96 -

6 minutes de lecture

– On a trois heures devant nous.

Aegeus et Aaron ne parvenaient pas à rester en place. Les deux sœurs s’étaient assises sur le lit somptueux ; il était aussi large que celui d’un roi et drapé d’un baldaquin soyeux. Elles s’étaient rarement senties aussi gênées de leur vie. Elles n’avaient rien à faire dans une chambre aussi luxueuse. Cornélia ne cessait de recoiffer nerveusement ses cheveux, tentant de discipliner toutes ses boucles désastreuses, tandis que Blanche frottait machinalement ses baskets poussiéreuses l’une contre l’autre. Les monstrueuses bêtes d’Aegeus s’étaient couchées les unes contre les autres, aussi mal à l’aise que les sœurs, et visiblement à l’étroit.

Avec autant d’aplomb que s’ils étaient chez eux, Aaron et son chef marchaient en long et en large, salissant le tapis précieux et son velours écarlate. Ils ne cessaient de parler à voix basse avec agitation. Ils vérifièrent cent fois la muselière du zonure, chassèrent un reste de nerf qui s’était coincé entre deux molaires de l’éale, et ne cessaient d’inspecter les sangles qui maintenaient les quartiers de viande sur son dos bosselé de muscles. Ce fut à ce moment-là que Cornélia remarqua plusieurs paquetages sur son flanc, ainsi que le grand coffre aux ferrures d’argent – la prison du matagot. Il avait été arrimé à son côté droit comme une vulgaire valise, et se retrouvait couvert du sang des anges.

– Et donc, vous comptez passer tout ce temps à faire les cent pas ? releva Blanche, les sourcils en accent circonflexe.

Ils ne lui prêtèrent aucune attention.

– Et les armes ? chuchota Aaron, comme s’il avait peur que les murs l’entendent.

– Je retournerai les chercher. J’les ai foutues contre le mur, à l’extérieur, cachées au pied des buissons. Le feu sera maîtrisé avant d’atteindre ce côté-là – normalement.

Perchée sur le lit à côté de Blanche, Oupyre fixait les deux hommes d’un regard inquisiteur. Elle remuait les babines d’un air indécis, comme pour évaluer la quantité de viande qu’ils représentaient. Elle bondit soudain sur le tapis dans un bruit mat.

– Ah, et ce putain de wolpertinger ! Casse-toi, saloperie ! gronda Aaron en claquant des mains tout près de ses gigantesques oreilles.

Le bruit la fit sursauter ; le garçon fut assez vif pour éviter les dents en lame de rasoir qui manquèrent de lui couper l’artère. Un peu déçue de l’avoir loupé, la hase fit une cabriole, juste pour lui montrer qu’elle ne le craignait pas. Elle n’était pas rancunière. Les sœurs la connaissaient assez bien pour décrypter toutes ses expressions.

– Laisse-la tranquille, grogna Blanche, excédée. Elle a faim.

Aaron lui jeta un regard furibond. Il sortit de sa poche un couteau à crain d’arrêt – elle se crispa – avant de consulter Aegeus des yeux. Celui-ci hocha la tête. L’adolescent alla découper une lanière de viande séchée. Il la jeta dans un coin, le plus loin possible, et le wolpertinger se jeta dessus avec bonheur.

– Si elle s’attaque à quelqu’un ici, je la tue, prévint-il.

– Si tu touches à un seul de nos animaux, c’est moi qui te tue, répliqua Blanche d’une voix égale.

Il la dévisagea bien en face, l’air froid, de la même façon qu’il évaluait Oupyre – comme pour savoir à quel instant elle allait mordre. Il avait toujours le couteau en main. Blanche ne baissa pas les yeux. Silencieuse, Cornélia pressait ses mains l’une contre l’autre, de plus en plus fort. Au moment où la tension devenait pesante, le garçon se détourna et lança vers son chef :

– Et donc, on avance le départ ?

– Il faudrait, maugréa Aegeus. Mais ça va foutre un bordel monstre. Les gars que j’ai embauchés arrivent demain. Certains viennent de loin, ils seront jamais là ce soir. Pareil pour ce petit con d’Iroël qui s’est barré au bon moment. Bordel de merde, ces crétins d’emplumés auraient pu débarquer plus tard !

– Iroël ! s’exclama Blanche en pâlissant. Qu’est-ce qu’il va penser en revenant à l’immeuble ? Il va croire qu’on est mortes ! Il faut le prévenir !

– Oh, je m’en fais pas pour ça, lâcha Aegeus avec un mépris. Il remuerait ciel et terre pour retrouver ses bestioles – je vous compte dans les bestioles en question, le prenez pas mal. Il viendra vite à l’auberge entendre ce que je peux lui dire sur le sujet, et ne t’inquiète pas : dans tous les cas, il ne ratera jamais le départ du convoi.

