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La jeune femme se figea. Elle se retourna lentement, millimètre par millimètre, jusqu’à découvrir la petite mamie du premier étage, avec sa choucroute de boucles argentées sur la tête.

Oh non, pas elle !

Non contente de l’avoir aperçue en train de s’enfuir de façon très louche avec Aegeus dans l’après-midi, il fallait que la vieille dame lui retombe dessus le soir-même ! Impossible qu’elle n’ait pas remarqué la pauvre souris morte, en voie de décongélation, que Cornélia tenait par la queue et qui pendouillait vers le sol. C’était trop tard pour la cacher discrètement dans son dos.

– Bon… Bonsoir, répondit-elle, les muscles tendus, les yeux braqués sur la mamie.

Nous y voilà. L’instant de ma déchéance. Est-ce qu’elle va me traiter de tueuse de souris ? Ou juste porter plainte pour le vacarme de ce matin ? Il y a plein de meubles qui ont cogné contre les murs quand Greg et Aegeus se sont battus, elle a forcément entendu ça. Son appartement est juste au-dessus ! À moins qu’elle soit sourde ? Oh, mes aïeux, faites qu’elle soit sourde comme un pot.

La vieille dame s’approcha, guillerette, en hochant la tête d’un air entendu. Des rides de sourire plissaient tout son visage. Elle avait les iris très noirs pour une personne de son âge, et cette anomalie donna une impression étrange à Cornélia.

Mais qu’est-ce qu’elle veut ?

Un sourd pressentiment lui agrippa les tripes, comme une main glaciale. Elle recula. Restait-il encore une seule personne normale dans cette immeuble, ce nid de serpents ? Soudain, la jeune femme eut peur de cette petite mamie qui lui arrivait aux épaules. Elle était forcément là pour ces histoires de convoi. D’une seconde à l’autre, elle allait perdre ses rides comme Aegeus lors de leur première rencontre, puis révéler une immortelle jeune et belle. Ou pire encore… soulever son visage, comme un horrible masque mou, pour dévoiler les yeux d’acier d’Actéon.

Une goutte de sueur coula sur la nuque de Cornélia.

Mais la vieille dame se contenta de glousser.

– Oh, ne me regardez pas comme ça, moi aussi j’avais des choses à cacher, à votre âge !

Elle prit un air malicieux et Cornélia comprit que quelque chose n’allait pas. Vraiment pas.

– Ne vous inquiétez pas, je ne dirai rien ! Vous pouvez faire ce que vous voulez dans la cage d’escalier avec votre grand blond, tant que vous ne vous mettez pas sur mon paillasson !

La souris tomba par terre dans un petit bruit mou. Cornélia venait de la lâcher, mortifiée jusqu’à l’os.

– Je l’ai vu trop rapidement à mon goût, mais il avait l’air d’un sacré bel homme. Vous avez tiré le gros lot, ma fille ! À votre âge, j’aurais bien aimé avoir le même. (Nullement gênée de tenir pareils propos, la vieille dame consulta sa montre élégante.) Oh, je vous laisse, le mien m’attend depuis deux heures, il ne faut pas que je tire trop sur la corde !

Elle s’esclaffa et, sourire aux lèvres, sortit de l’immeuble d’un pas de jeune fille, enchantée à l’idée de retrouver quelque fringant fiancé.

Anéantie, Cornélia resta plusieurs minutes plantée là, devant la porte d’Aegeus, à méditer sur ce que la vieille dame avait cru voir. Et pire encore : à imaginer ce qu’elle pensait probablement entendre quand des meubles cognaient contre les murs, dans leur appartement.

Oh, non, non, je ne veux pas penser à ça. Je préférais encore l’idée d’Actéon.

Les joues en passe de prendre feu, elle claquemura cette discussion tout au fond de son esprit. Cette voisine ne savait pas dans quel genre de redoutable endroit elle vivait, et Cornélia ne se voyait vraiment pas la mettre au courant ; mais elle se promit de tout faire pour qu’Aegeus ne lui fasse jamais de mal.

Après tout, elle méritait le prix de l’imagination la plus fertile.

La planche à pain et le reptilien mangeur de chair humaine. Notre couple imaginaire a sa première fan.

