83 - Le secret d'Iroël

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– Qu’est-ce que tu fais ?

Gêné à l’extrême, le pauvre garçon passa d’un pied sur l’autre tandis qu’elle braquait sur lui le feu vert sombre de ses yeux. Il se figea, le souffle coupé, lorsqu’elle lui tapota le dos d’une main leste… au niveau de ses épaules.

– T’as pas quelque chose à me montrer, quelque part par ici ?

L’air affolé, il fouilla la pièce des yeux comme pour y chercher une échappatoire. Elle devina qu’il n’osait pas la planter là et sortir de la chambre.

– Alors ? insista la blondinette.

– Je vois pas ce que tu veux dire.

– Mais oui, c’est ça, répliqua-t-elle. Tu me prends pour une aveugle ? (Elle baissa d’un ton.) Hier soir, sur le toit, j’ai vu des ailes dans ton ombre.

Il lâcha un soupir, au supplice.

– C’est… c’est un secret.

– Ça tombe bien, j’adore les secrets, rétorqua-t-elle avec un sourire de chat.

Il avait beau être terriblement sexy, elle n’allait pas abdiquer si vite. Elle se mit sur la pointe des pieds et lui glissa à l’oreille, de la voix la moins discrète du monde :

–Je sais ce que tu es. (Elle laissa passer quelques secondes pour un roulement de tambour imaginaire.) Tu es un ange déchu.

– Mais non.

Elle plissa les yeux.

– Ok, alors montre-moi ton bras droit.

Un éclair d’appréhension passa dans les yeux sombres du petit chou.

– Tu as dit aux deux racailles que tu n’avais pas ton nom sur le bras, pas vrai ? Contrairement à eux. (Elle haussa les sourcils avec un air de défi.) Alors si c’est vrai, vas-y, montre-moi.

Il résistait encore, mais pas pour longtemps. Ce garçon était trop gentil pour lui refuser quelque chose, et Blanche savait comment le faire craquer. Elle prit un ton peiné :

– Iroël, je m’occupe de Pouet et des autres parce que tu nous l’as demandé. J’ai aussi perdu une oreille à cause de ton wolpertinger. Je pense que tu me dois bien ça ! Non ?

Elle baissa les yeux et joua avec une mèche de ses cheveux blonds. Elle se faisait l’effet d’une pouffiasse stupide, mais peu importait : avec un peu de chance, il allait même vouloir la consoler.

– Tu ne me fais pas confiance ?

L’air affreusement mal à l’aise, il détourna le regard. Elle soupira intérieurement. Le câlin ne serait pas pour aujourd’hui, ce garçon s’avérait encore plus gauche que Cornélia pour les gestes d’affection.

– Si. Je sais. Je suis désolé.

Il releva sa manche jusqu’au coude, ce qui la fit jubiler.

– Plus haut ! réclama-t-elle. Tu pensais vraiment m’avoir comme ça ?

Il leva les yeux au ciel – une ombre de sourire parut sur ses lèvres devant la ténacité de la jeune fille – et obéit sans un mot.

Blanche retint une exclamation. Les yeux écarquillés, elle saisit son biceps à deux mains et se pencha vers la cicatrice qui s’étirait sur sa peau cuivrée. Ce n’était pas grand-chose, juste une petite bande de peau déformée, un peu creusée et fondue par le feu, qui serait sans doute passée inaperçue aux yeux de n’importe qui. Mais après avoir vu les deux archanges, Blanche pouvait imaginer le nom étranger qui s’était tenu là, jadis, avec ses lettres incompréhensibles marquées en relief, comme imprimées au fer rouge.

– Aha ! triompha-t-elle en lui tapotant le bras. Je le savais ! Avoue que tu es un ange déchu ! Avoue-le !

Il sourit, amusé par sa réaction, un peu désarçonné aussi par son enthousiasme, comme si jamais personne n’en avait montré avant elle. Le cœur de Blanche battit plus fort devant cette fragilité discrète.

– Tout l’indique, même ton prénom, continua-t-elle comme il ne disait rien. Je serais prête à parier que dans ton dos, il y a deux cicatrices. J’ai lu trop de bouquins niais sur les anges, on me la fais pas, à moi !

Le jeune homme hésita un instant. Elle lui fit des yeux de merlan frit.

– Je ne dirai rien. C’est entre toi et moi.

– Toi ? soupira-t-il. Tu es bavarde. On dirait une pie.

– Qu’est-ce que vous avez tous à me traiter de pie ? maugréa-t-elle en mettant les mains sur les hanches. C’est faux ! Je sais parfaitement tenir ma langue. Cornélia en sait quelque chose, tu n’as qu’à aller lui demander ! Ça fait dix-huit ans que je garde ses secrets – des secrets sans aucun intérêt, mais quand même.