Greg ne cessait de courir partout en feulant, essayant de chasser les darts de son nouveau territoire, en vain. Les chats reptiliens se révélaient dix fois plus véloces que lui et se moquaient ouvertement de ses tentatives. Cornélia l’observait en silence. Elle ne parvenait pas à comprendre comment il pouvait se montrer si vif, si audacieux. Si vivant.

C’était comme si le matou n’avait pas vu leur appartement brûler entièrement. Comme s’il s’en moquait éperdument.

Ta maison est partie en fumée, Greg ! Du sol jusqu’aux combles, il ne reste plus rien.

Complètement sonnée, Cornélia ne pouvait chasser les flammes de sa mémoire. Elles dansaient encore devant ses yeux, laissant des halos jaunes partout où se posait son regard. Lui rappelant tout ce qui avait disparu dans le brasier.

C’est dans ma tête. Juste dans ma tête.

Les deux sœurs n’avaient rien de matérialistes. Pourtant, à l’idée de tous ces objets qui avaient brûlé, Cornélia avait le cœur serré. Chacun portait son lot de souvenirs. De leurs sweats Totoro à leurs jupes d’été, des photos idiotes scotchées sur le frigo aux masques achetés à Iroël, de leurs DVD préférés à leur bibliothèque remplie d’univers foisonnants, il n’y avait plus rien désormais. Rien.

Juste le contenu des sacs que Blanche avait pu sauver.

Cet appartement avait beau ne pas être à elles, il était devenu leur refuge. Les deux sœurs avaient dansé entre ses murs, sauté sur le canapé, préparé des nouilles chinoises dégoûtantes à deux heures du matin, s’étaient livrées à des batailles de petits pois, mis la musique à fond et ri à n’en plus finir devant des comédies romantiques niaises. Ce bazar hétéroclite, c’était leur tanière, celle de Greg et de Pouet, celle dans laquelle elles avaient accueilli des visiteurs d’un autre monde. Celle qui s’était transformée au fil des jours en un foyer bizarre, plein de mystère et de magie.

Les larmes aux yeux, la jeune femme caressa doucement Pouet qui, aussi mélancolique que ses maîtresses, ne cessait de quêter leur attention. Contrairement à Greg, il subissait le contrecoup de cette nuit affreuse. Cornélia le repoussa vers Blanche et, délicatement, souleva les pans de tissu qui couvraient le basilic, posé sur ses genoux. Son pauvre corps ravagé apparut à l’air libre. Il claquait du bec spasmodiquement, sans bouger. La jeune femme comprit ce que voulait dire Aegeus. Il avait déjà l’air d’un cadavre.

Elle se leva, contournant Aaron et son chef qui dissertaient toujours sur leur organisation à la noix, et gagna la salle de bains. La lumière dégringola dans la pièce, révélant une longue baignoire digne d’un spa et un carrelage de marbre noir dépourvu de toute impureté. Sur la pointe des pieds – elle n’était pas habituée à fouler un tel luxe –, Cornélia se pencha sur le lavabo, taillé dans une pierre de lave lustrée comme un diamant. Elle déposa très délicatement le basilic dans la vasque, puis lui souleva le bec d’un index tremblant. Il frissonna violemment et un pauvre cri de douleur lui échappa. Il contenait plus de souffle que de son.

– Doucement… marmonna la jeune femme en retenant sa respiration. Doucement…

L’animal souffrait le martyre. Les larmes lui revinrent aux yeux tandis qu’elle essayait vainement d’aligner son bec avec le filet d’eau. Il réussit à boire quelques gouttes, puis s’étrangla et se mit à suffoquer ; Cornélia paniqua et tenta de lui redresser le cou, mais ses doigts s’enfoncèrent dans sa chair molle, fondue par le feu. Il eut un spasme de souffrance atroce.

– Oh mon dieu, je suis désolée… je suis désolée…

Elle dut le retenir de force lorsqu’il se débattit comme un diable pour tenter de sortir de la vasque. Par où le prendre ? C’était impossible. Chacun des gestes de la jeune femme lui infligeait une douleur pire que la précédente. Il avait entièrement brûlé.

– Laisse-toi faire… Je t’en prie, laisse-toi faire, calme-toi…

Aegeus la trouva en train de pleurer, appuyée des deux mains sur le lavabo, penchée au-dessus du basilic à moitié trempé. Le volatile ne bougeait plus, épuisé. Il gisait sur la pierre noire, les pattes et les ailes en vrac.

Silencieux, l’homme aux écailles posa la main sur l’épaule de Cornélia. Sa peau avait retrouvé sa chaleur habituelle.

– Tu te mets dans un de ces états…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0