2 -

6 minutes de lecture

De loin, on aurait pu croire aux restes d‘un monstre mangeur de déchets ; mais dès lors que l‘on s‘approchait de quelques pas – ou que l‘on chaussait ses lunettes, dans le cas des deux sœurs –, on distinguait toute la délicatesse et la poésie de ces étranges objets. Découpés dans de simples plastiques alimentaires, taillés et ravaudés selon des schémas aussi magiques qu‘imaginatifs, chacune de ces merveilles singeait le visage d‘un animal. La maestria de l‘artiste avait transformé ces rebuts inexploitables en merveilleux loups de carnaval.

En premier venait l’aigle, le favori de Blanche. C’était un assemblage de fragments scintillants, sans doute issus de bouteilles émeraude – ces suppôts de Satan qui contenaient en général de l’eau gazeuse affreusement amère. Chacune de ses plumes avait été coupée avec soin, puis collée aux côtés d‘une myriade d‘autres, qui recouvraient sa figure altière comme une vague pleine de reflets verdoyants. Au-dessus du bec crochu, les deux fausses orbites évidées attendaient patiemment qu‘un regard humain vînt leur donner vie.

Près du rapace veillait le renard, un ouvrage encore plus somptueux irradié d‘une teinte orangée vive et miroitante. Son long museau à l‘incurvation élégante était constitué de dizaines de lanières de plastique entrelacées, du jaune le plus vif au rose le plus délicat, taillées dans des flacons de douche. Quand on s’en éloignait, ce camaïeu de couleurs chaudes se fondait en une harmonie parfaite. Aux côtés du renard se tenait le chat, composé de dizaines de fragments qui s‘imbriquaient en de délicates tigrures félines, du noir le plus charbonneux au gris perle le plus élégant ; de fausses vibrisses issues de pailles blanches hérissaient ses babines.

Puis venaient successivement le paon, le loup, le lion, tous éclatants de couleurs et de beauté dans leurs mosaïques de plastique étincelantes. La série s‘achevait par le lapin, sans aucun doute le favori de Cornélia. Son pelage d‘un blanc pur était une marquèterie d‘éclats coupés dans des assiettes jetables, surmonté de deux longues oreilles joliment incurvées. Deux larmes d‘or aux chatoiements froissés – papiers de chocolats de Noël – sinuaient sur ses joues, reliant ses grands yeux vides à son petit nez discret.

– C‘est quand même magnifique, soupirèrent les deux sœurs à l‘unisson.

Comme souvent, leurs pensées avaient suivi exactement le même chemin.

Le petit chou vendait ses masques pour une véritable misère. À partir de quelques déchets, l‘unique matière première qui ne lui coûtait pas un centime, il concevait ses créations à la force du poignet, d‘une petite lame et d‘un peu de colle. La beauté de ses oeuvres avait littéralement hérissé tous les poils de Cornélia la première fois qu‘elle l‘avait vu, lui, cette espèce de grand adolescent basané recroquevillé sous un porche, sculpter les dernières plumes de l‘aigle en quelques coups de cutter précis.

La scène avait eu lieu au moins trois ou quatre semaines auparavant, mais chacun de ses détails était encore gravé dans son esprit.

Ce jour-là, elle s‘était arrêtée net. Hypnotisée par les gestes si sûrs de l‘artiste, elle avait soudain oublié le cours de huit heures trente ainsi que le bus qui venait de démarrer à cinq mètres de là, lui promettant un bon petit sprint pour commencer la journée.

Elle l‘avait regardé.

Il l‘avait regardée.

Le cutter s‘était doucement arrêté de glisser.

Sans lâcher son ouvrage, l‘homme avait désigné en silence le masque du chat, déjà terminé. Il scintillait à côté de ses genoux sales, non loin d‘un tas de lambeaux vert bouteille qui s‘effeuillait sur le sol.

À cet instant, avant même de s‘extasier sur cet autre chef d‘œuvre, une pensée d‘une stupidité sans bornes avait traversé l‘esprit de la jeune fille. En short en plein hiver ? Par dix degrés ? Il a pas froid, ce zinzin ?

Ce n‘était qu‘après qu‘elle avait remarqué le sac de couchage soigneusement plié derrière lui, le grand carton posé dessous et les deux boîtes de conserve tristement abandonnées non loin.

Une gêne immense l‘avait envahie.

– Vous voulez ? avait-il demandé simplement, avec un nouveau geste du menton vers le masque félin.

