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– Sa fenêtre est ouverte presque tout le temps ! Elle a même collé un foutu post-it qui dit un truc comme « Aegeus et Iroël, vous êtes les bienvenus, par contre l’autre malpoli reste dehors ».

Des ronds de fumée sortaient des naseaux de Cornélia. Elle se tourna d’un bloc vers Aegeus.

– Et toi, quand je t’ai posé la question, tu as fait le mystérieux ! Comme s’il s’agissait de magie, ou quelque chose du genre ! Vous êtes de mèche ou quoi ?

Il sourit et tira son bol vers lui, l’enlevant à Greg qui allait y mettre le nez.

– Je n’allais pas griller ma seule alliée dans cette baraque.

Il fit un petit signe de tête respectueux vers Blanche, dont l’énorme sourire faillit déborder de son visage.

– Mais tu es complètement inconsciente ! fulmina l’aînée. C’est pas vrai ! Comment je suis passée à côté de ça ? Comment ?

– T’entres quasiment jamais dans ma chambre, patate, répliqua la cadette en haussant les épaules. Je laisse à peine entrouvert, juste un petit interstice pour qu’on puisse l’ouvrir aussi de l’extérieur. C’est pour ça que j’ai attrapé ce fichu rhume à la noix !

Cornélia eut envie de s’arracher les cheveux un par un.

Puis d’en faire un balai et de fouetter sa sœur avec.

– Tu es folle ! Dans ta propre chambre ! Et la nuit aussi ? Merde alors ! Quelle inconsciente ! Tu te rends pas compte, ou quoi ?

Elle désigna les deux garçons tranquillement attablés, ainsi qu’Iroël qui s’était… endormi dans le canapé comme un chat roulé en boule.

– On ne les connaît même pas ! Ils auraient pu nous tuer, nous violer, ou nous…

« Ils gênaient, tes voisins. Assure-toi juste de ne pas gêner de la même manière. »

Son sang ne fit qu’un tour.

– … nous faire du mal pour s’approprier l’appartement !

– Pas besoin de vous faire du mal pour ça, glissa Aaron dans un sourire moqueur.

– Regarde-les, tes meurtriers violeurs, grommela Blanche en les désignant de la main. Terrifiants !

Cornélia faillit lui parler du sort des voisins, mais elle se retint au moment où les mots allaient jaillir de sa bouche.

Elle angoissait déjà bien assez pour deux. Aegeus se trouvait dans de bonnes dispositions envers elles deux – la jeune femme se souvenait encore de la chaleur de ses paumes sur sa couverture –, il ne fallait pas qu’elle gâche ça.

Question de survie.

Elle ravala sa colère, puis sa peur, comme deux couleuvres désagréables qui retournèrent lui plomber l’estomac.

Faire avec. Il faut juste faire avec. En attendant qu’ils s’en aillent.

Blanche était déjà retournée à son festin.

– Ils ont besoin d’aide, dit-elle. Ils ont besoin d’un QG pas trop loin de l’auberge. On peut les aider, au moins pour ça.

Aegeus plissa ses yeux cristallins et la dépiauta du regard.

– Comment tu sais ça, toi, petite fouine ?

D’un coup, la blondinette parut beaucoup moins sûre d’elle.

– C’est Iroël qui m’a dit…

Un court instant, sa grande sœur songea à clamer haut et fort que Blanche les avait espionnés. Pour que les foudres d’Aegeus s’abattent sur la cadette, pour qu’elle réalise enfin la portée de ses actes. Qu’elle se rende compte qu’elle les mettait sciemment en danger.

Mais Cornélia ne pouvait faire une chose pareille. Jusqu’où irait la colère d’Aegeus ? Il ne manquait plus que Blanche termine comme les voisins…

– Besoin d’aide ? relança-t-elle avant que la cadette ne s’enfonce. Quoi, vous n’avez pas tout ce qu’il vous faut à l’auberge ?

Aaron marmonna quelque chose. Son chef fit la même tête que s’il venait de manger des choux de Bruxelle particulièrement amers.

– L’auberge nous coûte une blinde, j’ai besoin d’investir mon fric dans des choses beaucoup plus importantes. Et Morta n’est pas fiable. On est chez elle depuis trop longtemps. La Strate est tendue, déchirée entre ceux qui veulent partir avec nous et ceux qui veulent nous en empêcher. Ces putains d’immortels veulent faire capoter le convoi, voire le bouffer. Morta a le cul entre deux chaises ; son auberge est un territoire neutre, elle n’est soumise à aucun chef de secteur, mais elle dépend d’eux pour ses clients et ses approvisionnements. Son business est en berne depuis qu’on est là, et j’parle même pas de ses relations avec Actéon et son putain de gang. Un de ces jours, elle nous livrera à tous ces pendejos pour retrouver sa tranquillité.

