67 - Des plumes dans la nuit

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Le soir venu, les deux sœurs partirent de chez elles bille en tête, le cœur sur le point d’éclater à cause de toutes les émotions qu’Iroël y avait insufflées. Elles attrapèrent leurs manteaux et leurs écharpes, laissèrent Greg et Pouet soigneusement enfermés, contournèrent le canapé à pas de loups pour ne pas réveiller le petit chou qui y dormait profondément, épuisé par sa journée. Puis elles sortirent dans le froid. Direction l’auberge.

Elles ne savaient pas vraiment quoi dire à Aegeus, ni comment lui transmettre tout ce qu’Iroël leur avait dit, ce qu’il leur avait fait ressentir, sa détresse et ses espoirs. Elles ne savaient pas comment toucher le cœur d’Aegeus comme le garçon étranger avait touché le leur. Mais sans même avoir besoin de se concerter, elles savaient qu’elles allaient essayer, coûte que coûte, d’apaiser un peu cette haine meurtrière que l’homme aux écailles lui vouait et qu’il ne méritait pas. Iroël était un garçon malin, mais il n’avait rien de fourbe. Une fois le convoi arrivé à bon port, il mettrait fin à son chantage et rendrait son larcin à son propriétaire légitime. Tout rentrerait dans l’ordre… si Aegeus ne l’étripait pas avant. Blanche et Cornélia devaient intercéder en sa faveur. L’aînée ne se faisait guère d’illusions, mais après tout, Aegeus respectait lui aussi ces créatures que le petit chou voulait sauver à tout prix. Peut-être se ressemblaient-ils plus qu’ils ne voulaient l’admettre. Peut-être y avait-il moyen d’arrondir les angles…

C’était sans compter l’ange.

Il trouva les deux sœurs au moment où elles traversaient un passage piéton.

Si l’on avait prédit à Cornélia qu’elle en rencontrerait un, elle aurait éclaté de rire. Mais quand elle entendit un doux bruissement dans le ciel, au-dessus de leurs têtes – comme le bruit de deux ailes gigantesques –, puis qu’elle vit cette ombre immense les surplomber, la jeune femme n’eut pas envie de rire.

Et quand l’être monstrueux atterrit devant elles, la peur supplanta tout le reste.

Monstrueux, c’était le seul mot qui lui venait à l’esprit devant cette créature. À cet instant, elle prit conscience qu’elle n’avait jamais vu de véritable monstre – ni Pouet, ni Oupyre, ni aucune autre de leurs découvertes ne méritaient ce nom. L’ange, si.

Il n’était qu’un monstre voûté, bossu ; et si son corps nu s’avérait quasiment humain, la bestialité de son visage ne laissait pas de doutes sur sa nature. Il se tenait accroupi au milieu du trottoir, la peau tannée et couturée de cicatrices, les traits bruts et grossiers, à ne plus savoir s’il s’agissait d’un singe ou d’un homme. Les lèvres relevées sur une rangée de crocs pointus, il avait comme une gueule écrasée d’une oreille à l’autre et des yeux d’oiseau, ronds et noirs, vides de toute émotion. Sa silhouette trapue, au buste déformé par des muscles inhumains, occupait toute la largeur du trottoir. Ses ailes auraient pu couvrir la chaussée entière. Frémissantes, elles éclaboussaient sa peau dans des vagues de plumes d’un blanc sale, s’étendaient sur le goudron comme un océan qui venait lécher les baskets des deux sœurs.

Tétanisées, engourdies, Blanche et Cornélia regardaient cette envergure gigantesque qui menaçait de les engloutir.

La mort.

Cet être était la mort. Il sentait la viande avariée et la bête fauve. Ce fut un coup de vent qui sortit Cornélia de sa transe, en lui rabattant ces odeurs répugnantes en plein nez.

Elle eut un haut-le-cœur, attrapa le bras de sa sœur si brutalement qu’elle lui arracha un cri, avant de tourner les talons et de se mettre à courir.

« Les chiens reviendront », avait dit Aegeus. « Les archanges finiront par te trouver aussi. Tout le monde veut notre peau, mais pour toi ça va pas s’arranger. »

La réalité d’Iroël était devenue la leur. Le pire cauchemar de Cornélia venait de prendre vie sous ses yeux. Un monde inconnu d’elles cherchait à les tuer, pour des raisons qui ne les concernaient pas.

