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La méfiance la submergea, aussi forte qu’une vague, et tous ses muscles se tendirent.

Si elle avait appris quelque chose à son sujet, c’était bien qu’il ne cachait jamais sa présence. Il occupait leur appartement avec une assurance sans bornes, la voix claire, sans jamais chercher à se faire discret. Il était comme un phare : immanquable. Quand il entrait quelque part, on ne voyait que lui, et il se mouvait avec cette aura de chef qui, au lieu de fuir les regards, les soutient sans ciller.

Alors, pourquoi ?

Pourquoi se tenait-il ainsi au-dessus d’elle, dans le plus grand silence, depuis plusieurs secondes ?

Le souffle de Cornélia se bloqua dans ses poumons.

À cet instant, sans savoir pourquoi, elle fut sûre et certaine qu’une lame étincelante allait descendre vers sa gorge.

Ou bien préférait-il étrangler ses victimes ? Une seule de ses mains suffirait amplement à occire la jeune femme – c’était l’inconvénient d’avoir un petit cou de poulet maigrichon.

Et Blanche ? Est-ce qu’il l’a déjà… déjà…

Cette pensée lui fit l’effet d’un électrochoc. À l’instant où elle bandait ses muscles pour vendre chèrement sa peau, l’homme bougea enfin. Il attrapa un plaid sur une chaise et en recouvrit la jeune femme jusqu’au menton, avant d’en ajouter un autre par-dessus. Cornélia se tétanisa.

– Le chien ne reviendra pas, dit-il à voix basse. Ni aucun autre. T’inquiète pas. Je suis un putain de parasite, mais je protège mon nid d’adoption.

La chaleur de ses mains était si forte qu’elle embrasait sa peau à travers toutes ces couches de tissu. Une onde de gêne et de timidité envahit la jeune femme. Aegeus dut sentir ses tremblements s’arrêter net, car il s’éloigna sans mot dire et se dilua à nouveau dans les ombres de l’appartement.

***

Le lendemain, pour la première fois, ils prirent un petit-déjeuner tous ensemble.

Le petit-déjeuner le plus étrange de la vie de Cornélia.

Sur sa droite, Aaron, vif et alerte comme toujours malgré l’heure matinale – où avait-il dormi ? À l’auberge ? – se remplissait des bols de céréales sans aucune trêve et les engloutissait comme s’il n’avait pas mangé depuis trois jours ; à sa gauche, Aegeus faisait la même tête qu’un ours tout juste sorti d’hibernation, les yeux plongés dans son bol de lait. C’était la première fois que la jeune femme le voyait si peu alerte. Elle distinguait presque des cernes sur son visage toujours si lisse, et même un semblant de ride minuscule entre ses sourcils. Cela le rendait beaucoup plus humain. Il ne jeta même pas un coup d’œil vers Oupyre quand elle traversa le salon à la vitesse d’une fusée, dans un sens puis dans l’autre, dérapant sur les tapis et bondissant sur les meubles, prise d’un besoin subit de dépenser son énergie.

– Arrête de te goinfrer ! ne cessait de râler Blanche en lorgnant vers Aaron, dont l’estomac n’avait visiblement pas de fond. Ce sont nos réserves que tu dilapides !

– Qu’est-ce que tu viens me faire chier, toi ? gronda-t-il en subtilisant la pâte à tartiner. Ça coûte rien, ce genre de trucs ! (Il repoussa Greg, qui venait de plonger les babines dans son lait.) Ah, et votre clebs, là ! Con de chat !

– Rien ? se hérissa-t-elle. Tu trouves qu’on a l’air riches, c’est ça ? Tu penses que ça nous coûte rien de nourrir trente mille bestioles à notre charge, vous y compris ? Et en plus tu passes ta vie à insulter Greg !

Elle agita un couteau vers lui avec un air vengeur, et il finit par lui rendre son larcin de peur qu’elle ne le lui plante dans la gorge.

– On vous remboursera tout ça, grogna Aegeus avec un vague signe de la main. Arrête de t’exciter, la naine.

– J’espère bien ! rétorqua-t-elle en plissant ses yeux gonflés de fatigue. Vous passez votre temps à parler la nuit, à vous balader avec vos satanées cartes et à faire des messes basses partout, vous me réveillez tout le temps ! Quand je pense que je vous ai laissés rent…

Elle s’interrompit d’un coup et se plongea dans sa tasse, soudain muette. Cornélia dressa l’oreille, subitement réveillée.

– Quand tu penses que quoi ?

Mais avant que la cadette n’ait pu trouver quelque chose à répondre, quelqu’un s’assit dans leur canapé en soupirant de fatigue.

Ce quelqu’un portait un sac à dos visiblement en fin de vie, sale et élimé, et un survêtement qui avait lui aussi connu de meilleurs jours.

– Iroël ! s’exclamèrent l’intégralité des convives, sur des tons variés – l’enthousiasme de Blanche côtoyant le mépris d’Aegeus.

– Qu’est-ce que tu fais là, cabrón ? cingla l’homme aux écailles.

– Toi aussi tu arrives à rentrer comme ça ? se récria Cornélia en prenant le ciel à témoin. Mais ce n’est pas possible ! Merde alors, comment vous faites ?

Éreinté, couvert de poussière et les traits tirés, le petit chou la considéra avec étonnement.

– Rentrer ? La fenêtre est ouverte. C’est pas toi qui a laissé ouvert, dans la chambre ?

Il y eut un moment de flottement. Blanche essayait de disparaître au fond de sa tasse, sans grand succès. Sa grande sœur se tourna vers elle, le visage aussi sombre qu’un orage sur le point d’éclater, irradiant la fureur à plein nez.

Blanche… Qu’est-ce que tu as fait ?

– Quoi, t’étais pas au courant ? commenta Aaron, incrédule.

Il éclata de rire.

– Sa fenêtre est ouverte presque tout le temps ! Elle a même collé un foutu post-it qui dit un truc comme « Aegeus et Iroël, vous êtes les bienvenus, par contre l’autre malpoli reste dehors ».

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