Celui-ci miroitait comme un bijou dans son écrin. Un écrin de goudron d‘une telle laideur et d‘une telle tristesse que Cornélia, dont le cœur battait déjà pour cet art si étrange, avait réalisé qu‘elle ne pouvait le laisser ici.

Elle s‘était raclée la gorge pour réussir à en faire jaillir quelques mots, de sa voix basse et timide.

– Vous les… euh… vendez ?

Ses yeux fascinés ne cessaient d’aller et venir entre le masque de plastique et les yeux sombres du jeune homme.

– Oui, oui ! avait-il répondu en éclatant d‘un grand rire heureux. Vous voulez ?

Il avait saisi l‘objet d‘un geste simple et brutal, le geste de l‘artisan qui n‘a pas peur de prendre son travail à pleines mains, là où Cornélia se serait raidie d‘angoisse à l‘idée d‘abîmer le moindre fragment de la sculpture. Puis il le lui avait tendu, comme ça, sans chichis ni manières et avait attendu qu‘elle ose le toucher à son tour.

– Combien ?

Elle avait pensé à un certain prix, peut-être cinquante, peut-être cent, peut-être plus, pour ces objets déjà inestimables dans son esprit, qui avaient dû demander des dizaines d‘heures de travail.

– Cinq euros, avait-il prononcé dans un sourire éclatant. Cinq euros !

D‘abord, l‘absurdité de ces deux mots avaient failli la faire éclater de rire, puis elle avait vu la fierté dans ses yeux. Le cœur de la jeune femme était soudain tombé comme une pierre entre ses côtes. Cet homme dégageait tant d‘espoir à l‘idée de gagner quelques pièces. Une boule de tristesse l‘avait envahie à cette pensée. Par réflexe, elle avait réfléchi en termes d‘art et de travail, mais lui n‘était pas de ce monde-là. Jour après jour, il ne faisait que s‘user les mains dans le froid afin de survivre un peu plus longtemps.

Muette, elle avait sorti son portefeuille et en avait tiré les deux billets de dix qui y traînaient encore – les derniers du mois. La surprise presque paniquée qui avait envahi les prunelles du bonhomme l‘avait convaincue qu‘elle faisait le bon choix.

– Je suis désolée, ça mérite bien plus… Je veux dire, votre travail… Vraiment, c‘est… sublime.

Il avait hésité avant de prendre les feuillets roses dans ses doigts bruns. Lui avait presque demandé confirmation, en silence. Elle avait opiné de plus belle et les lui avait limite fourrés dans la main.

– Vraiment, vraiment, cinq euros… c‘est… c‘est trop peu… avait-elle ajouté lamentablement.

Elle aurait voulu le secouer comme un prunier et lui hurler dans l‘oreille : Vous êtes fou à lier, mon bonhomme ! Fou, vous dis-je ! CINQ EUROS. CINQ EUROS ! Au nom du Ciel ! Quand je pense que des tableaux nommés „point bleu sur fond blanc“ sont exposés en galeries et vendus des milliers, voire des millions, et vous, vous vendez vos machins pour des clopinettes pareilles ! Mais réveillez-vous !

Mais comme toujours, elle n‘avait pas osé dire ce que la Cornélia sauvage rugissait sous son crâne, et s‘était contentée de sourire bêtement en continuant de débiter des mondanités.

– Merci, s‘était-il incliné (littéralement). Merci, mademoiselle.

Les joues brûlantes, elle avait soudain vu du coin de l‘œil le deuxième bus de l‘heure, qui venait d‘arrêter sa lourde masse crachotante sur l‘arrêt non loin.

Putain de merde, le cours ! La fac ! Merde, merde ! Celui-là, faut pas que je le rate !

Mais de l‘autre coin de l‘œil, elle voyait les orteils nus du mec basané et surtout le masque vert bouteille, encore inachevé, qui scintillait sous un rayon de soleil.

– Euh, et celui-ci ?

Il avait suivi son doigt pointé vers l‘aigle émeraude et avait souri de plaisir, plissant ses yeux sombres.

– Vous voulez aussi ?

Elle avait trépigné.

Plus de sous.

Plus de temps.

Pas raisonnable.

Mais quand même…

– Je repasserai ! avait-elle braillé, avant de se mettre à courir après le bus qui venait de l‘abandonner à son triste sort. Je vous le prendrai quand il sera fini ! Promis !

Il l‘avait regardée disparaître au coin de l‘avenue, ridicule avec ses longs cheveux hirsutes qui s‘emmêlaient au vent et ses talons compensés qui ripaient sur les plaques d‘égout, puis s‘était remis au travail en sifflotant.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0