66 -

6 minutes de lecture

Aegeus ne revint pas de la journée. Iroël, cachant sa colère derrière son visage calme, travailla sur ses ouvrages pendant des heures et des heures. Il avait ramassé sa création détruite en silence, puis l’avait découpée en fragments, séparant toutes les écailles du basilic pour les réintégrer dans un autre masque. Les sœurs l’avaient regardé faire, sans un mot.

« Tes faux monstres vont juste crever la gueule ouverte. »

Cornélia le fixait alors qu’il enchaînait ses gestes si sûrs, pleins d’expérience, découpant les plastiques, les étiquettes et les bouchons selon des schémas qu’elles ne comprenaient pas. Les mots d’Aegeus tournaient en boucle dans sa tête.

« Tes putain de masques vont foutre un bordel innommable dans les vingt-quatre heures. »

Fascinée, Blanche regardait le jeune homme assembler les fragments minuscules, puis les séparer pour reformer de nouveaux motifs, encore et encore, sans jamais se lasser, comme s’il voyait déjà précisément ce qu’ils pouvaient devenir et faisait défiler toutes ces options pour choisir la meilleure. Entre ses mains abîmées naissaient des écailles luisantes, des plumes hirsutes, des cornes torsadées ou des yeux rougeoyants. Les sœurs savaient qu’il ne s’agissait que de plastique. Leurs yeux le voyaient bien. Mais leur esprit voyait tout autre chose. C’était comme si la magie prenait vie sous les doigts d’Iroël.

– Ce sont des monstres que tu fabriques, dit doucement Blanche au bout d’un long moment.

Il suspendit ses gestes. Cela ne dura qu’un instant, mais elles virent bien qu’il cherchait une échappatoire, une fausse piste à leur donner. Cornélia retint la colère qui l’envahissait lentement. Elle aurait voulu le secouer comme un prunier, faire entrer un peu de bon sens dans sa fichue cervelle.

Il avait voulu leur faire ça ! Il avait sciemment tenté de les… de les transformer à leur insu. Il avait profité de leur confiance pour leur offrir ses cadeaux empoisonnés.

Aegeus avait raison. Ce garçon n’allait pas bien. « Un danger public ». C’était en dessous de la réalité.

– Tes masques transforment les gens, ajouta la petite blonde. C’est ça, hein ?

– Non, soutint-il.

– Ah bon ? Souviens-toi que je suis médium. Je le sais. Je peux tout voir !

Cornélia leva les yeux au ciel. Les épaules du garçon s’affaissèrent.

– Tu as pas pu voir ça, dit-il d’une voix très lasse. Parce que j’ai pas encore réussi.

Il lâcha doucement son cutter, puis posa les mains sur la table, bien à plat, et les regarda comme pour y décrypter des mots invisibles. Elles étaient larges, tannées et agiles. Des mains de fermier ou d’artisan.

– Comment ça ? demanda Blanche avec précaution. Ça ne marche pas ? Les métamorphoses ?

Il secoua violemment la tête.

– Non, dit-il d’une voix rauque. J’y arrive pas. Ça marche pas. C’est trop lent. Trop lent !

Il souffla de colère et balaya toute la table d’un geste si brusque que les sœurs sursautèrent. Le cutter heurta le sol dans un claquement métallique ; tous les fragments légers s’envolèrent, écailles et plumes mêlées dans un nuage de couleurs, avant d’aller doucement se déposer sur le plancher.

– J’y arrive pas !

Il avait des larmes dans les yeux. Bouleversée par sa détresse – elle n’avait pas prévu ça – Cornélia le regarda s’essuyer les paupières avant d’enfouir son visage dans ses bras croisés. Le désespoir le faisait paraître beaucoup plus jeune.

– Basilics sont presque disparus, dit-il d’une voix étouffée par le tissu de son sweat. Wolpertingers aussi. Wyverns et dragons orchidées… Échidna dit qu’il y en a chez elle. Mais je ne crois pas. Il sont plus nulle part. Nulle part !

Les deux sœurs n’osaient pas le toucher, ni glisser un mot. Toute la colère de Cornélia s’était enfuie sans laisser aucune trace. Les yeux de Blanche brillaient d’humidité. Contaminée par les émotions qui sourdaient du jeune homme, elle les essuya frénétiquement sans parvenir à reprendre ses moyens.

– Je veux pas… marmonna le petit chou. Ils vont disparaître. Je veux pas ça. Personne veut ça, mais personne fait rien ! La Vingt-Cinquième heure va disparaître. Mais eux doivent pas. Vous comprenez ?

