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Cornélia vit luire dans l’ombre deux disques rougeoyants qu’elle reconnut immédiatement.

Deux braises dans un écrin de nuit.

Des mois avaient passé, mais la scène était encore là, gravée à chaud dans sa mémoire.

Les chiens. La meute. Actéon. Merde, merde, merde !

Iroël roué de coups, recroquevillé dans la rue noire.

Un frisson de terreur l’électrisa toute entière et elle s’engouffra tête la première dans l’immeuble, priant pour que les portes se referment vite.

Très vite.

Sans attendre le chuintement du mécanisme, elle bondit à travers le hall, dérapa à moitié sur le carrelage glacé et se précipita chez elle. Une fois la porte claquée et le verrou fermé, elle s’y adossa un instant, la cervelle en ébullition, les nerfs à fleur de peau – littéralement. Il lui semblait que le moindre battement de cœur palpitait à travers tout son corps, jusqu’à ses tympans. À moitié assourdie, elle tendit l’oreille.

Rien.

Les jambes flageolantes, elle se traîna jusqu’à la fenêtre la plus proche et y colla son nez.

Là-bas, posté au beau milieu de l’allée, le chien la regardait.

Elle fit un bond en arrière, terrorisée. Le molosse se tenait plus immobile qu’une statue, son poitrail large moiré d’éclats de nuit. Il savait qu’elle était là. Il la voyait.

Ses yeux brûlaient dans les ténèbres.

Au bout de quelques minutes, il se leva lentement, avec ces mouvements fluides et trop parfaits, presque dépourvus de vie, qui l’avaient déjà frappée à l’époque. La meute de soldats lui revint en mémoire, plus proches des robots que des animaux de chair. Il se détourna et, d’un pas tranquille, s’éloigna dans la rue sans marquer aucune hésitation.

Cornélia ne doutait pas qu’il savait parfaitement où aller.

Et comment revenir ici ensuite, avec la meute entière.

Une main plaquée sur la bouche, elle se mit à faire les cent pas. Les pensées fusaient sous son crâne. Que faire ? Rattraper le chien ? Ridicule. Courir à l’auberge pour… quoi donc ? Pourquoi sa seule idée à cet instant précis était d’appeler Aegeus à l’aide ? Aegeus le meurtrier ! Probablement aussi redoutable qu’Actéon et sa meute. Cornélia réalisa pour la première fois à quel point sa sœur et elle se trouvaient vulnérables. Elles étaient prises entre deux feux. Piégées entre deux camps ennemis. La jeune femme avait toujours cru le mal à l’extérieur de ces murs, mais un loup était entré dans la bergerie… à leur insu.

Comment en étaient-elles arrivées là ?

À quel moment la situation s’était-elle dégradée à ce point ?

***

– T’en fais une tête, le cure-dent. T’as vu un fantôme ?

Aegeus la trouva recroquevillée sur le canapé, les yeux dans le vague, pâle comme un linge. Elle n’aurait su dire s’il s’était écoulé dix minutes ou une heure. Blanche dormait depuis longtemps, Pouet et le basilic aussi ; Aaron était aux abonnés absents depuis le matin et, pour une fois, elle aurait aimé qu’il soit là. Tant aimé qu’il soit là. Elle était seule dans ce salon muet, avec une pauvre lampe dans le noir, et elle ne s’était jamais sentie si impuissante.

Peut-être Aegeus avait-il réellement tué leurs voisins, mais à cet instant, cela lui importait peu. Elle se raccrocha à sa présence comme à une bouée.

– Le chien, parvint-elle à dire.

À sa grande surprise, il tendit l’oreille et lui épargna ses piques sempiternelles.

– Un chien ? Tu as vu un chien ?

La jeune fille leva les yeux vers lui. Ce qu’il y vit ne dut pas lui plaire, car ses traits se durcirent.

– Actéon. La meute… (Elle désigna la fenêtre, derrière laquelle brillaient les lampadaires.) Il y en avait un. Juste là.

– Ok. Il t’a vue ?

Il ne paraissait pas surpris.

– Oh que oui, murmura-t-elle.

– Il a vu qui d’autre ? Aaron ? Le tarascon ? Ou le wolpertinger ?

