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– Du caudagloboquoi ? répétèrent les deux sœurs en même temps.

Aegeus soupira sans répondre et regarda le corps de l’ange qui, mis KO par Blanche et son pavé, devait toujours voir trente-six chandelles.

– Bon, par contre, si quelqu’un vous emmerde la prochaine fois, réglez ça toutes seules, ok ? Lattez-lui la gueule comme des grandes et me forcez pas à me déplacer.

Cornélia souffla par les naseaux comme un dragon furieux. Elle tremblait encore sur ses jambes et n’en revenait pas de son culot.

– Tu te fiches de nous ? C’est à cause de vous que ces… ces anges nous sont tombés dessus ! Ils te cherchent, toi ! Ils ont parlé d’un contrat, ta tête est mise à prix.

Il haussa les sourcils, étonné de sa véhémence.

– Ça, c’est pas nouveau. Leur problème, c’est qu’ils essaient de faire pression sur des humains alors que leur tabou le leur interdit, ces cons. Faudra qu’ils soient un peu plus efficaces la prochaine fois, s’ils veulent pas se faire rétamer par un chien noir et une fillette d’un mètre vingt.

– Un mètre cinquante-six, marmonna Blanche d’un air vexé. Et c’est quoi cette histoire de tabou ? C’est ce mot qui les brûle quand ils nous font du mal ?

Il acquiesça et leur fit signe de se dépêcher.

– Ouais. Les archanges et leur meute sont soumis à leur nom divin. Leur créateur leur a interdit de s’en prendre aux humains ; ils crament jusqu’à l’os s’ils enfreignent le tabou.

Les yeux de Blanche s’agrandirent quand elle comprit que les lettres hébraïques tatouées sur leur biceps, illisibles pour elle, étaient tout simplement leur nom. Michaël. Gabriel.

– Et donc, reprit-elle de sa voix cassée, eux, ce sont des archanges, et ils règnent sur les anges, qui sont… moins évolués ?

– Régner ? se moqua Aegeus. Ils les dressent, c’est tout. Ils les font reproduire comme du bétail. C’est pas une question d’évolution. C’est la loi du plus fort, comme quand les humains mettent des singes dans des cages. Bref, venez, on se casse. Laissons cette volaille reprendre ses esprits toute seule.

Cornélia lui emboîta le pas, encore chancelante. Greg la suivit de près, collé à ses chevilles, toujours hérissé comme un oursin. L’air furieux, il surveillait la moindre ombre du toit comme si un ange ou un « chien noir » risquait d’en jaillir d’un moment à l’autre.

– Et un caudablotruc, rappela-t-elle, c’est quoi ?

– Oh, c’est un chat de la taille d’un puma. Il a une grosse boule au bout de la queue et assomme ses victimes avec.

Blasée, la jeune femme renonça à poser d’autres questions.

Avant de les suivre, Blanche laissa passer le petit chou. Elle plissa les yeux en fixant le dos de sa veste.

À propos de volaille, toi, va falloir qu’on parle.


Ils descendirent par l’escalier de secours, celui qui serpentait derrière le dos de l’immeuble, celui qu’avaient emprunté Aegeus et Iroël pour monter sur le toit – Cornélia avait été la seule idiote, dans la panique, à ne pas voir ce colosse d’acier et à malmener l’interphone pour passer par l’intérieur. Elle avait pris conscience de son existence lorsque, l’épaule douloureuse à force d’essayer de défoncer la porte d’accès condamnée, elle avait aperçu Iroël à travers la fenêtre, qui en montait les marches quatre à quatre.

Mais cela ne dit pas comment il a su que Blanche était là, et qu’elle avait besoin d’aide.

Et idem pour Aegeus, qui comme toujours avait débarqué à l’instant où elles avaient besoin de lui.

Elle le rattrapa à la tête de leur petit groupe, en descendant les marches grillagées au pas de course. Il poussa son grand corps pour lui laisser une place à ses côtés.

– Comment tu as su ? attaqua-t-elle.

Il sourit, amusé.

– Pour les anges dans la rue, ou pour les archanges ?

– Les deux.

Il secoua la tête.

– Vous faites un boucan monstrueux, vous, les primates. Surtout quand vous poussez des cris ou que vous détalez comme des lapins. (Il indiqua son oreille, percée d’anneaux et de plusieurs dents d’espèce inconnue.) Sincèrement, les filles, je pourrais vous suivre à la trace à un kilomètre de distance.

Elle se mordit la joue. Pouvait-il localiser le moindre passant dans tout le quartier ?

C’est sûr qu’en comparaison de son pas à lui, on est comme des éléphants dans un magasin de porcelaine…

– Mais eux, ils sont comme toi ? Ils nous ont déjà détectées une fois, je suppose que ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne trouvent l’appartement ! S’ils peuvent nous suivre aussi à la trace…

Elle leva la tête vers le ciel, la peur au ventre, mais il était vide. Aegeus éclata d’un rire clair.

