Prologue

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Tout commença avec une plume.

Sous un ciel bleu nuit, piqueté d’étoiles, couraient un monstre redoutable et un jeune homme aux cheveux blonds.

À l’est se levait un soleil immuable, perdu dans une nappe d’or ; à l’ouest se couchait un astre identique, rougeoyant dans un océan de nuages. Leurs rayons ricochaient à l’infini sur les façades aveugles des buildings, dansant sur le béton et les carreaux brisés. Des lianes immenses colonisaient la ville, rampaient sur les bâtisses, fissurant les murs dans une éclosion de fleurs au parfum sirupeux. La végétation luxuriante se reflétait dans l’eau, translucide et couverte de pétales, qui inondait les rues.

– Attends-moi ! riait le jeune homme. Attends-moi, gros balourd !

Devant lui, le monstre virevolta sur ses six pattes d’ours, effectua un semblant de dérapage contrôlé et fit mine de l’attendre. L’eau gicla tout autour de lui quand il trépigna, projetant des éclaboussures à des mètres à la ronde.

– Te fous pas de moi ! haleta le garçon.

Habitué à ce terrain fourbe, chaussé de lourdes rangers qui en avaient vu d’autres, il bondissait au-dessus des gravats, sautait d’un roc à un autre, louvoyait entre les déchets qui dérivaient dans l’eau. Il esquiva un filet de pêche à l’abandon, puis un emballage plastique à moitié déchiqueté, avant de glisser sur une boîte de conserve vaseuse. Ses cheveux d’or coupés court miroitaient dans les feux des deux soleils.

Secouant sa crinière de lion, la bête rugit pour se moquer de lui. Elle s’ébroua sous sa carapace gigantesque, hérissée de pointes et de stalagmites acérées, avant de reprendre son galop dévastateur. Elle portait des dizaines de bonbonnes d’eau, ficelées sur son dos, qui clapotaient violemment à chacun de ses bonds.

– On doit ramener l’eau maintenant ! insista l’humain. Aegeus revient bientôt ! Il sera pas content si…

– Putain, Asmar ! tonna une voix féminine venue d’un trottoir. J’étais sèche avant que tu viennes foutre la merde !

Une jeune femme tira sur le bas de son sweat, un air dégoûté sur le visage, avant d’essorer ses cheveux trempés. Le monstre lui lança un long sourire dentelé de crocs, puis l’éclaboussa de plus belle et reprit sa fuite.

– Pardon, il a pas fait exprès, lança le garçon hilare en la dépassant à son tour.

– Tu me prends pour une aveugle ? Pourquoi ça finit toujours comme ça quand c’est vous qui allez chercher l’eau ? ronchonna-t-elle d’une voix furieuse. Ce maudit tarascon n’est qu’un…

Elle se tut soudain. Elle tendit l’oreille, et finit par lever la tête vers le ciel.

Ni le monstre, ni son maître ne virent l’expression craintive de leur collègue, bientôt changée en pure terreur. Ils se trouvaient déjà loin.


– Ho là, Asmar, espèce de danger public ! les accueillit un vieux faune sur le seuil d’un immeuble.

Il tirait sur sa cigarette, en appui sur une jambe comme le font les équidés, pour reposer l’autre qui avait le sabot durement fendu. Autour de lui, une foule hétéroclite vaquait à ses occupations. Les rires retentissaient, les insultes fusaient ; des étals de bric et de broc montraient aux yeux des passants des boîtes de lentilles, des paquets de tabac, des parts de pizza, des bouteilles d’eau minérale et des cuissots de viande déjà bien faisandés. Chacun marchandait au cœur de ce grand bazar et les billets passaient de main en main. Des créatures harnachées et muselées passaient le long de l’avenue, tenues d’une main de fer par leur propriétaire. La rue inondée clapotait au rythme de leurs pas.

Le monstre aux six pattes caracola joyeusement dans ce capharnaüm, avec l’énergie d’un chiot fou, faisant valser l’eau qu’il portait par dizaines de litres. Il s’ébroua tout entier, de sa gueule de lion jusqu’à sa queue de scorpion.

– Asmar ! s’exclama son jeune maître derrière lui. Bon dieu, arrête de faire l’idiot !

Il leva ses bras tannés par le soleil, agita ses mains gantées de mitaines en cuir noir. L’animal l’ignora royalement. Une autre créature, attachée à un réverbère par une énorme chaîne, lui lança un mugissement de bienvenue auquel il répondit d’un coup d’œil rigolard. La bête enchaînée, aussi ventrue et massive qu’un hippopotame, ouvrit son énorme gueule pleine de défenses dans une parodie de sourire. Ils échangèrent un regard. Ses petits yeux noirs croisèrent les iris rougeoyants d’Asmar, larges comme deux disques réfléchissants, incrustés d’éclats de braise.

La chimère à gueule de lion se détourna vite, rattrapée par l’humain qui lui courait après. Le jeune homme lui mit une petite tape sur la joue en guise de réprimande ; sans lui en tenir rigueur, la gigantesque bête lui lécha toute la figure.