Elle prit un instant pour retenir un gloussement nerveux, puis inspira à fond et leva une main pour frapper enfin. Mais son geste s’arrêta net quand elle perçut quelques mots énervés.

Après une hésitation, elle colla son oreille contre le chambranle.

Ça se disputait, là-dedans. Les voix d’Aegeus et d’Aaron ne cessaient de monter et descendre, furieuses – surtout celle d’Aegeus. Le garçon répondait par monosyllabes. Elle devina qu’il se faisait enguirlander, et royalement. Elle en oublia aussitôt la mamie.

Arrête de faire ta Blanche. Frappe à cette foutue porte, interromps-les, sauve Aaron de ce déluge de remontrances et va donner à manger à ce maudit basilic.

Mais elle s’en révéla incapable, dévorée par la curiosité.

C’était la première fois qu’Aegeus montrait du mécontentement envers l’adolescent, et elle voulait savoir pourquoi. Était-ce en lien avec le convoi ?

Tout doucement, elle appuya sur la poignée ; puis, avec une lenteur extrême, elle poussa la porte de quelques centimètres. D’un coup, les sons lui parvinrent plus clairement, les mots se mirent à danser à ses oreilles.

Si Aegeus se rend compte de ce que je fais, je suis morte.

Et peut-être au sens propre.

– Comment tu as pu leur montrer cette foutue carte ? fulminait le chef. Comment ? Ce sont des humaines !

– Justement ! se défendit Aaron d’une voix honteuse, déçu de lui-même – Cornélia en eut mal pour lui. J’ai… je me suis dit… que ça n’avait aucune importance, qu’elles sachent ou pas. J’ai pas réfléchi… Comme elles sont juste…

– Juste deux putains de gamines que les anges ont déjà dans leur viseur ! Ils les ont reliées à nous. Maintenant, s’ils mettent la main sur elles, ils apprendront notre trajet dans les moindres détails. Ils sauront tout. Y compris quelle est notre putain de destination ! Et ça, tu vois, c’était la seule chose que j’espérais réellement garder secrète.

Glacée jusqu’aux os, Cornélia ne pouvait cesser d’écouter.

– Bordel de merde ! Pas le choix.

La carte. Les explications d’Aaron, qui avait jugé les sœurs dignes de comprendre, d’entendre, de saisir un peu l’essence de leur monde si étrange. Qui s’était ouvert à elles pour la première fois.

Cette maudite carte…

Elles en savaient trop. Aegeus considérait qu’elles en savaient trop. Celui qui avait tué trois de leurs voisins sans aucun état d’âme venait de dire « Pas le choix », de ce ton très sec qu’il prenait quand il ne souffrait aucune contradiction.

Une terrible angoisse grossissait dans l’estomac de Cornélia. Elle remontait dans sa gorge, lentement, et lui laissait un mauvais goût dans la bouche.

Dites-moi que je me fais des idées.

Elle entendit des pas résonner dans le couloir, puis se rapprocher lentement.

– Va falloir se débarrasser d’elles avant de partir.

Non. Non ! C’est impossible.

Le cœur battant à tout rompre, elle fit un pas en arrière, puis un deuxième, les yeux fixés sur la porte. Sur l’homme qui était derrière.

C’est impossible. On les a accueillis chez nous. Il nous a sauvées des anges… On a même partagé un petit déjeuner hier matin, tous ensemble…

– Mais si on… hésita la voix d’Aaron.

– Si quoi ? claqua celle d’Aegeus. (Les pas s’arrêtèrent.) C’est trop risqué. Pour nous, pour le convoi, pour tout le monde. Elles savent qu’on va à Manaos, Aaron. Tu leur as dit. Tu leur as montré. Il est temps de réparer tes bêtises. Je ne laisserai pas deux primates mettre tout l’exode en péril. De toute façon, soyons honnêtes…

La porte s’ouvrit et Cornélia trébucha en reculant. Elle ne l’avait pas entendu arriver. Ses oreilles bourdonnaient trop.

– … ces deux-là n’auraient jamais pu reprendre une vie normale après ça.

Les yeux de la jeune femme tombèrent droit dans ceux d’Aegeus. Un instant désarçonné, il lâcha :

– Merde !

Cornélia fit volte-face et se mit à courir.

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