– Eux ? En plus d’être pleutres, ce sont des piafs. Aucun flair. Ils se donnent des grands airs en vous traitant de porcs, mais ce sont juste des primates améliorés. Ils sont forts physiquement, et ils ont une meute quasi innombrable, mais c’est tout. Pour le reste, ils sont nuls en traque. Ils ont dû avoir votre signalement par Actéon… ou peut-être Morta. (Sa voix baissa.) Y a pas intérêt. Faudra que j’éclaircisse ça avec la vieille bique.

– Mais alors… ils ne nous retrouveront pas ?

Un sourire sardonique fendit le visage de l’homme.

– Grâce à ta sœur, ce cher Gabriel est dans les vapes pour un bon moment, il ne pourra pas nous suivre à l’appartement. Pour le reste, ils reviendront à la charge, c’est sûr. Surtout que j’ai tué leur frère. Ils finiront par nous retrouver, c’est juste une question de temps, mais j’serai là pour les recevoir en beauté.

Elle s’autorisa à souffler un peu. La voix calme d’Aegeus détendait doucement ses muscles crispés.

– Et Aaron ? demanda-t-elle.

– Oh, il ne devrait pas tarder. Il doit être en train de se rhabiller quelque part.

La jeune femme s’arrêta net, les yeux ronds, avant de lui courir après pour le rattraper.

– En train de se… attends, quoi ?

Un rire lui répondit.

– Il m’en voudrait de t’en dire plus, désolé ! C’est le seul boyard qu’il me reste, faut que je le ménage un peu, ce gamin.

Encore et toujours ce mot.

– Mais qu’est-ce que c’est, un boyard, à la fin ?

Que représentait exactement Aaron pour cet homme ? Parfois, ils avaient l’air de deux amis ; mais Aegeus claquait de la langue pour appeler l’adolescent, lui donnait des ordres et se faisait appeler « chef » – et ce sans la moindre désobligeance, comme si une forme d’égalité subsistait tout de même entre eux.

– Un boyard ? (Il parut sincèrement surpris de sa question.) C’est un vassal. Dans la Strate, t’es soit un chef de secteur, comme les immortels, soit un boyard à leurs ordres. En gros… un dominant, ou un dominé.

Un sourire inquiétant termina son explication, confirmant la catégorie à laquelle il appartenait.

Quelques minutes plus tard, alors qu’ils s’engageaient dans l’allée de leur immeuble, une silhouette se détacha des ombres et les rejoignit d’un pas chancelant.

Les sœurs s’arrêtèrent, saisies. Iroël jaugea la situation d’un coup d’œil, avant de s’en détourner. Aegeus ne s’arrêta même pas, déjà sur le point d’entrer.

Cornélia regarda l’adolescent venir à elles. Du sang imbibait ses vêtements, en si grande quantité qu’elle se fit violence pour ne pas reculer. Même ses cheveux luisaient d’un éclat humide et visqueux qui en disait long, encore plus noirs que la nuit. Blanche poussa un cri.

– Aaron !

Les deux filles tendirent un bras par réflexe lorsqu’il vacilla près d’elles, mais il ne fit pas un geste pour s’y appuyer. L’épuisement marquait tout son visage. Il les dépassa sans mot dire, sans daigner leur jeter un regard, et avança laborieusement dans l’allée. Elles plissèrent les yeux au même instant. Le garçon se tenait légèrement voûté, les muscles crispés, et ses pas étaient hachés comme si des élancements de douleur le traversaient tout entier.

Elles le rattrapèrent en quelques pas.

– Mon dieu, hésita Cornélia, tu veux qu’on appelle un médecin ? Il s’est passé quoi ?

Et pourquoi Aegeus ne lui prête aucune attention ? Comme si tout était… normal.

– C’est pas mon sang, grogna l’adolescent entre ses dents serrées. C’est celui des anges. Je vais bien.

Elles s’entreregardèrent.

– Tu peux t’appuyer sur moi, proposa Blanche.

– Me touche pas.

– Arrête de faire le dur, souffla-t-elle d’agacement. Ça marche pas quand on fait un mètre cinquante, ça. J’en sais quelque chose.

Il se dégagea d’un coup sec.

– Putain mais lâchez-moi la grappe ! J’ai l’habitude, ok ? Ça va.

– L’habitude de quoi ? observa Cornélia. C’est peut-être le sang des anges, mais tu marches comme un centenaire rouillé de partout.

Il secoua la tête et marcha plus vite pour leur échapper, avant de se glisser dans l’immeuble dont Aegeus lui tenait obligeamment la porte.

– J’ai sauvé vos culs et le reste aussi, lâcha-t-il derrière son épaule. Alors foutez-moi la paix, bande de sangsues !

Cornélia croisa le regard d’Aegeus en entrant. C’est à cet instant qu’elle comprit.

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