Ce fut à cet instant que la plume tomba du ciel.

Le mastodonte enchaîné la vit en premier. D’un seul coup, il se désintéressa de la scène et regarda descendre vers lui, doucement, cette petite chose portée par le vent.

Elle se posa sur son énorme mufle avec une grande délicatesse. D’un blanc immaculé, elle était mouchetée de minuscules éclats rouges, comme les étoiles d’une constellation.

En moins d’une seconde, la bête détecta une fragrance qu’elle connaissait trop bien.

Le sang.

La plume miniature puait le sang.

Et elle portait aussi l’effluve de ce qui n’était ni tout à fait un oiseau, ni tout à fait une femme.

Tous les passants sursautèrent lorsque le monstre hippopotame se mit à ruer et à mugir, les muscles bandés ; des vagues se déployèrent autour de lui, allant s’échouer contre les pieds des étals non loin. Contaminées par sa terreur, les autres créatures s’agitèrent avec nervosité.

– La Mouche ! s’exclama le faune, qui en lâcha sa cigarette. Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Qu’est-ce qui se passe, nom de Dieu ?

Le collier de plastique qui ceignait le large cou du monstre se mit à produire des bips, stridents et réguliers. Un avertissement qu’il connaissait par cœur. Tout contre sa peau épaisse, le boîtier noir du collier vibrait doucement, prêt à produire un choc électrique s’il continuait de s’agiter ainsi.

– Ho là, la Mouche ! Calme-toi !

Le jeune homme bondit à ses côtés, bras levés dans un geste d’apaisement, les yeux fixés dans les siens.

– Du calme, mon vieux. Du calme. Sinon, tu vas te prendre un coup de jus.

L’animal connaissait cette voix par cœur. Elle l’avait apaisé à mille reprises, l’avait souvent réprimandé, s’était moquée de lui, avait compati à ses douleurs et toujours tenté d’en trouver la cause.

Mais il était trop tard pour l’écouter.

Ignorant le collier électrique qui lui perçait les tympans – il bipait de plus en plus vite –, la bête se cabra sur ses pattes courtes et banda tous ses muscles.

Dans un élan destructeur, elle se projeta en avant, arrachant la chaîne et le réverbère avec, fracturant le bloc de béton qui le fixait à l’asphalte. Elle s’enfuit au galop, dévastant les étals et renversant les passants, traînant derrière elle le lampadaire déraciné. Abasourdis, muets, le jeune homme et son monstre la regardèrent disparaître.

Ils découvrirent beaucoup trop tard ce qui l’avait effrayée. Rapides comme l’éclair, des ombres se croisèrent dans le ciel avant de fondre vers la foule.

Il y eut un grand silence ; le temps parut s’étirer dans leur sillage, comme un drap figé.

Puis une cacophonie de cris éclata d’un seul coup. D’immenses ailes se déployèrent, cachant les rayons des soleils, engloutissant l’avenue dans les ténèbres.

Statufié, le jeune homme remarqua enfin la plume blanche, tachetée de sang, qui flottait à la surface de l’eau là où s’était tenu le réverbère.

– Les harpies ! hurlèrent des voix terrifiées. Les harpies sont là !

Il releva ses yeux clairs à l’instant où Asmar s’écroulait à ses côtés. Le monstre convulsa violemment, la gorge lacérée jusqu’au poitrail. La plaie dégorgeait des flots rouges dans l’eau cristalline, teintant les pétales de fleurs qui s’y noyaient.

– Asmar… balbutia-t-il.

Les hurlements s’intensifièrent. Tandis que les harpies semaient la désolation dans l’avenue, d’autres ailes assombrirent le ciel. Toute une meute hybride, aux corps déformés et aux envergures démentielles, se déversa au-dessus de leurs têtes et se mit à tournoyer lentement.

Une nuée de vautours au-dessus d’un carnage.

– Aegeus… murmura le jeune homme entre ses lèvres asséchées. Aegeus ne le permettra pas…

Une main agrippée à son compagnon, froissant son pelage rêche, il tituba en arrière sans croire ce qui se déroulait sous ses yeux. Le sang d’Asmar clapotait contre ses bottes.

– Allez-vous-en ! hurla-t-il en levant la tête vers les prédateurs silencieux. Vous n’avez pas le droit ! Aegeus va vous…

Il ne vit pas la mort fondre sur lui. Quatre grandes serres noires, recourbées comme des crochets et bordées de plumes aussi blanches que neige, s’enfoncèrent soudain à travers sa cage thoracique. Un spasme de douleur le raidit tout entier. La créature l’empala sur le mur derrière lui, avant de s’arracher au gouffre béant de son torse. Le jeune homme glissa le long du béton, y laissant une longue trace écarlate. Il cracha quelques mots brouillons dans une giclée de sang.

– Aegeus vous tuera pour ça.

Il planta son regard haineux dans celui, vide et magnifique, de la harpie qui venait de lui ôter la vie. Le visage féminin n’était qu’un masque charmant. Dépourvu de la moindre expression.

– Il vous tuera jusqu’au dernier...

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