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– Oui ?

– Euh…

– Vous voulez voir Cornélia, ou peut-être sa naine de sœur ? proposa Aegeus avec une assurance sans faille.

La jeune femme crut qu’elle allait faire une crise cardiaque. Elle se baissa à l’instant où le propriétaire tentait de glisser un œil derrière la carrure d’Aeg – qui se déplaça juste assez pour lui cacher la vue. Les autres se tenaient figés derrière elle, mis à part Aaron qui avait l’air parfaitement à son aise.

– Euh… Mesdemoiselles Echo, oui. J’ai entendu leurs voix, peut-être pourriez-vous… ?

– Non, je suis navré. Elles sont occupées. Dites donc, mon brave, vous faites payer combien pour ce taudis plein de poils de chat ?

Une crise cardiaque parut soudain trop douce à Cornélia.

Merdouille ! Mais qu’est-ce qu’il fait, cet idiot ?

Un silence s’ensuivit. Le pauvre homme hésitait à relever le mépris dont il était victime ; mais, pris dans le faisceau des iris d’Aegeus, il n’osa pas.

– Eh bien… six cent vingt. Charges comprises.

À ce moment-là, Cornélia entendit le bruit que faisaient les chats-serpents en se courant après, vers l’arrière de l’appartement. Elle croisa les doigts très fort pour que le proprio s’imagine Blanche en train de sautiller sur le plancher, et pas quatre « darts » qui appartenaient à un meurtrier et n’avaient rien à faire là.

Heureusement que les deux oiseaux, eux, étaient partis se disputer ailleurs. Leurs trilles et leurs gloussements auraient été beaucoup plus difficile à cacher…

Cornélia entendit divers sons du côté d’Aegeus. Froissements de tissu, fredonnements, bruissement de papier qu’on feuillette. Puis un grand silence.

– Eh bien ? dit la voix d’Aegeus. Prenez. Ce sont des vrais. Je suis un honnête homme, moi.

Le cœur au bord de l’explosion, la jeune femme tendit l’oreille.

Les froissements de papier retentirent à nouveau. L’homme recomptait.

Cela dura longtemps. Très longtemps.

Il devait avoir énormément de billets en main.

– Euh… Très bien, je vous remercie. Mais dites à mes locataires que…

– Oui oui, je n’y manquerai pas, trancha Aegeus en lui claquant la porte au nez.

Il revint vers eux, les mains dans les poches comme si de rien n’était, avant de s’étirer avec flegme.

– Pas de quoi fouetter un chat, franchement. Vous êtes des couilles-molles, les filles. Ce gars ne ferait pas de mal à une mouche.

Elles le dévisagèrent pendant une bonne minute.

– Est-ce que tu viens de… de payer notre loyer ? s’assura Cornélia.

– Cash ? glapit Blanche d’une voix suraigüe.

– On dirait bien.

Il se leva et alla se servir une bière – il en avait aussi acheté. Aaron souriait, moqueur face à l’ébahissement des filles, comme si son patron avait l’habitude de payer des loyers à tour de bras.

– Mais pourquoi est-ce que t’as fait un truc pareil ? insista Cornélia.

Le chef haussa les épaules.

– C’est pour le bordel qu’on a mis dans l’appart’. (Il la regarda droit dans les yeux.) Je te l’ai dit. J’essaie de rendre les choses agréables pour toi. Je suis pas à six cents euros près, après les milliers que j’ai investis dans ce fichu convoi. Alors maintenant, rampe devant moi, fais-moi un sacrifice ou deux pour me remercier, et finissons-en.

Agréables pour moi ? Tu t’appropries l’appartement, oui ! Tu ne fais que ça !

Partagée entre une reconnaissance sans bornes et un profond agacement, la jeune femme maugréa :

– Merci. Merci beaucoup. Mais pour les sacrifices, tu peux toujours courir. (Elle marqua une pause.) Mais on avait de quoi payer ! Tu n’as pas besoin de nous faire l’aumône ! Vraiment, tu… tu abuses.

– Pourquoi tu penses que mes boyards m’auraient suivi jusqu’au bout du monde ? répliqua-t-il négligemment. Je suis un bon chef. Je fais l’aumône de personne, je paie. Et rubis sur l’ongle.

Cornélia pensait déjà à ce que Blanche et elle allaient pouvoir faire de ces six cents euros qui leur restaient sur les bras. Tellement de choses. Aegeus avait beau rester un insupportable parasite, elle avait une terrible envie de lui sauter au cou. Il souriait d’un air indulgent. Son regard cristallin la rendait toute chose.

Puis elle trébucha sur le tas de mitraillettes et se remit aussitôt à grincer des dents.