– Alors, promets.

Une onde d’excitation pure parcourut Blanche des pieds à la tête. Elle allait enfin voir ce qu’il cachait si bien.

– C’est promis. Tu as ma parole.


***


– Amène le basilic, marmonnait Cornélia avec agacement. Amène le basilic, qu’il dit. Monsieur ordonne et moi, j’obéis. Ben voyons.

Elle entra dans sa chambre et fusilla du regard la petite créature, recroquevillée dans son coin, qui hérissait toutes ses plumes dépareillées dans sa direction.

– J’arrive même pas à faire boire cette satanée bestiole et je suis censée la trimballer sur quinze mètres ? maugréa-t-elle. Écoute-moi bien, toi ! Oui, toi, le mini-vélociraptor traumatisé à vie, là. Arrête de défier mon autorité, parce que tu vas le sentir passer. J’en ai marre de prendre des gants avec toi.

Aaron l’avait surprise en train de se battre avec le basilic, une heure plus tôt. Elle essayait de le faire boire un peu, comme tous les jours ; et comme tous les jours, cela s’était soldé par un pugilat d’une rare violence. L’animal avait dû avaler deux gouttes, au grand maximum.

Il détestait ses geôlières et dépérissait à petit feu.

La présence de Pouet aidait à peine. Le bébé tarasque communiquait peut-être avec lui, lui assurant que ses maîtresses étaient des humaines de qualité et tout à fait dignes de confiance, mais cela ne changeait strictement rien à la situation.

« Amène-le chez le voisin d’en face » avait lâché Aaron en voyant ce désastre.

Elle s’était redressée, furieuse, une main lacérée par les griffes de la bestiole, et l’avait toisé.

« Le voisin d’en face ? Celui qui est mort ? »

Il lui avait répondu par un sourire moqueur.

« Ouais, lui. »

Au diable tous ces fous ! Elle n’était plus à ça près.

Elle réussit à maîtriser le basilic tant bien que mal, grâce à une vieille technique brevetée par Blanche quand elles avaient recueilli Greg – qui consistait à jeter une grosse couverture sur la bête, avant de se jeter sur elle pour la plaquer au sol et l’emmitoufler dedans. C’était passablement ridicule et assez sportif, mais ça fonctionnait. Elle traversa l’appartement cahin-caha, le ballot de couverture pressé contre elle, les mâchoires serrées. La créature se débattait comme un monstre et ses serres faisaient des ravages, même à travers la couverture.

C’est qu’il est lourd, ce sale gosse !

Elle s’assura d’un coup d’œil que le hall de l’immeuble était désert, puis le traversa vite pour aller frapper chez le voisin d’en face. Avec son coude, comme le reste était occupé ailleurs. À ce moment-là, le basilic lui donna un coup de pattes puissant qui l’atteignit en plein dans la mâchoire. Elle vit trente-six chandelles.

– Nom d’un chien, j’en ai marre, marre ! Je vais tuer quelqu’un !

Si tout ça est une vaste blague et que le voisin m’ouvre tranquillement, en peignoir et avec une bière à la main, je trucide Aegeus et j’empale Aaron avec sa colonne vertébrale. Ou l’inverse.

La porte s’ouvrit. Un grand sourire l’accueillit, si éclatant qu’elle en fut éblouie.

– Bienvenue dans mon humble demeure, lança Aegeus dont les yeux pétillaient de malice. Faites comme chez vous, très chère.

Elle secoua la tête pour chasser l’attirance trouble qu’elle ressentait chaque fois qu’il se trouvait un peu trop près, puis le poussa d’un coup d’épaule et pénétra dans l’antre de feu son voisin.

Deux magnifiques yeux noirs, immenses et soulignés d’un trait sombre qui les mettait en valeur, croisèrent les siens. Le souffle coupé, elle se figea un instant. Le basilic se pétrifia lui aussi, cessant enfin de la marteler de coups.

La salamandre géante – la coulobre – occupait presque toute l’entrée avec ses bourrelets, son goitre mou et sa longue queue qui rampait sur le buffet et enlaçait le porte-manteau. Cornélia la dévisagea. Le corps de la bête était toujours aussi laid et aussi pathétique avec ses membres minuscules, mais elle était éveillée. Ses yeux ne quittaient pas les siens. Ils étaient profonds et veloutés comme la nuit, et emplis d’une douceur telle que Cornélia regretta immédiatement son stupide jugement physique. Sur le front de la coulobre, posés sur ses deux cornes minuscules qui imitaient vaguement celles d’un dragon, deux oiseaux minuscules lançaient des trilles joyeuses.

– Pose le basilic, dit la voix de l’homme derrière elle. Elle a déjà compris.

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