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(Des dessins surprises vous attendent dans les commentaires :D)

Les deux sœurs hésitèrent longuement à abandonner ou non Iroël sur leur canapé en allant travailler. Le garçon dormait profondément et les cernes qui creusaient le lit de ses yeux ne donnaient pas envie de le réveiller.

Mais au final, elle envoyèrent au diable la fac et le patron de Blanche.

De toute façon, leurs vies partaient en quenouille depuis un certain temps déjà – depuis qu’un certain SDF leur avait confié un carton avec un petit monstre dedans – et plus les jours passaient, plus elles trouvaient stupide d’aller travailler le matin.

Continuer comme avant devenait une vraie gageure. Depuis plusieurs semaines, un autre monde parasitait lentement leur quotidien, et désormais, c’était comme si leur seule vie se trouvait là, entre ces murs trop étroits. L’aînée avait perdu tout intérêt à étudier, elle qui n’avait jamais vraiment été passionnée par ses cours ; quant à la cadette, elle trouvait de plus en plus bizarre d’aller s’asseoir derrière sa caisse enregistreuse sept heures par jour, alors qu’une tarasque, un basilic et un wolpertinger l’attendaient à la maison.

Tout ce qu’il y avait de fou et de merveilleux dans leur vie prenait lentement de la consistance, et en réaction, tout ce qui avait été normal avant commençait à se teinter d’une aura complètement irréaliste. Faire des courses ? Passer des examens ? Même l’idée de payer leur loyer perdait du terrain, face aux histoires d’Aegeus, de sa dimension parallèle et de son exode.

Cornélia était consciente qu’elle devait vite redresser la barre avant que Blanche ne perde son emploi déjà précaire, ou que leur quotidien ne bascule entièrement ; contrairement à leurs squatteurs indésirables, leur vraie place était là, dans le monde réel, elles ne devaient pas l’oublier. Mais ce matin-là, elle n’y parvint pas.

Alors les sœurs restèrent dans leur petit cocon de magie. Elles attendirent que le petit chou se réveille, mettant ce temps à profit pour changer les litières, laver les gamelles et essayer de faire boire le basilic, qui semblait incapable de comprendre le principe d’un bol d’eau.

Vers midi, le jeune homme remua enfin, avant de bâiller avec volupté. Blanche se précipita à son chevet. Il ouvrit ses yeux sombres et tomba dans les siens sans paraître surpris.

La première chose qu’il dit fut :

– Je peux rester ici jusqu’au départ du convoi ?

Les deux sœurs sautèrent au plafond, mais pour des raisons différentes.

C’est pas vrai, pensa Cornélia. Je rêve.

– Oui ! s’exclama Blanche. Bien sûr que oui !

Il se redressa souplement. Les plis du tissu étaient restés incrustés sur sa joue dans un entrelacs ridicule, et ses cheveux ébouriffés lui donnaient un air encore plus charmant qu’à l’accoutumée. L’aînée vit briller les yeux de sa sœur.

– Si tu veux, marmonna-t-elle, mais je te conseille plutôt de fuir ailleurs, sinon Blanche va finir par te sauter dessus. Ça risque d’être violent.

La principale intéressée resta bouche ouverte un instant ; puis, à la fois offusquée, outrée et les joues en feu, elle sauta à cloche-pied pour attraper sa pantoufle droite. Cornélia s’enfuit au pas de course, mais le projectile fut plus rapide et vint claquer durement contre sa nuque.

– Aïe !

Elle vise bien, cette obsédée, ma parole !

– Je ne te permets pas ! glapit Blanche qui se retrouvait presque aussi rouge que ladite pantoufle. Tu me… Tu me calomnies ! C’est de la calomnie !

Iroël éclata d’un grand rire. Ses dents paraissaient très blanches sur sa peau cuivrée. Cornélia n’était pas sûre qu’il ait compris les implications de ce qu’elle avait dit ; au final, c’était peut-être mieux.

– Je suis content, dit-il. Je… (Son regard devint fuyant.) Je n’aime pas la rue. Je veux plus y aller.

Cornélia repensa au chien qu’Aegeus avait attrapé juste à temps. D’autres allaient finir par les trouver aussi. Cette idée ne la quittait pas.

C’est peut-être pire pour toi d’être ici. Et pour nous aussi, tu aggraves clairement les choses.

Mais elle n’allait certainement pas le mettre dehors alors qu’Aegeus et Aaron squattaient allègrement.

Le garçon s’étira doucement, puis ouvrit son sac à dos échoué non loin. Les deux sœurs se penchèrent davantage, curieuses – et résignée, dans le cas de Cornélia – de voir quel animal il avait encore ramené.

Mais à leur grande surprise, il ne s’agissait pas d’une créature.

Il posa deux masques sur la table. Elles reconnurent immédiatement un basilic dans le bec et les plumes du premier, alors que le second, d’un blanc pur, leur évoqua une gazelle ou une antilope à la corne unique. Une licorne ?

Puis Iroël vida carrément tout le reste de son sac et Cornélia, blasée, regarda pleuvoir les déchets sur la table de leur salon.

– Tu les as ramassés par terre dans la rue, laisse-moi deviner ? dit-elle.

Il sourit.

– Oui. Ou dans les poubelles. C’est pour les masques : je dois en faire d’autres. (Il vit son regard mécontent.) Je les lave ! C’est propre.

Il agita un flacon vide devant son nez pour le lui prouver. Elle soupira.

– Tu gagnes vraiment de l’argent avec ça ? s’enquit Blanche. En les vendant cinq euros l’un ? Pour le temps que ça doit te prendre…

Il secoua la tête et un éclat malin luisit dans ses prunelles.

– Non. Pas pour l’argent. Je fais pas pour l’argent. Mais je dois faire d’autres. (Il désigna les loups qu’il leur avait fabriqués, qui trônaient toujours sur le buffet.) Eux sont trop lents. Il faut des masques plus rapides. Qui marchent plus vite.

L’avertissement d’Aegeus fusa dans l’esprit de Cornélia.

« Qu’il aille se faire foutre. Et si je peux vous donner un conseil : restez loin de lui. Et de ses masques. »

– Comment ça, qui marchent plus vite ? répéta Blanche. Ils ont un effet ? Ils font quelque chose ? Quelque chose de magique ?

Iroël sourit d’un air entendu. Soudain, il ne parut plus si innocent qu’à l’accoutumée ; la méfiance de l’aînée grandit encore.

– Je peux pas le dire, répondit-il. Tu verras quand tu les mettras. C’est une surprise.

Fascinée, la blondinette le regarda fredonner quelque chose dans sa langue, puis sortir un cutter et se mettre au travail. Cornélia mit les poings sur les hanches.

– Pourquoi Aegeus te déteste à ce point ? Tu lui as vraiment volé ce truc, là, l’orbe ?

Le garçon se figea, la lame suspendue au-dessus d’un flacon de lessive en plastique.

– Comment tu sais ?

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