L’homme aux écailles se tourna vers Iroël, qui dormait comme un ange entre les plaids et les coussins, aussi profondément qu’un chien errant ayant enfin trouvé un coin chaud. Le jeune homme étreignait son sac à dos comme s’il contenait un trésor inestimable ; la jeune femme se demanda quelle étrange bestiole il pouvait bien contenir. Aegeus le fusilla du regard, avec cette haine que Cornélia avait déjà remarqué chez lui.

– De ce côté-là, le macaque avait vu juste. On tiendra pas très longtemps à l’auberge. Il nous faut un autre endroit pour préparer le convoi et planifier l’itinéraire, prévoir les provisions et toute cette putain d’organisation qui me brise déjà les burnes.

Il inclina la tête vers Cornélia, d’un air goguenard qui le rendait encore plus beau.

– Et c’est là que vous entrez en scène.

Elle avala sa salive, l’esprit fiévreux. Blanche et sa fichue fenêtre ouverte…

Malgré elle, la jeune femme lorgna vers Aegeus. À cet instant, il n’avait rien d’un terrible meurtrier ; il passait la main dans sa chevelure blonde, chassant ses dreads derrière son épaule pour ne pas qu’ils trempent dans son bol. La jeune femme faillit se dérider tant elle se reconnaissait dans ce geste. Des épis et des mèches sauvages rebiquaient tout autour du visage de l’homme, créant des éclats dorés sur sa peau pâle, échappés des perles et des breloques qui maintenaient ensemble cette énorme masse chevelue. Ç’en était presque attendrissant. Cornélia resta stupidement fascinée par une boucle, plus insolente que les autres, qui venait caresser l’angle de sa mâchoire.

Puis elle se secoua.

– Alors pourquoi ne pas nous avoir tuées ? Vous auriez l’appartement rien qu’à vous.

Il haussa les épaules. Elle retint son souffle, terrifiée à l’idée qu’elles avaient frôlé la mort. Ça n’avait tenu qu’à un fil : le bon vouloir de cet homme.

Ça ne tenait toujours qu’à un fil.

– Vous ne gênez pas vraiment, pour l’instant. (Il fit tinter sa cuillère contre son bol.) Vous nous évitez d’avoir à faire des courses. Et puis, vous êtes drôles.

Il eut l’air presque surpris de ses propres mots.

– J’vous aime bien, vous deux.

– Vous vivez déjà comme des ermites, en plus, se moqua Aaron. C’est pratique pour nous, personne viendra fouiner. Ça vous arrive de sortir, des fois ? Genre… de voir des gens ? De parler avec des gens ?

Blanche attendit qu’il porte son bol à ses lèvres, puis lui planta son coude pointu droit dans les côtes. L’adolescent se noya à moitié, recracha un jet de liquide sur la table et récolta une pluie de regards mécontents.

– Ici, on est aussi en territoire neutre ? enchaîna Cornélia d’une voix dure qu’elle ne maîtrisait pas. Ou on risque de se faire trucider à cause de vous, comme Morta ?

– Tu connais déjà la réponse, non ? sourit Aegeus.

– Le chien…

– Ici, on est dans les vingt-quatre heures. Et les vingt-quatre heures ne sont pas neutres. Elles appartiennent à tout le monde, c’est différent. Ici, c’est open-bar pour les immortels, mais t’inquiète pas, va. On gère ça, avec Aaron.

Le garçon hocha la tête d’un air solennel. Puis il s’essuya les lèvres avec sa manche en lançant un regard venimeux vers sa voisine.

– Les vingt-quatre heures ? répéta Blanche. Pourquoi vous appelez notre monde comme ça ? Encore ce rapport au temps… La Vingt-Cinquième heure, la Strate, c’est une dimension temporelle ?

Elle allait se mettre à réfléchir à voix haute, mais Aegeus la coupa tout net.

– Trop long à expliquer. Faut voir la Strate pour comprendre. Mais toi, tu la verras jamais, donc te fais pas de nœuds au cerveau.

Les yeux de Blanche scintillèrent de colère, mais Cornélia reprenait déjà :

– Mais pourquoi vous la quittez, cette fameuse Mégastructure ? C’est quoi, toutes ces histoires de convoi, d’exode ? Pourquoi… Pourquoi Iroël emmène plein de créatures avec lui, et vous aussi ? C’est quoi ces déménagements ?

Il ferma les paupières d’un air ennuyé, et elle crut qu’il ne répondrait pas. Mais il finit par dire :

– Tu te souviens du désert inondé d’eau salée ?

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