Cornélia n’avait jamais vu leur monde si étrange. Mais elle repensa à la coulobre d’Aegeus et ses beaux yeux noirs, à l’espièglerie des chats-serpents, aux iris pourpres de Pouet. C’était impossible. Pareilles créatures ne disparaissaient pas. Elles étaient si fortes, si réelles ! Si merveilleuses. Elles ne pouvaient s’étioler. Cornélia ne les imaginait pas s’éteindre dans l’indifférence générale, comme une quelconque espèce d’insecte inconnue de tous. Il y avait forcément des gens pour les aimer, pour se battre pour elles…

Des gens comme le garçon qu’elle avait sous les yeux.

Celui-ci releva la tête, avec une fierté qui dissimulait mal son désespoir.

– Ils disparaîtront pas. Je le permettrai pas.

Blanche se détourna immédiatement, tentant de sauvegarder le peu de dignité qu’il lui restait encore ; mais trop tard. Les prunelles d’Iroël brillaient d’un éclat humide, et la douleur bien réelle qui s’y trouvait venait de faire mouche. La jeune fille écrasa la larme minuscule qui venait de perler sous sa paupière.

– Je ferai cent masques s’il le faut, ou mille, affirma-t-il. Je les laisserai devant les portes. Je les donnerai aux gens. Je les mettrai dans les boîtes aux lettres. (Il secoua la tête avec une détermination farouche.) Nivées viennent de ce monde. Notre monde. Alors je les ramène ici. (Il désigna Pouet, en train de mâchouiller une pantoufle sur le tapis.) Quand il y aura plus la Strate… Il faudra un endroit pour elles. Un endroit où aller.

– C’est ça que tu veux faire ? laissa échapper Cornélia. Repeupler la Terre avec des cryptides ? Remplacer les humains en les transformant ? En plus de ramener ces créatures dans notre monde, tu veux les multiplier comme du pain béni ?

C’était complètement délirant. Pire, c’était d’une inconscience sans bornes. Elle glissa vers lui un regard oblique, presque effrayée par cette témérité dépourvue de bon sens qui le caractérisait.

– Les humains ont tout pris, gronda-t-il en soutenant son regard. Et depuis très longtemps. Il faut de la place pour les autres. Humains sont comme Aegeus : ils veulent tout et ils prennent tout. Mais ceux qui veulent tout méritent pas d’avoir.

Il marqua une pause.

– Je veux pas remplacer les humains. Je veux juste qu’il y ait autre chose que des humains dans le monde.

Il avait l’air triste et furieux. Furieux contre lui-même, contre elles deux, contre le monde entier. Il se figea, interdit, quand Cornélia l’attrapa par les épaules avant de le serrer contre elle.

Mais qu’est-ce que je fais ?

Elle n’aimait même pas les câlins et n’en faisait jamais. Elle cacha son expression médusée contre l’épaule du garçon, qui restait aussi raide qu’une planche, statufié par son geste. Seule Blanche n’avait pas l’air surprise.

– Iroël, je comprends… dit doucement l’aînée. Je comprends. Mais ce n’est pas la bonne solution…

– Il y a pas de solution, gronda-t-il contre elle. Pas de bonne. Je fais ce que je dois faire. Je fais avec ce que j’ai.

Elle ne répondit rien, à court de mots. Il s’apaisa un peu ; la cadette les rejoignit, à peine assez grande pour enserrer le torse d’Iroël et appuyer sa joue contre son dos. Cornélia sut qu’elles pensaient la même chose au même instant : ce garçon sentait comme Pouet. Une odeur douce, presque imperceptible. Venait-elle de son sweat… ou de lui ?

– Où partez-vous ? murmura l’aînée. Où s’en va le convoi ?

– Amérique du Sud, répondit-il doucement. Aegeus a choisi.

Elle imagina une migration de dragons et de tarasques, une longue procession d’êtres surnaturels.

– Mais… vous allez y arriver ? Les gens… ils vont…

– Aegeus prévoit tout. Il organise tout. On va le faire. Mais j’aimerais…

La jeune femme sentit quelque chose d’infime tomber sur son épaule. Une larme.

– Je voudrais… Je voudrais que les nivées arrêtent de se cacher. Qu’elles aient un endroit à elles. Mais dans la Strate, les immortels possèdent tous les autres. Et ici, les humains possèdent tous ceux qui sont pas humains…

Pour la première fois, il répondit à l’étreinte de Cornélia et la serra contre lui.

– Je veux appartenir à personne. Ni à Actéon, ni à aucun autre. Et chez vous, je suis à personne. Le tarascon non plus, le wolpertinger non plus. Ils sont comme chez eux. Ici, on est libres.

« Tu es pathétique. Tes rêves sont stupides. Je veux pas de toi dans mon convoi. »

Ce garçon n’était ni pathétique ni stupide. Il était fou à lier, mais aussi la plus belle chose que Cornélia ait croisé dans sa vie.

Il releva la tête et la regarda dans les yeux, avant de se tourner vers Blanche qui pleurnichait, collée dans son dos.

– Merci de nous offrir ça. Merci… pour la fenêtre ouverte.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0