nonchalamment posées sur un accoudoir, un air de profond ennui sur le visage.

– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? gronda la jeune femme. Pourquoi vous nous avez ligotées ? Et nom d’un chien, pourquoi j’ai plus mes vêtements ? Qu’est-ce que vous avez fait ?

Il leva les yeux au ciel.

– Tes habits ont craqué quand tu t’es retrouvée en tzitzimitl, abrutie ! Tu pensais quoi, qu’on t’avait violée ?

Un soulagement brut déferla dans les veines de Cornélia – même si, évidemment, elle se doutait déjà de la cause. Elle n’imaginait pas Aaron leur faire quoi que ce soit, Aegeus encore moins. Elle chercha du regard sur le tapis et trouva les restes déformés de sa tenue, qui avait tenté en vain de contenir son nouveau corps.

– Votre première méta’ aurait pu être pire, mais ta sœur a commencé à se bouffer le bras et tu as failli t’ouvrir le crâne en fonçant dans le mur. On a eu sacrément du mal à vous retirer les masques. Tu captes pour les sangles, maintenant ?

La crainte envahit la jeune femme à la mention de Blanche et de ce qu’elle avait fait. Elle se tourna laborieusement vers elle, mais la cadette lui tournait le dos et il lui était impossible de voir ses bras.

– Mais c’est bon, on est redevenues humaines ! se récria Cornélia. On n’est plus un danger, alors libère-moi !

– Non, idiote. C’est pour la suite qu’on vous a mis les sangles. Si je te détache, il va falloir te courir après pour te rattacher dans une heure, j’ai pas que ça à faire.

Elle en resta interdite.

– Me… me rattacher ? Mais pourquoi ?

– À ton avis, simplette ? Tu crois qu’il suffit d’une seule méta’ pour que ton cerveau s’y fasse ? (Il consulta la pendule en vieil argent qui trônait sur le bureau.) Les ordres du chef sont clairs. Il est minuit quinze, on a quasiment vingt-quatre heures avant le départ du convoi. La naine et toi, vous allez encore y passer douze ou treize fois. Ça devrait être pas mal.

Douze… Douze ou treize fois ?

Cornélia sentit les griffes de la peur se refermer sur elle. C’était un cauchemar.

Elle avait échappé à la mort, puis aux flammes qui avaient rongé leur appartement de fond en comble, pour finir ligotée sur un lit à subir une telle torture ? Douze ou treize fois ? Ses yeux s’égarèrent sur le dos de sa main gauche. Entre deux phalanges, une petite plaie avait commencé à former une croûte. On aurait dit un trou d’épingle.

– Vous n’êtes que des… que des… (Elle nourrissait sa colère, fulminait comme elle le pouvait pour s’empêcher de fondre en larmes.) Pourquoi vous nous faites ça ? C’est de la torture !

– J’vais pas me répéter. Quand le chef vous a dit qu’il faudrait obéir aux ordres et vivre des trucs désagréables, c’était pas une blague. Tu l’as pris à la légère ? Tant pis. On va pas s’encombrer de deux humaines aussi faibles si vous êtes même pas capables de porter vos masques.

Cornélia cilla furieusement. Elle sentait venir les larmes. Douze ou treize fois. Douze ou treize fois.

– Dire qu’on vous a accueillis… On vous a... On vous a fait confiance… Tout ça, c’est ta faute et celle de ta maudite carte ! C’est comme ça que vous nous remerciez ?

Il haussa les épaules, avec peut-être un brin de honte – et encore, elle n’en était pas certaine.

– Le chef vous a payé un mois de loyer, non ? On était quittes avant de quitter l’appartement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0