Épouvantée, elle entendit l’ange renifler bruyamment derrière elles. Il ne bougea pas, ne fit pas un geste, et cela la terrifia davantage. Car elle devinait, avec l’instinct de la proie, qu’il les laissait partir pour une bonne raison et que cette raison-là n’allait pas lui plaire.

– Les toits, souffla Blanche d’une voix terrorisée. Ils sont sur les toits… Il y en a partout…

L’aînée freina des quatre fers devant un feu rouge, avant de se rappeler que ce réflexe stupide allait peut-être les tuer. Elle fonça de nouveau sur la route déserte, entraînant sa sœur dans sa poigne de fer. Des coups d’œil rapides à droite et à gauche lui confirmèrent la situation.

Il y en a partout. Il y en a vraiment partout.

Elle n’aurait su dire quelle meute était la pire, entre les molosses d’Actéon et ces créatures au faciès hideusement humain. Les toits et les balcons grouillaient d’ailes déployées qui claquaient frénétiquement dans le silence ; les anges suivaient leur progression sans effort, sans même prendre la peine de s’envoler vraiment. Ils auraient pu occulter tout le ciel avec leurs envergures. Cornélia détalait à travers les rues, son souffle lui martelant les oreilles, bouchant ses tympans jusqu’à faire disparaître tout le reste ; Blanche la ralentissait sans parvenir à suivre son rythme. La ville était déserte, aveugle, sa peau de goudron résonnait sous leurs pas.

Personne. Il n’y avait personne, nulle voiture, aucun chien errant. Un silence anormal pesait sur les rues. Encore plus que le reste, cela la submergea de terreur.

Est-ce qu’on est encore chez nous ? Ou est-ce qu’on est passées dans cette maudite dimension parallèle, copiée sur la nôtre ?

Elle aurait donné n’importe quoi pour croiser une grand-mère promenant son caniche ou une bande de jeunes à moitié ivres. Des gens normaux, des gens comme elles qui auraient pu se retourner sur leur passage, hurler à la vue de ce qui se déplaçait sur les toits, partager leur terreur et briser leur solitude. Plus que tout, elle aurait donné n’importe quoi pour voir Aegeus débarquer à leurs côtés. Aaron. Ou Iroël.

Mais elle était seule avec sa petite sœur dans la nuit, essayant désespérément de retrouver le chemin de leur appartement tout en se répétant qu’elle ne devait pas mener ces monstres là-bas.

– Ils ne nous attaquent pas, gémit Blanche qui venait de trébucher une énième fois. Ils… Ils…

Incapable de parler, elle lâcha l’aînée et ralentit le pas, avant de mettre les mains sur ses genoux. Son souffle produisait un odieux bruit de déchirure à chaque goulée d’air ; Cornélia faillit la forcer à se remettre à courir, mais ce son-là l’en empêcha.

– C’est vrai, haleta-t-elle à son tour. Ils nous… observent…

Elle se plaça devant sa sœur, bras et jambes légèrement écartés, menton baissé, sans savoir qu’elle reproduisait exactement l’attitude de Greg lorsqu’il se sentait menacé.

Les voyant immobiles, les anges s’agitèrent de plus belle. Des grondements bestiaux s’élevèrent des toits, suivis de reniflements et de halètements, excités comme ceux d’une meute de prédateurs. Puis l’un des monstres se jeta d’un balcon.

Il déploya ses ailes démesurées d’un coup sec, freinant sa chute dans une corolle de plumes qui effleuraient les façades des deux côtés de la rue. Cornélia poussa sa sœur en arrière et serra les poings de plus belle, terrorisée et prête à en découdre, l’esprit occupé par une seule pensée.

C’est trop tard pour fuir. C’était déjà trop tard tout à l’heure.

Lorsque la créature se réceptionna sur le bitume, juste devant elle, tout partit en vrille.

– Balance-le ! Balance le chat !

Elle eut le temps d’entendre la voix d’Aegeus, puis de se convaincre qu’elle venait de sombrer dans une folie définitive, juste avant qu’un projectile poilu ne traverse son champ de vision.

C’était Greg.

Greg qui venait de planter l’intégralité de ses seize griffes dans le visage de l’ange.

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