– Tu es vraiment parfait, Aeg, roucoula Blanche. Tu ne veux pas rester ? Genre, rester pour toujours ? (Elle lança un bref regard vers Aaron.) Sans ton petit molosse de compagnie ?

Elle se figea soudain, porta la main à ses lèvres.

– Oh non ! hurla-t-elle, faisant sursauter tout le monde. Mon virement ! Faut que je l’annule ! Merde, merde, j’espère que c’est encore possible ! Je veux ces sous !

Elle tourna les talons et fonça dans sa chambre dans un nuage de jurons. Aegeus éclata d’un grand rire. C’était le rire le plus franc, le plus sincère que Cornélia ait entendu de sa vie.

– Vous me faites marrer, vous deux. Je regrette pas de squatter dans cette fichue piaule qui sent le chat. C’est beaucoup mieux que chez Morta.


***


– On part bientôt.

Iroël se tenait à l’entrée de la chambre de Blanche ; la porte était grande ouverte, mais il passait d’un pied sur l’autre, gêné par son irruption dans cet espace sacré.

La jeune fille plissait les yeux vers son écran d’ordinateur. Elle était occupée à chercher des informations sur le nekomata, caressant tantôt les pétales du dragon orchidée – elle le posait parfois sur son bureau car il adorait les papouilles –, et tantôt le ventre de Greg. Elle se tourna vers l’intrus. Il la fixait de ses yeux noirs et brûlants, qui lui firent monter une soudaine vague de chaleur dans le ventre.

Puis ce qu’il venait de dire lui monta au cerveau.

– Vous partez bientôt ? répéta-t-elle d’un ton déconfit. C’est vrai que vous courez partout depuis le passage éclair du proprio, ce matin… Ça y est, tout est prêt ?

Le garçon hocha la tête. Il serrait quelque chose dans ses mains brunes. Greg feula dans sa direction ; à la vue du jeune homme, une contraction résiduelle lui agita une patte arrière.

– Presque. Dans deux ou trois jours, on s’en va. (Le cœur de Blanche se serra un peu dans sa poitrine.) Alors je voulais… je voulais te donner ça.

Elle s’approcha en deux bonds, curieuse, les pensées déjà échauffées par la timidité du jeune homme.

C’est quelque chose de super romantique, j’en suis sûre.

Elle fut déçue quand il lui donna un masque.

– Je vous avais dit que je ferai des nouveaux, précisa-t-il en fuyant son regard. Alors voilà.

Blanche oublia très vite sa déception. Sans surprise, la création se révélait magnifique, avec ce petit soupçon de magie qu’il parvenait à insuffler à chacune ses œuvres. Il portait encore la chaleur des mains d’Iroël. Elle l’effleura en silence.

– Ce n’est pas la même créature que l’autre fois, murmura-t-elle.

Celle-ci avait un visage long et pointu comme celui d’une belette, couleur de miel ou d’herbe rousse, avec de grands yeux en amande. Deux oreilles rondes pointaient sur ses tempes ; des arabesques en relief, en forme de flammes ou d’éclairs tortueux, s’échappaient de ses orbites pour aller se déverser sur ses joues.

Iroël crut que c’était un reproche.

– L’autre était un qilin, lui expliqua-t-il sur un ton d’excuse. Lui, c’est un raijū. Je trouve ça te va bien.

Elle leva les yeux, charmée par son hésitation.

– Ah bon ? Lequel ?

– Les deux, dit-il. Très différents. Mais tu ressembles à eux deux.

– Et si je le mets, je vais me transformer ? Comme Greg ?

– Oui. Mais c’est pas facile. Tu vas sentir passer.

Elle se souvint des spasmes musculaires qui avaient pris possession du matou, et s’assombrit un peu.

– Ah… Mais est-ce qu’on… est-ce qu’on reste soi-même ? Greg a failli tuer Aegeus et Aaron…

Le garçon souffla avec agacement.

– Ils ont sauté sur lui. Les chats aiment pas ça. (Il porta son index à sa tempe.) Tu gardes le même esprit. Mais les sens sont pas les mêmes. Plus le masque est loin de toi, plus le changement est dur. Toi, tu es bipède. Raijū marchent sur quatre pattes. Et toi, tu sens rien, tu entends rien, comparé à eux. Ça fait beaucoup de changements.

À la fois rêveuse et impressionnée, la jeune fille se demanda un instant quelle créature il avait fabriquée pour Cornélia. Elle mourait d’envie de lui demander, mais quelque chose d’encore plus important méritait une réponse.

Ils se retrouvaient enfin seuls, tous les deux.

Elle sourit d’un air vicieux, attrapa le jeune homme par le bas de son sweat et le tira à l’intérieur de la chambre, avant de claquer la porte derrière lui.

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