Ses questions étaient précises, rapides et calmes. Rien de nouveau pour lui. Cornélia se rendit compte qu’elle respirait mieux depuis qu’il était là.

Mon dieu, faites qu’il nous protège. Faites qu’il gère ça pour nous.

Elle ne voulait pas revoir cette maudite meute. Jamais.

– Je ne sais pas… Je ne crois pas. J’étais seule. C’est à cause d’Aaron et toi, pas vrai ? Ou d’Iroël ? Il n’est pas ici, mais vous oui. Elle vous cherche ?

Aegeus ne répondit pas ; il enfilait déjà sa veste, celle qui gardait les traces de sang de sa mutilation.

– C’était il y a combien de temps ? demanda-t-il.

– Euh… Je ne sais pas… Pas si longtemps…

– Ok. Je t’emprunte le tarascon, il a du flair. À nous deux, on devrait trouver ce salopard de clebs avant qu’il rentre chez maman.

Il fila dans le couloir, ouvrit la chambre de Cornélia à la volée – elle entendit le basilic s’agiter, apeuré – et repassa dans l’autre sens avec Pouet sur les épaules. Avant de sortir, l’homme lui jeta un œil indulgent.

– T’as vraiment une tête à faire peur.

– Tu as… tu as… balbutia-t-elle. Tu as vraiment tué les voisins ?

Il sourit.

– Bien sûr que oui. Ils sont en cours de digestion à l’heure qu’il est.

Elle baissa les yeux vers son ventre sans y croire, mais il éclata de rire.

– Pas chez moi. Mais mes bêtes en ont profité, elles.

Puis il sortit dans la pénombre et claqua la porte derrière lui, emportant Pouet tout ensommeillé.


***

Il resta longtemps absent. Presque deux heures s’écoulèrent ; Cornélia avait tiré le canapé devant la fenêtre et, à force de la fixer avec crainte et d’imaginer des scénarios plus terribles les uns que les autres, avait fini par glisser dans un sommeil agité.

C’est ainsi qu’Aegeus la trouva lorsqu’il revint enfin : assise en vrac, un coussin serré contre elle, la tête renversée dans une position douloureuse et sur le point de baver dans le vide.

– Hé, réveille-toi.

Il lui toucha l’épaule ; elle fit un bond gigantesque qui le fit sursauter, puis s’essuya la bouche d’un geste et leva des yeux hantés vers lui.

– Alors ?

Rendue nauséeuse par son horrible sieste, elle le scruta. Pouet se tenait sur les épaules de l’homme, debout, ses quatre pattes de devant posées sur les dreads blonds. L’image d’un petit garçon posté sur les épaules de son père s’imposa à elle. Elle tendit les bras pour le récupérer, et le serra contre elle sitôt qu’Aegeus le lui donna.

– Le chien ? s’inquiéta-t-elle d’une voix blanche.

– C’est réglé. Personne viendra nous emmerder. Le gamin s’est montré efficace. Bien joué, petit.

Les iris cramoisis de Pouet scintillèrent de plus belle ; il lécha le nez de Cornélia et frotta ses moustaches contre sa joue.

– Il est où ? insista-t-elle. Tu l’as…

L’homme sourit.

– À l’auberge.

– Les autres chiens ne vont pas le trouver ? Comme lui nous a trouvés ? Si leur flair est si puissant…

– Relax. Il y a trop de nivées à l’auberge, trop d’odeurs pour leur foutue truffe. Et ils n’ont pas le droit de fouiner dans l’hôtel, juste d’utiliser le passage. Morta déteste les chiens. Surtout ceux d’Actéon.

Il sortit un téléphone de sa poche, un smartphone dernier cri, et le porta à son oreille en se détournant d’elle. Cornélia l’observa avec stupeur, aussi abasourdie que si elle avait vu un dinosaure se promener avec des écouteurs. Le bip d’un répondeur retentit. Aegeus soupira exagérément, puis se racla la gorge.

– Ouais, allô… c’est moi. J’aurais aimé t’avoir en personne, mais on fera avec. Écoute-moi bien, la vieille. J’ai chopé un de tes clebs.

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